Par Ali Laïdi , chercheur à l’Ecole de pensée sur la guerre économique (EPGE)
« L’esprit doit triompher si nous voulons sauver la chair. » Ces mots du général Douglas MacArthur prononcés lors de la capitulation japonaise en 1945 résonnent fortement quatre-vingts ans plus tard. MacArthur fait référence aux millions de personnes, militaires et civiles, tombées lors de la Seconde guerre mondiale. Il pense en particulier aux dizaines de milliers de victimes des deux bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki qui inaugurent une nouvelle ère de la guerre. A l’heure où le président russe brandit la menace de l’arme nucléaire, nos dirigeants se montrent-ils à la hauteur ?
On peut en douter tant la confusion et la perte de repères guident leurs décisions. Depuis trois décennies, nos élites ne savent plus sur quel pied danser. Elles sont aveuglées par deux grands récits qui dominent depuis la chute du Mur de Berlin et qui s’avèrent partiellement ou entièrement faux. Ces récits ont très mal orienté les grandes décisions géopolitiques et géoéconomiques de l’Occident, infligé des dégâts parfois irréparables au reste de l’humanité. Il s’agit de la fin de l’Histoire et du choc des civilisations qui ont débouché sur des erreurs tragiques que nous n’avons pas fini de payer : deuxième guerre du Golfe en 2003 ; impréparation de l’Occident face aux prétentions hégémoniques chinoises, politique du « deux poids, deux mesures » en Ukraine et au Moyen-Orient…
Le premier récit est porté par le politologue américain Francis Fukuyama. En 1989, l’Ouest triomphe sur l’Est ; la Mecque du communisme s’éteint à Moscou et les démocraties poussent comme des pâquerettes au printemps. Or, nous dit le professeur Fukuyama, les démocraties ne se font pas la guerre. Clap de fin sur l’Histoire. Une vision optimiste qui se brise sur la réalité. La seule fin à laquelle on assiste, c’est celle de la lutte idéologique entre capitalisme et communisme. Pour le reste, c’est tout le contraire qui se produit : loin de s’arrêter, l’Histoire reprend son cours. Stimulée par son carburant habituel -la concurrence économique et la compétition géopolitique-, l’Histoire brise le glacis idéologique dans lequel elle était enfermée depuis 1945.
L’hyperpuissance américaine célèbre sa gloire, se présente comme « la seule nation indispensable » et fait l’apologie d’une mondialisation heureuse. Mais y croit-elle vraiment ? Son administration se met en ordre de bataille pour affronter l’hyper-concurrence qui s’annonce. En 1993, Warren Christopher, secrétaire d’Etat déclare devant le Congrès : « La sécurité économique américaine doit être élevée au rang de première priorité de la politique étrangère américaine (…). Il faut promouvoir la sécurité économique américaine en lui accordant autant d’énergie et de ressources qu’il en a fallu pour la Guerre froide. » De la lutte contre le communisme à la bataille économique mondiale, le basculement stratégique est opéré en un tour de main dès le début des années 90.
Vérité en Amérique, erreur au-delà : les élites européennes « achètent » la vision de la fin de l’Histoire mais refusent de voir le réarmement économique de leur allié américain. Naïf, le Vieux Continent pense que son modèle vertueux suffit à bâtir sa puissance. Pardon, son statut, car aujourd’hui encore, la puissance reste un gros mot à Bruxelles. Hélas, l’Europe des Bisounours se trompe lourdement. Dans ce monde post-1989, même les démocraties ne respectent pas toujours les règles de la concurrence pure et parfaite. Un mythe évidemment auquel ne croient que des Européens plus royalistes que le roi en matière libéral.
Car la pensée stratégique des élites européennes date du « doux commerce » de Montesquieu : plus les peuples commercent entre eux, moins ils se font la guerre. C’est vrai mais pas entièrement. Dans « De l’esprit des lois », le baron de la Brède dénonce l’excès de richesses qui détruit l’esprit du commerce et entraine le désordre du monde.
Autre blocage conceptuel qui remonte à la fin du XVIIIème siècle : la définition du marché. Les Européens en sont restés à celle d’Adam Smith pour qui le marché est la rencontre d’un acheteur et d’un vendeur, lesquels possèdent le même niveau d’information. Une conception à jeter aux oubliettes de l’Histoire selon les Anglosaxons et leurs penseurs néolibéraux qui, depuis les années 1950, présentent le marché comme l’exact opposé. Il n’est pas seulement le lieu de l’échange mais aussi de la concurrence et de l’opacité. Celui qui possède la meilleure information remporte la mise. D’où le caractère polémologique du marché qui échappe totalement à la Commission européenne. Durant ces dernières décennies, Bruxelles a été obsédée par la signature de traités de libre-échange, le Graal selon les haut-fonctionnaires de la DG Commerce qui confondent moyens et objectifs. A présent, l’Europe constate qu’elle a ouvert ses marchés aux quatre vents, pendant que ses concurrents (Etats-Unis, Japon, Chine…) les fermaient. Un constat d’autant plus amer qu’elle ne dispose d’aucune stratégie pour s’adapter à cette brutale réalité. Elle n’est pas la seule. Même l’Amérique regrette d’avoir délaissé sa sécurité nationale au profit d’un libre marché qui a largement profité à son concurrent chinois. La faute à des élites qui ont cru que la proposition de Fukuyama rendait l’histoire obsolète et faisait d’elle une science morte, les privant ainsi d’une vision stratégique que seule la discipline d’Hérodote peut nourrir.
Le second récit ayant entraîné l’Occident sur de mauvais chemins est celui du choc des civilisations promu au mitan des années 1990 par le politologue américain Samuel Huntington. En résumé : les futurs conflits seront essentiellement d’ordre culturel et de moins en moins d’ordre idéologique et économique. L’auteur divise l’humanité en neuf civilisations (hindoue, japonaise, sinisante, africaine, islamique, occidentale…) et considère que les guerres les plus sérieuses auront lieu entre les sphères occidentale et islamique. A la suite des attentats du 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis, cette analyse conduit Washington a mené deux conflits, en Afghanistan où était réfugié l’organisateur de ces attaques, puis en Irak sur la base d’un complot ourdi par l’administration de G. W. Bush visant à accuser Bagdad de posséder des armes de destruction massive.
Or, ces deux guerres ont fait des centaines de milliers de victimes, déstabilisé des pays et des régions entières, laminé la crédibilité américaine (pour ne pas dire son âme) sans pour autant éliminer le terrorisme. Oussama Ben Laden, le chef d’Al-Qaïda espérait soulever les masses musulmanes, il a échoué. En revanche, se doutait-il qu’il allait épuiser l’Amérique au point de la voir se retirer pitoyablement d’Afghanistan en août 2021, rappelant le départ précipité des GI’s lors de la chute de Saigon en 1975 ? Ces images de l’US Army fuyant Kaboul ont-elles convaincu Vladimir Poutine qu’il pouvait passer à l’action en Ukraine quelques mois plus tard sans craindre une réaction de l’OTAN ?
Aujourd’hui et contrairement aux prévisions de Samuel Huntington, la principale et vitale menace qui pèse sur l’Occident n’est pas au Sud mais à l’Est. L’affrontement oppose la civilisation occidentale à la civilisation orthodoxe. Entre chrétiens donc sans aucune responsabilité de l’Islam. La guerre fait son retour en Europe et pour la première fois, elle engage un pays doté de l’arme nucléaire. En faisant du terrorisme une question stratégique et non tactique (répression et prévention), l’Amérique (et l’Europe à sa suite) s’est fourvoyée. Ce qui est stratégique, c’est la volonté de puissance des Etats. Nous ne subissons donc pas un choc des civilisations mais un choc des puissances.
Faute d’avoir anticipé les visées hégémoniques de la Chine et les revendications revanchardes de la Russie, le roi Occident est nu. Ni la fin de l’histoire, ni le choc des civilisations ne lui permettent de comprendre ce nouveau monde. Au contraire, ces deux visions flétrissent sa pensée et le rend incapable d’apaiser les tensions internationales. Il est temps que nous retrouvions nos esprits si nous ne voulons pas annihiler les chairs.