Interview de Christian Harbulot par Sébastien Julian, Rédacteur en chef adjoint – Climat & transitions du magazine L’EXPRESS
Christian Harbulot dirige l’école de guerre économique, un établissement appartenant au groupe d’édition espagnol Planeta qui forme environ 400 étudiants par an et dont environ 10% travaillent pour les services de renseignement et de sécurité français. Dans un rapport récent, ce spécialiste de la guerre cognitive, un procédé légal fondé sur l’art de la rhétorique et la production de connaissances, épingle l’Allemagne dont plusieurs fondations oeuvreraient, de manière indirecte, pour déstabiliser la filière nucléaire française. Entretien.
L’Express. Pourquoi avez-vous décidé de produire un tel rapport sur un pays ami ?
Christian Harbulot. Il s’agit en fait du second rapport sur le sujet. Le premier volet, nous l’avons produit avant le discours de Belfort, c’est-à-dire avant que ne soit relancé le débat sur le nucléaire en France. A l’époque, nous pensions déjà qu’il manquait une grille de lecture pour expliquer comment l’Allemagne s’était positionnée dans le domaine de l’énergie et pour comprendre pourquoi à travers ses décisions et parfois ses contradictions, elle en arrivait finalement à affaiblir la France sur le terrain du nucléaire.
Je précise que nous nous sommes auto-missionnés pour effectuer ce travail. Nous n’avons donc pas été “activés” par un ministère quelconque de l’administration française. Pourquoi, après un premier rapport, avons-nous décidé de remettre le couvert ? Un fait divers a servi de déclencheur. Lors d’un événement rassemblant l’ensemble de l’écosystème défense, certains de nos étudiants ont été approchés de manière agressive par deux représentants de la fondation politique allemande Heinrich Boll. Ces deux personnes cherchaient visiblement à dénigrer l’utilisation du nucléaire dans l’armée. Cet événement nous a poussé à en savoir plus. Pourquoi cette fondation agissait-elle de la sorte ? Quel rôle jouait-elle en France ?
A-t-il été difficile de mener l’enquête ?
Nous avons mis environ un an pour finaliser ce deuxième rapport. Pour une raison très simple : il s’agit d’un sujet tabou. Il ne faut pas en parler parce que cela affaiblit l’Europe, nous a-t-on rétorqué. En attendant, puisque les pratiques dont nous parlons dans le document ne sont pas dénoncées publiquement, nous nous trouvons dans un système totalement inégal. D’un côté les Allemands nous attaquent de manière indirecte par des structures de société civile et notamment les fondations. En face, la France encaisse et ne dit pas grand-chose. De notre point de vue, il fallait rééquilibrer un petit peu les choses.
Comment les fondations font-elles pour affaiblir le nucléaire français ?
Elles sont principalement deux à le faire de manière indirecte, via la rédaction de documents au narratif antinucléaire, l’orientation des élites par le biais de formations (bourses doctorales, masterclass…) et de conseils à l’étranger (visites et rencontres de responsables politiques…), l’alliance avec certaines ONG ou partis écologistes. Ce travail d’influence bénéficie de moyens financiers en hausse. La dotation générale consacrée à l’ensemble des fondations politiques par le Bundestag ne cesse d’augmenter : 295 millions d’euros en 2000, 466 millions en 2014, et 690 millions pour l’année 2013 ! Comme nous l’expliquons dans le rapport, l’Allemagne fait tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas laisser l’industrie française jouir d’une énergie bon marché et profiter ainsi d’un avantage compétitif important. Elle agit bien entendu au niveau européen en occupant des postes clé dans différentes institutions. Mais avec des fondations comme Heinrich Böll, qui bénéficie d’une adresse à Paris, le travail de sape s’effectue également sur le sol français.
Quelle est la fondation la plus agressive de votre point de vue ?
Rosa Luxembourg se montre plus virulente dans son travail, que la fondation Heinrich Boll. Elle a publié début 2023 un rapport sur l’uranium. Celui-ci se targue d’aborder le sujet de manière globale mais il cible en fait la France sur les modalités d’exploitation de l’uranium par Orano mais aussi sur la question du Niger en surfant sur un sentiment anti-français très présent dans la région.
Quelle est la réaction de la France face à ces tentatives de déstabilisation ?
Sur le terrain diplomatique classique, on voit que la France fait davantage valoir ses positions auprès des autres pays de l’Union. Cependant, sur le terrain de l’influence indirecte, je ne suis pas certain que nous mettions en place les mêmes contre-feux. Sous la présidence d’Emmanuel Macron, une soixantaine de personnes ont été engagées pour travailler sur les phénomènes d’influence. Mais cette structure travaille essentiellement pour contrer la Russie suite notamment aux manipulations qui ont pu avoir lieu lors des dernières élections présidentielles. Lorsqu’on demande à ces experts s’ils travaillent concrètement sur d’autres terrains, ils répondent par la négative. En fait, en dehors de la Russie et un peu de la Chine, c’est comme s’il ne se passait rien. Et pour cause : influencer par la connaissance, ce n’est pas de la désinformation. Il n’y a donc pas de raison de considérer qu’il y ait une menace au plus haut sommet de l’État et donc de mobiliser le secrétariat général de la sécurité de défense nationale ou les services de renseignement. Or il s’agit bien sûr une erreur.
Lors de la commission parlementaire sur la perte d’indépendance énergétique de la France, l’ancien patron d’EDF Henri Proglio a été l’une des seules personnes auditionnées à critiquer ouvertement l’Allemagne. Le regrettez-vous ?
C’est effectivement l’un des angles morts de cette commission. Mais celle-ci a montré que le ministère de la transition écologique a tenu des positions très éloignées d’une relance de l’activité nucléaire que ce soit sous la Présidence de François Hollande, celle de Nicolas Sarkozy ou lors du premier mandat d’Emmanuel Macron. Au sein même du CEA, des personnes occupant des postes clés étaient clairement anti-nucléaire. J’y vois le résultat de ces musiques d’influence indirecte visant la désorganisation de notre système qui aurait dû se mobiliser pour défendre la pertinence de l’industrie nucléaire mais qui ne l’a pas fait. A notre décharge, trouver une parade n’est pas facile. Notre rapport préconise la création d’une mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives des fondations politiques étrangères. Construit sur le modèle de la miviludes dont l’objet est de lutter contre les dérives sectaires, cet organisme permettrait de sensibiliser le grand public et de limiter l’impact des actions menées à l’encontre de la France. C’est une proposition modeste mais sans doute un bon début.