Renaissance d’une pensée sur la puissance…

Typewriter, Words, Write, Meaning, Sense

Par Christian Harbulot

Texte écrit en 2003.

Pour être crédible dans son choix d’une autre vision du monde, la France doit se doter une doctrine d’action à la hauteur des problèmes qui l’attendent. La principale menace qui pèse sur l’Occident n’est pas l’islamisme radical mais bien l’opposition entre une pensée hégémonique d’un empire poussé de plus en plus dans ses retranchements et la chaotique gestion des contradictions d’un monde multipolaire.

Le frottement des plaques tectoniques de la géopolitique mondiale inaugure une ère nouvelle dans les relations internationales qui fragilise les fondamentaux de la puissance. La lutte intérieure pour l’emploi et l’amélioration du niveau comme du mode de vie des citoyens est corrélée à notre capacité de nous projeter sur la scène mondiale. Autrement dit, notre désir de paix doit cohabiter avec une capacité à savoir montrer les dents, au moins pour dissuader les pays les plus prédateurs. La France ne s’est pas préparée à cette dynamique conflictuelle qui sévit le plus souvent entre amis.

Les enjeux révélés par la dimension multipolaire du monde imposent aux politiques une vision globale des différents types d’affrontement. La partie qui nous oppose aux Etats-Unis ne se joue pas sur le différentiel de la puissance militaire mais sur les multiples facettes de l’affrontement indirect. Pour gagner contre plus fort que soit, il faut s’adapter aux différents contextes d’affrontement et penser une économie des forces et des moyens. L’armée française s’est déjà engagée dans cette voie depuis plusieurs années. La guerre civile dans l’ex-Yougoslavie a amené les militaires à reconfigurer l’éventail de leurs missions.

La guerre est devenue un objectif parmi d’autres. Si la préparation au combat et la capacité de battre un ennemi potentiel demeure leur mission principale, ils doivent être capables d’être opérationnels dans des contextes périphériques à la guerre: opérations de retour à la paix, opérations de maintien de l’ordre, sécurisation de zones urbaines et rurales, appui logistique à des missions humanitaires. Cette diversification des missions amène progressivement le commandement à s’interroger sur le rôle des armées dans le cadre d’une politique de préservation mais aussi d’accroissement de puissance. Les unités stationnées dans des pays pacifiées ne sont pas destinées à rester statiques dans des casernements. Elles peuvent être d’une aide précieuse pour aider des entreprises à s’implanter localement.

Ce qui est réformable dans l’armée ne l’est pas aussi facilement dans les autres secteurs-clés de l’Etat et de la nation. Le déficit historique et culturel que nous avons dans l’approche collective du patriotisme et de la puissance se paie aujourd’hui au prix fort. Les mots patriotisme et puissance sont tabous. Une grande confusion est faite entre l’humanisme souhaité par tous et la réalité des confrontations silencieuses entre les nations et les groupes de nations. Interrogé sur le rapport entre nation et la puissance, le philosophe Marcel Gauchet[1] précise qu’aucun homme politique ne tient aujourd’hui le langage de la puissance :

« C’est un langage réprouvé. Nous en arrivons à l’idéologie du jour, celle des droits de l’homme. C’est elle qui interdit de penser la politique, la nation, la puissance, le gouvernement. C’est par rapport à elle qu’il faut mener un travail de fond, sans lequel il n’y aura pas de refondation à gauche. »

Ce qui est vrai pour la gauche l’est aussi pour la droite. A quelques exceptions près, la classe politique campe sur les principes apparus avec la guerre froide. Elle n’a pas entamé pour l’instant une quelconque réflexion pour s’adapter aux nouveaux enjeux de puissance. Confrontés à des choix contradictoires de plus en plus fréquents comme être allié avec un pays occidental sur un dossier géostratégique et dans le même temps adversaire sur un dossier géoéconomique, les politiques prennent des décisions au jour le jour sans avoir l’audace de s’engager sur des stratégies de long terme.

Cette carence se concrétise par les coups donnés par l’empire après la guerre en Irak. Elle est amplifiée par l’absence d’unité nationale qui nous rend d’autant plus vulnérable aux manœuvres souterraines destinées à nous affaiblir ou à nous ramener dans le rang. Le soutien accordé par l’opinion publique et une grande partie de la classe politique à Jacques Chirac sur le dossier irakien ne doit pas masquer l’empreinte durable de ces divisions héritées du passé.

Dans un contexte aussi paradoxal, la stratégie de la France ne peut plus s’élaborer au rythme des consultations électorales. Il est devenu vital de dissocier le temps long des stratégies de puissance du temps court de la politique gouvernementale. Cette différence est fondamentale selon l’importance des résultats attendus en termes de déclin ou d’accroissement de puissance. La construction difficile de l’Europe reproduit bien cette géométrie variable de la gestion du temps. Il en est de même aujourd’hui pour l’avenir de notre pays.

Je souhaite un autre mode de production pour l’Europe, disait en son temps Lionel Jospin. Nous avons une autre vision du monde que les Etats-Unis, affirment aujourd’hui Jacques Chirac et Dominique de Villepin.. Seulement voilà, quelles stratégies d’action viennent nourrir ces phrases pleines d’enthousiasme ? Le changement de grille de lecture qui s’amorce depuis la chute du mur de Berlin est un rouleau compresseur que personne ne veut analyser à sa juste proportion.

D’un monde stabilisé par la bipolarité entre l’Est et l’Ouest, nous passons à un monde déstabilisé par la poussée simultanée de la Chine, de l’Inde, du Japon, de la Russie, sans oublier le jeu de dominos qui en découle. L’Iran, la Turquie et beaucoup d’autres pays ont à définir rapidement leur propre cheminement dans cette nouvelle course à la puissance. Le refus des Etats-Unis de voir émerger une Europe/puissance accentue le climat d’incertitude qui s’est instauré depuis le 11 septembre. La guerre au terrorisme est bien réelle mais elle sert de paravent à d’autres enjeux. Il a fallu le second conflit irakien pour en entrevoir quelques-uns. Qui peut le nier aujourd’hui ?

Dans cette partie complexe à plusieurs inconnues, deux écueils nous guettent : la stratégie du paraître et la stratégie de la rente. La stratégie du paraître, c’est parler pour ne rien faire. La stratégie de la rente, c’est se contenter de vivre sur ses acquis. Comment peut-on croire une seconde que ces deux comportements hérités de notre histoire et de notre culture, mettent la France à l’abri des effets induits par la guerre des mondes à venir ?


[1] Marianne, 19-25 août 2003.