De Grozny à Kiev – les effets de l’enfermement cognitif ?

par

Patrick Cansell[i]

Dirigeant et fondateur du cabinet ARTEM Information & Stratégies.

Le centre de recherche appliqué 451 (créé par l’EGE) a confié à Patrick Cansell le suivi des aspects politico-militaires de la guerre de l’information.

L’objet de cette brève analyse est de tenter, sur un événement à chaud, de comparer deux situations, deux engagements militaires russes, à près de 30 années d’intervalle, et de s’interroger sur la dimension fondamentale de l’objectivité du renseignement comme de la prise en compte des « retours d’expérience » des engagements passés dans le contexte d’une « démocrature », la Russie.

Tchétchénie 1994 – contexte

Les velléités d’indépendance des Tchétchènes, menés par Djokhar Doudaïev qui obtient la proclamation de l’indépendance en novembre 1991, amènent à une réaction par la force de Moscou. La première guerre de Tchétchénie éclate.

C’est une surprise pour l’ensemble des observateurs : les forces armées russes interviennent pour ramener par la force la Tchétchénie (qui officiellement est une « terre russe » dans le discours du Kremlin) dans le giron de Moscou.

Boris Eltsine, président de la Fédération de Russie depuis le 25 décembre 1991, est à ce moment face à des enjeux multiples : mettre fin aux tentations sécessionnistes qui secouent les marches de la Fédération, l’ « étranger proche », démontrer à la population russe la reprise en main du pays par le pouvoir central, réassoir le statut de puissance de la Russie à l’international, statut mis à mal par les soubresauts et les crises intestines, et dorer son blason dans un contexte préélectoral.

Le Kremlin mise sur la combinaison de la force et de la surprise, et s’attend à une victoire éclair.

Le contexte post-1991, qui voit le délitement des institutions comme des forces fédérales russes, n’est pourtant guère propice à une victoire rapide. Tout fait défaut : entraînement, équipement, moral, commandement… sans négliger la méfiance généralisée qui règne suite au putsch avorté du mois d’août 1991 contre Gorbatchev, et qui a conduit à une purge dans les forces de sécurité intérieure comme dans les forces armées.

Tchétchénie 1994 – les opérations

Attaque surprise – 11 décembre 1994.

Plusieurs dizaines de milliers de combattants russes pénètrent en Tchétchénie. Le Général Gratchev, Ministre de la Défense russe, prétend prendre Grozny « en deux heures avec un régiment de parachutistes ». Le principe est une attaque éclair et ciblée, visant à désagréger l’état supposé fantoche des « bandits » tchétchènes.

La bataille de Grozny I – le plan d’attaque

Moins d’une semaine après l’entrée des forces russes en Tchétchénie, un raid blindé est organisé sur Grozny le 31 décembre 1994. La tactique russe est conforme à la doctrine soviétique : un assaut omnidirectionnel avec pour but de bousculer l’adversaire, désagréer son dispositif, s’emparer de points clefs, décapiter la capacité de commandement et de coordination ennemie et – dans un second temps – traiter les poches de résistance. L’obtention du « choc opérationnel » (« oudar ») s’obtient par la simultanéité de l’assaut depuis toutes les directions, la rapidité de pénétration du dispositif ennemi, la violence du feu et le ciblage de points, structures et personnes clefs.

Les unités d’assaut sont des unités interarmes, qui ne sont pas sans rappeler les GTIA (groupements tactiques interarmes) des forces françaises modernes : infanterie motorisée montée sur BTR (blindés à roues, mobiles mais peu blindés, et BMP, chenillés de combat d’infanterie), peloton de chars, section d’artillerie, section de mitrailleuses, section équipée de lance –grenades pour neutraliser les points de résistance, section du génie et même un détachement de troupes « chimiques » auxquels peuvent s’ajouter un peloton anti-sniping, une section de transmissions (satellitaires).

Les plans sont clairs[1] :

  • Du 29/11 au 06/12 : étape 1. Préparation et sécurisation des bases de départ des opérations, pendant que les forces aériennes et les hélicoptères d’attaque conquièrent la supériorité aérienne et que la guerre électronique se déploie.
  • Du 07 au 09/12 : étape 2. Les troupes d’assaut doivent s’approcher de Grozny par 5 axes de pénétration et effectuer un double encerclement, d’une part pour prendre la ville en tenaille, et d’autre part l’ensemble du pays par un second enveloppement. En parallèle sont conduites des opérations de reconnaissance.
  • Du 10 au 14/12 : ultime étape. L’assaut. Les forces feront mouvement depuis le nord et le sud simultanément, pour s’emparer du palais présidentiel, des bâtiments de la radio et de la télévision, et d’autres bâtiments critiques.

Alors que les forces aériennes parviennent aisément à se débarrasser des 266 aéronefs tchétchènes, le corps de bataille russe ne fait mouvement qu’à partir du 11 décembre et subissent une résistance inattendue de la population. Incapable de mettre en place un blocus de Grozny et d’empêcher leurs adversaires de se déplacer, les forces russes déclarent que ceci est un choix destiné à permettre l’évacuation des réfugiés. Nombre de combattants et d’importants ravitaillement parviennent ainsi à rejoindre la capitale supposée assiégée… y compris de Russie. Avant même le lancement de l’opération, le renseignement comme le dispositif russe apparaissent totalement défaillants.

Un RAPFOR suicidaire

Le rapport de force (RAPFOR) est favorable aux combattants russes, du moins sur le papier.

  • 2,5 contre 1 pour l’infanterie (près de 40.000 combattants vs environ 15.000 tchétchènes)
  • ~5 contre 1 pour les chars (230 vs 50)
  • ~5 contre 1 pour les blindés de combat (450 vs une centaine de blindés hétéroclites)

Il faut déjà dans un premier temps nuancer ce « RAPFOR ». Les doctrines d’emploi des forces soulignent la nécessité d’un rapport de 3 contre 1 pour valider l’emploi de l’action offensive en général. Ce rapport doit être démultiplié en contexte de combat urbain, qui favorise nettement le défenseur : ce rapport de force classique pour autoriser une offensive (3 contre 1) passe ainsi à 6 contre 1 jusqu’à 1 contre 25 (!) en terrain urbain selon les sources ou les RETEX d’opérations, les doctrines et les circonstances.

En effet, de nombreux paramètres interviennent en général en défaveur de l’attaquant en milieu urbain, et notamment :

  • Les ruptures dans les transmissions (les ondes radio n’aiment ni les reliefs, ni les infrastructures urbaines, immeubles, obstacles…),
  • Les pertes de signal GPS (même cause, mêmes effets) qui accentuent les risques de tirs fratricides (en impactant les capacités de localisation des forces amies, le « Blue Force Tracking »… probablement « Red » du côté russe) – à Grozny, une frappe aérienne russe détruisit la tête de colonne de la 104e division aéroportée pendant les combats et 60% des pertes russes durant l’ensemble de la guerre de Tchétchénie pourraient avoir été dues au « friendly fire » !
  • Les ralentissements dus au terrain et à son encombrement (immeubles effondrés, véhicules détruits, barricades, IED – engins explosifs improvisés, etc.) – les ruines favorisent les défenseurs (voir Stalingrad, Monte Cassino ou encore Hué),
  • L’imbrication entre combattants et civils, dont les effets varient selon l’attention que l’on porte à ces considérations : les Tchétchènes sont qualifiés de « chiens enragés » qu’il faut traiter comme tels, par Boris Eltsine, quand les Ukrainiens sont qualifiés de « peuple frère » par le Kremlin – cela a forcément des implications « physiques » sur le terrain (la façon dont le commandement mais aussi les combattants traitent les civils) et des enjeux en termes de guerre de l’information et de communication (les effets de la diffusion d’images de civils touchés par les combats sur la population russe… dès lors qu’elle a accès à ces images évidemment… En Ukraine, il importe d’envisager l’effet psychologique de ces « dommages collatéraux » sur les combattants russes qui ne sont pas tous des Tchétchènes fanatisés et n’étaient vraisemblablement pas préparés à une guerre contre le peuple frère. Cette « dissonance cognitive » (les soldats viennent libérer un peuple ami qui s’avère profondément hostile et les combat) est un écart entre l’information que l’on a, et le constaté. Elle est l’une des conséquences évidentes de l’enfermement cognitif systémique en œuvre.
  • Les tirs fratricides – ce qui est accentué par la similitude des équipements des belligérants, comme par la ruse voire l’emploi d’unités sous uniforme ennemi, le manque de précision des armements, les lacunes de la reconnaissance, etc.
  • Les objectifs contradictoires : la volonté d’infiltration (unités de reconnaissance, snipers, génie, observateurs, saboteurs et autres unités spéciales, etc.) versus la recherche de l’anéantissement de l’adversaire par des frappes massives. Seules des forces très bien entraînées et équipées de solides moyens ISTAR (renseignement, surveillance, acquisition de cibles et reconnaissance) sont en capacité d’obtenir des effets coordonnés (et complémentaires) de modes d’actions aussi contradictoires.

S’ajoute à ces paramètres génériques le fait que dans un contexte où le succès tactique d’une unité militaire se traduit par le succès politique / individuel de son commandant, la coordination des forces, la mise à disposition de moyens, le partage du renseignement ne sont guère facilités, que ce soit entre les unités comme entre leur tutelle, en l’occurrence le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Défense russes, parties prenantes des opérations.

Une incroyable auto-intoxication vient planter le dernier clou du cercueil : les Russes se persuadent qu’un millier de combattants seulement sont dans Grozny. Ce ne sont donc que 6.000 des 38.000 combattants russes qui attaquent effectivement en ce 31 décembre, contre environ 15.000 combattant tchétchènes ! Au lieu d’attaquer à 6 contre 1 comme ils le pensent, les Russes attaquent à 1 contre 2,5 !

  • Militairement, même en bénéficiant d’une domination absolue en termes de renseignement et de troupes d’élites parfaitement entraînées (ce qui n’est absolument pas le cas), ce serait déjà un pari extrêmement risqué.
  • Politiquement, c’est un risque inacceptable.

On ajoutera enfin que les combats précédents, qui opposèrent des troupes loyalistes aux rebelles tchétchènes, y compris dans Grozny, ne furent pas étudiés par l’état-major russe. Sans RETEX ni renseignement, les troupes russes seront aveugles.

Des Tchétchènes sur le sentier de la guerre


Combattants tchétchènes : image tirée de « L’enfer de Grozny »,
in Les Cahiers du RETEX (CDEF / DREX – décembre 2006)
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Du côté tchétchène, combattants et civils sont mobilisés… de longue date !

  • Un plan de défense est préparé depuis 2 années, en coordination avec les services municipaux de la ville : organiser la défense (abris pour les civils et les combattants, stockage de munitions et de ravitaillement, sites de repos ou de soin, etc.), limiter la capacité de pénétration de l’ennemi, créer des pénétrantes qui doivent devenir des entonnoirs mortels, piéger des sites, etc.
  • La maîtrise du terrain est totale : la topographie est parfaitement connue, les rues comme les souterrains et les égouts sont reconnus et exploités, les carrefours et immeubles stratégiques sont aménagés, etc.
  • Anciens citoyens soviétiques, les combattants tchétchènes non seulement parlent russe, mais connaissent l’équipement et les tactiques de leurs adversaires. L’inverse n’étant pas vrai. Non seulement les Tchétchènes connaissent les modes d’action russes (sa façon de combattre), et peuvent les anticiper parfaitement, mais ils vont également pouvoir intervenir dans les « champs immatériels » comme nous le verrons.

Dans cette capitale d’environ 260 km2 et de près de 500.000 habitants[2] d’un peuple exterminé et déporté par Staline en 1944[3], dans laquelle 15.000 combattants motivés et préparés les attendent de pied ferme, 6000 combattants russes sont lancés à l’attaque, quasiment en aveugle, le 31 décembre, avec trois semaines de retard sur le plan initial.

Le scénario d’un désastre.

Une fois l’assaut déclenché sur 3 côtés (ouest, nord et est), la résistance côté nord s’avère la plus faible. Les troupes russes s’enfoncent donc dans l’agglomération par ce qui est apparemment une vulnérabilité du dispositif ennemi. Cette faible résistance est en réalité voulue : c’est un piège.


Carte issue de « L’enfer de Grozny », in Les Cahiers du RETEX (CDEF / DREX – décembre 2006).

Une longue colonne de blindés sans soutien d’infanterie se rapproche du centre-ville en fin d’après-midi. Les Russes sont en réalité entraînés dans une nasse, et jalonnés par des petits groupes mobiles de combattants déterminés, mal coordonnés mais optimisés pour affronter leur adversaire : snipers, équipes antichar (armés de lance-roquette RPG-7 et 9), section de mitrailleuse… L’armement est basique mais efficace lorsqu’il est entre les mains de combattants déterminés qui savent parfaitement comment en faire usage (quoi utiliser contre quelle cible) et en combiner les effets[4].

Alors que la colonne principale est de plus en plus ralentie, à la tombée de la nuit, les Tchétchènes attaquent. Ils utilisent les étages des bâtiments et les sous-sols pour tirer sur les blindés et les militaires qui débarqués. Cet emploi de la « 3D » (tirer par le haut, les étages, et par le bas, les sous-sols) rend inopérants les canons des chars et des blindés pour des questions basiques d’angle de tir. Les Russes improvisent et utilisent leurs canons anti-aériens (ZSU-23-4 Shilka et 2K22Tunguska) pour engager leurs adversaires avec un feu intense (les cadences de tirs de ces canons, qui utilisent des munitions anti-aériennes, explosives, en font des armes dévastatrices) mais souvent « à l’aveuglette » : on ne voit pas l’adversaire, très mobile, dissimulé dans le dédale urbain, les égouts, les étages.

On notera également l’usage de fumigènes, d’obus incendiaires au phosphore, de gaz lacrymogène et de lance-roquettes thermobariques Shmel, d’une portée de plusieurs centaines de mètres.

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Système antiaérien 2K22 Tunguska équipé de deux canons de 30mm 2A42M, au musée de l’Artillerie, du Génie et des Transmissions à Saint-Pétersbourg
(source : Vitaly V. Kuzmin 2014 – ).

Alors que la pointe de la colonne est détruite par l’action coordonnée d’équipes antichars, de mitrailleurs et d’un camion suicide, un bouchon se forme à l’avant de la colonne russe. Des ordres non planifiés de poursuite de l’avance vers le Palais présidentiel génèrent alors une confusion entre les unités. Le commandement, mal renseigné et motivé par des objectifs de résultats immédiats, ne perçoit ou ne veut pas voir la réalité des combats.

Sur place, la situation vire au cauchemar pour les soldats russes : les embuscades disloquent le dispositif d’attaque. Les combattants doivent quitter les véhicules touchés. Les Russes ont totalement perdu l’initiative. Survivants et blessés fuient ou se cachent, et combattent non plus pour la réussite de la mission, mais pour leur survie.

Les munitions s’épuisent. Les appels à l’aide se multiplient : demandes d’appuis, demandes de renforts, demandes d’exfiltration. Ces soutiens ne parviendront jamais et de nombreuses unités non encore engagées entendent dans leur radio ces appels désespérés puis le silence qui traduit la neutralisation de leurs camarades. Certaines de ces unités reçoivent pourtant l’ordre de s’ébranler – non pas pour porter assistance à leurs camarades, mais pour conquérir les objectifs stratégiques qui ont été assignés. Elles entrent à leur tour dans la nasse…

Les transmissions russes sont compromises : non chiffrées, elles sont écoutées par les Tchétchènes, mais aussi pénétrées : des tankistes russes témoignent qu’en pénétrant dans la ville, parfois au milieu des carcasses fumantes des blindés qui les avaient précédés, des messages sordides raisonnaient à leur oreilles, tels que « bienvenus en Enfer ! ». La guerre psychologique complète l’emploi des armes et contribue à la démoralisation et à la perte de combativité des soldats russes.


Combattant tchétchène devant un BMP détruit.
Source : image tirée de « L’enfer de Grozny », in Les Cahiers du RETEX (CDEF / DREX – décembre 2006).

Les pertes sont considérables : la 131e brigade motorisée autonome « Maïkop », qui engage deux bataillons dans l’opération, perd en deux jours 800 hommes sur 1000, 102 blindés de combat d’infanterie sur 120 et 20 chars sur 26. Elle perd 24 de ses officiers dont son commandant, le Colonel Savin. Encerclée, elle abandonne l’ensemble de son équipement, les soldats fuyant par petits groupes voire individuellement. Et cette brigade n’aurait pas été la plus touchée[5] [6].


Cette photo de soldats russes décédés au pied de leur blindé (qui fit alors le tour du monde) a été prise lors des combats de Grozny par le reporter et photographe Robert King.

Les images des nombreux soldats russes capturés ou tués[7], et de carcasses de blindés, sont montrés à la télévision. Outre qu’elles impactent l’opinion publique internationale, elles génèrent la mobilisation des mères de soldats russes, très organisées au sein de l’union des comités de mères de soldat (СКСМ). C’est en effet une très puissante ONG créée en 1991 pour faire respecter les droits des soldats (et des appelés en particulier) et leur porter assistance[8]. Ces mères se rendent en Tchétchénie pour négocier la libération des soldats capturés, servant ainsi la propagande tchétchène, tout en faisant découvrir à l’Occident cette organisation très active, qui disposerait de 200 relais régionaux en Russie.


BMP2 détruit dans Grozny Source : Vladimir Voronov,  
in “Journey Into Hell: A Reporter Remembers Moscow’s Assault On Grozny In 1995”

La défaite est totale. Militairement, politiquement, médiatiquement. Les Russes recourent alors aux bombardements massifs de la ville. Jusqu’à 4000 obus d’artillerie tomberont chaque jour[9], transformant la ville en un champ de ruines. Il s’agit en effet à la fois de répondre à l’affront et de parvenir enfin à faire plier l’adversaire, en faisant fi des pertes civiles (estimées à plus de 27.000 civils et ~250.000 réfugiés) tout en générant par le feu l’attrition de ses moyens comme sa volonté de combattre.

Grozny ne tombera que le 9 février 1995… ce qui ne met pas fin au combat. Même l’élimination du président tchétchène en avril 1996 ne fait pas cesser la résistance : les combattants tchétchènes reprendront leur capitale au mois d’août 1996 en humiliant l’armée russe, ce qui aboutira à des négociations et au départ des forces russes. Le Général Gratchev reviendra alors sur ses propos initiaux en, déclarant que cette guerre de Tchétchénie a été pire que l’Afghanistan. La Russie ne (re)prendra pas la Tchétchénie en deux heures… mais en deux guerres.

Les combats reprendront en effet quelques années plus tard, lors de la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009), laissant Grozny dévastée. Elle sera qualifiée de « most destroyed city on Earth » en 2003 par les Nations-Unies avant que le pays ne passe sous la botte de Ramzan Kadyrov, nommé sur ordre de Moscou en mars 2007.

 Transposition à l’Ukraine

Une analyse comparée des opérations en cours, à travers les sources éparses, les informations (et désinformations) accessibles, permet d’alimenter le tableau qui suit, dont la vocation est essentiellement illustrative. Quasiment toutes les cases des facteurs d’échec identifiés dans le RETEX de Grozny semblent d’ores et déjà cochées.

Analyse de l’échec – l’enfermement cognitif du Kremlin

En 1994-1995[10], la volonté de combat, la ténacité et la maîtrise du terrain des combattants tchétchènes sont des facteurs clefs de la mise en échec du Kremlin. On notera qu’en 2022, les Ukrainiens, militaires aussi bien que civils, affichent une combativité et un volontarisme qui surprennent les observateurs en ces premiers jours de guerre.

Mais l’un des paramètres les plus critiques dans cette opération désastreuse sur Grozny est sans doute l’enfermement cognitif de l’appareil politico-militaire, c’est-à-dire, par un filtrage systématique des échelons de décision consistant à censurer toute information susceptible de ne pas convenir à l’échelon supérieur, créant une « bulle de filtre[11] » qui n’a ici rien d’algorithmique.  Celle-ci rend inopérant le renseignement, supprime toute velléité de contradiction, empêche les confrontations (de point de vue, de scénarios, de « modes d’action ») et donc paralyse la réflexion.

Lors de la bataille de Grozny I, le RAPFOR totalement négatif, l’impréparation des forces, les lacunes du renseignement, la piètre formation, le faible emport de munitions comme la défaillance de la logistique, ne sont-elles pas le reflet des perceptions biaisées qu’a le Kremlin et, en corollaire, les états-majors, de la situation et de ses adversaires sur le terrain ?

L’armée russe doit, en 1994, obtenir une victoire totale et rapide, et l’idée même que les forces russes ne soient pas en capacité d’écraser une troupe de « bandits » n’est pas concevable. Ce sont les clefs d’un enfermement cognitif fatal et de ses conséquences opérationnelles. Le mépris du Kremlin et de sa propagande pour ces « chiens de tchétchènes » est à la fois la source et le facteur aggravant des défaillances enregistrées. Trois questions découlent de ce constat :

  1. Peut-il en être de même dans le cadre de l’ « opération militaire spéciale »[12] lancée en février 2022 en Ukraine ? Cette opération – qui n’a pas le droit d’être une guerre – vise officiellement à ramener à la Russie un « peuple frère » tout en « dénazifiant » le pays par la décapitation d’une junte illégitime, le « régime terroriste de Kiev », qui oppresserait, du point de vue russe, sa population russophone comme sa propre population avec l’appui de la CIA. La construction politique d’une telle représentation, à fin de propagande, a forcément un impact sur la conception et la conduite de l’opération elle-même, sur le renseignement et sur l’information diffusée vers les unités.
  2. Quelle est la capacité d’une organisation politico-militaire « démocratoriale » à intégrer à la fois la réalité du renseignement politique et militaire, sans filtres, et donc à prendre la mesure de la résistance potentielle des Ukrainiens autrement que dans un sens parfaitement conforme à la doxa kremlinoise ?
  3. Le bizutage télévisuel de Sergueï Narychkine[13], chef du renseignement extérieur russe (SVR) au moment de la reconnaissance de l’indépendance des territoires séparatistes du Donbass le 21 février 2022, est-il symptomatique d’un tel piège cognitif ?

Le « syndrome du « porteur de mauvaise nouvelle »[14] ou « syndrome du messager »[15] explique le manque de « sincérité » dans la relation entre un détenteur de renseignement et sa hiérarchie (et donc le principe de la tour d’ivoire) : « qu’il s’agisse d’informations susceptibles de déplaire, et donc censurée, dissimulée, volontairement perdue, ou simplement d’informations classiques mais qu’il s’agit de rendre « politiquement correctes », le messager peut même être amené à corrompre volontairement, sous la pression du système dans lequel il s’inscrit, l’un des fondamentaux de son métier à savoir la quête d’une certaine objectivité » [16].

Pire, cet enfermement touche l’ensemble de la population, par une maîtrise totale de l’information, des médias, du web comme de la rue. Ce qui enferme « par le bas » un système déjà aveugle « par le haut ». Le combattant individuel, et a fortiori le conscrit, ne peut que subir le choc d’une dissonance cognitive abrupte (voire mortelle).

L’illusion kazakhe ?

Alors, oubliée la victoire de Géorgie ? Les succès en Syrie ? Au contraire, il est même probable que ces succès (dans des conditions et par des moyens très différents de ce que l’on observe en Ukraine) celuide l’opération de « maintien de la paix » de janvier 2022[17]  au Kazakhstan dans le cadre des accords de sécurité collective de l’OTSC[18], aient joué en faveur de cet enfermement cognitif à l’œuvre en amont et autour de l’ « opération spéciale » en Ukraine.

Il y a quelques semaines en effet, au Kazakhstan, 3000 parachutistes russes[19], accompagnés de véhicules blindés, sont intervenus pour rétablir l’ordre après des émeutes violentes. Celles-ci ont éclaté le 2 janvier 2022 dans la ville de Janaozen, puis se propagent à d’autres cités avant d’atteindre la capitale économique du pays, Almaty, quelques jours plus tard, suite à l’augmentation du prix du carburant. Ces émeutes sont comparées par des observateurs avec le mouvement des Gilets Jaunes, d’autres revendications se mêlant à la question du prix du carburant : la corruption généralisée, la mainmise du clan Nazarbaïev sur le pays et la confiscation des richesses du pays.

La mairie d’Almaty est incendiée[20], on compte des dizaines de morts parmi les émeutiers comme parmi les forces de l’ordre. Le gouvernement du Président Tokaïev vacille. Internet est coupé. L’état d’urgence est décrété. Les violences redoublent. Les troupes russes interviennent[21]. Le gouvernement autorise les forces de l’ordre à ouvrir le feu sans sommation pour mettre un terme aux émeutes. Après 8 jours d’émeutes, et selon les sources, 10.000 arrestations, +160 morts et +2000 blessés, ainsi que l’étonnante arrestation de l’ancien patron des services de renseignement pour trahison (des rumeurs de tentative de coup d’état ont circulé), le calme est rétabli. Officiellement, les parachutistes russes quittent Almaty six jours après être arrivés. Succès militaire et politique. Opération de police éclair.

Il n’est guère improbable que cette opération ciblée et réussie n’ait alimenté, à quelques semaines de l’invasion de l’Ukraine, l’illusion de l’appareil politico-militaire (et donc du Kremlin) quant à sa capacité à reprendre en main avec une relative facilité d’autres portions de son « étranger proche ».

Conclusion

Un système biaisé, qui ne tolère ni le discours déviant, ni l’échec, entraîne naturellement l’adéquation entre la représentation des réalités par l’ensemble des échelons d’une organisation et le discours dominant[22].

En Ukraine, un discours de vérité sur la réalité des forces de l’adversaire ou les difficultés à prévoir, devient politiquement incorrect, voire une trahison. Le renseignement de même que l’analyse des RETEX deviennent des sujets éminemment politiques, dans lesquels l’objectivité génère un danger[23] pour l’individu qui la porte. 

Le renseignement ne peut être objectif. Le RETEX est censuré, biaisé : les défaillances observées ne peuvent en aucun cas être le fruit d’une mauvaise évaluation de l’adversaire ou d’une inattendue et farouche résistance, mais les conséquences d’une trahison, de l’incompétences des exécutants ou de la main invisible d’ennemis extérieurs (la CIA, l’Occident, l’Union européenne[24]…). Bref, la réponse est la paranoïa, tendance traditionnelle en Russie.

La mésestimation des difficultés, la sous-estimation de l’adversaire, la surestimation de ses propres forces découlent de cet enfermement cognitif. Et conduisent, ici comme ailleurs, à des échecs[25]. C’est une « synergie négative[26] » qui s’instaure.

Le réveil, dû au choc de réalité, ne peut que se traduire par une réaction brutale, disproportionnée, pour atteindre par d’autres voies l’effet recherché – qui lui ne change pas – et prendre sa revanche sur les circonstances (ou sur l’ennemi invisible), et sauver la face.

La question des dommages collatéraux qui ne sont plus un sujet.

Car la défaite n’est pas concevable.


Notes

[1] À partir de “Russia’s Chechen wars 1994-2000 – Lessons froms Urban Combat », par Olga Oliker, RAND Corporation 2001 (sponsored by the United States Army under Contract DASW01-96-C-0004)

[2] Cf. “The Battle of Grozny: Deadly Classroom for Urban Combat” par Timothy L. Thomas du Foreign Military Studies Office, Fort Leavenworth, KS. Article publié dans le numéro de l’été 1999 de la revue Parameters (Journal of the US Army War College), pp. 87-102.

[3] En 1949, les Soviétiques érigent à Grozny une statue du Général Iermolov, qui a « pacifié » par la terreur le Caucase. L’inscription indique « Aucun peuple sous le soleil n’est plus méchant et plus perfide que celui-ci. Yermolov sur les Tchétchènes ». La haine ancestrale des Tchétchènes pour les Russes est le ferment de leur volonté farouche de combattre. Cf. https://zen.yandex.ru/media/chechnya/pochemu-v-groznom-dvajdy-snosili-pamiatnik-ermolovu-5ce63347e834f500b3407ffb

[4] https://www.military.com/video/operations-and-strategy/terrorism/battle-of-grozny-1994-1995/763655298001

[5] « L’enfer de Grozny », in Les Cahiers du RETEX (CDEF / DREX – décembre 2006) – http://inweboftp.free.fr/public/e-books/Informations/enfer_grozny.pdf

[6] Cf. “The Battle of Grozny: Deadly Classroom for Urban Combat” par Timothy L. Thomas du Foreign Military Studies Office, Fort Leavenworth, KS. Article publié dans le numéro de l’été 1999 de la revue Parameters (Journal of the US Army War College), pp. 87-102.

[7] https://youtu.be/LXddbOQwM7E

[8] Cette ONG est la cible de la propagande ukrainienne désormais, car elle est l’un des principaux (mais aussi l’un des rares) vecteurs d’influence de l’opinion russe susceptible d’être exploité.

[9] Timothy L. Thomas, op.cit.

[10] l’opération est initiée le 31/12.

[11] https://fs.blog/filter-bubbles/

[12] https://www.lematin.ch/story/a-la-tv-russe-la-realite-alternative-de-loperation-militaire-speciale-979298249876

[13] https://www.youtube.com/watch?v=n03z_lnY-Qg

[14] Robert Guillaumot

[15] Messager que l’on décapite s’il apporte des informations non conformes aux attentes du monarque. Cf. Cansell, Patrick (2003)« Management de l’information et connaissance du marché : développement des pratiques collectives d’intelligence économique et de management de l’information (…) ». Thèse de Doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication. CESD : Université Paris-Est Marne-la-Vallée.

[16] Régimes de sincérité et de vérité des livrables des prestataires de services en intelligence économique, par

Patrick Cansell et Lucile Desmoulins, DICEN-IDF – Dispositifs d’Information et de Communication à l’Ère du Numérique – Paris Île-de-France – in L’éthique en contexte info-communicationnel numérique : déontologie, régulation, algorithme, espace public, De Boeck Supérieur; De Boeck Supérieur, pp.53-70, 2018, 9782807315778

[17] https://www.theglobeandmail.com/world/article-thousands-of-russian-troops-descend-on-kazakhstan-following-deadly/

[18] Organisation du traité de sécurité collective, qui regroupe autour de la Russie l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan

[19] ainsi que 500 soldats bélarusses et des détachements arméniens et tadjiks – https://information.tv5monde.com/info/asie-centrale-pourquoi-le-kazakhstan-bascule-dans-la-violence-439420

[20] https://www.rferl.org/a/kazakhstan-deadly-protests-russian-troops/31642006.html

[21] https://gdb.rferl.org/bc5c0000-0aff-0242-1a29-08d9d0eec099_w1023_s.jpg

[22] Nos démocraties (comme nos entreprises) ne sont pas exemptes de tels dysfonctionnements. A titre illustratif, la tentative de censure en 2019 de l’article du Colonel Legrier paru dans la revue Défense Nationale (RDN) sur le RETEX de la bataille d’Hajin, est une erreur de communication (et un « effet Streisand ») comme une erreur tactique. Il eut sans doute fallu nommer le Colonel Legrier à la tête d’une mission dédiée à la prise en compte de ces RETEX plutôt que demander des sanctions à son encontre. Une armée qui ne réfléchit pas est une armée qui perd. Ne pas hésiter à lire / relire le billet du Colonel Michel  Goya : https://lavoiedelepee.blogspot.com/2019/02/la-bataille-dhajin-victoire-tactique.html

[23] Davantage par les dénonciations de courtisans que par l’ire du Chef. A tous les échelons, le clou qui dépasse appelle le marteau, disent les Japonais.

[24] Difficile de ne pas ajouter un « lol »…

[25] Ces échecs ne signifient cependant pas forcément la défaite. Bien au contraire, pour la Russie, les premiers errements de cette invasion impliquent avant tout un changement d’approche, tel que l’écrasement de l’adversaire par des bombardements massifs – On peut critiquer l’impréparation des Russes, mais certes pas leur pragmatisme.

[26] Terminologie proposée par Stéphanie Cassilde, PhD, chercheur international, spécialiste du traitement de la race, de la couleur de la peau et du genre et d’autres questions sociales .

Remerciements

Merci à Agathe Nobis, experte en stratégie digitale et psychologue des organisations, pour ses orientations à propos de la dissonance cognitive.
Merci au Colonel TS pour sa relecture critique et le partage de sa vision, qui n’est guère plus rassurante que la mienne.

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[i] Issu de l’univers Défense et Sécurité, Patrick Cansell,  docteur en Sciences de l’Information et de la Communication, est diplômé en 1995 du DESS Défense de Paris II Assas Panthéon et du DESS « Géopolitique européenne » de l’Université de Marne-la-Vallée (Gustave Eiffel) ainsi que du du DESS Intelligence Economique de la même université, formation qu’il codirige depuis 2011. C’est au sein de cette formation qu’il rencontre Christian Harbulot.

Géographe et historien de formation initiale, Patrick Cansell réalise des analyses prospectives sur les problématiques des risques et menace futurs au sein de la Direction du Renseignement Militaire à partir de 1997 en tant qu’officier analyste. Il y est  réserviste dédié notamment à l’analyse des complexes militaro-industriels de « rogue states » pendant une dizaine d’années, et diplômé ORSEM en 2003.

Il travaille également sur les problématiques de gestion de l’information dans les entreprises en crise durant son doctorat sous la direction de l’Amiral Pierre Lacoste (DGSE) et de Clément Paoli (DGA/CEDOCAR).  Il est alors responsable Intelligence stratégique de Giat Industries (Nexter), fonction qu’il crée puis occupe jusqu’en 2005. Il réalise des travaux pionniers en Intelligence économique et l’une des premières thèses de doctorat sur le sujet.

Il crée son cabinet-conseil en 2005, Artem Information & Stratégies, qui intervient auprès de clients grands comptes en France et à l’étranger sur la préparation (procédures, formations, simulations, avec plus d’une centaine d’exercices de crise réalisés au profit de comités exécutifs) et la « gestion » des situations de crise (et sur les crises à forte exposition réputationnelle en particulier), tout en poursuivant des travaux sur les thématiques Défense et Sécurité (études prospectives et études technico-opérationnelles pour le MINARM, études sectorielles  au profit d’acteurs industriels, etc.).Enseignant sur les thématiques d’intelligence économique et de gestion des risques depuis 1998, il enseigne la gestion des risques et des crises au sein du M2 ISART de l’Université Gustave Eiffel, des M2 « intelligence économique » de l’Université de Lorraine (VSOC) et de l’ITIRI à Strasbourg, ainsi qu’au sein des formations RIE, SIE, RSIC, MSIE, OIE, MRSIC et « Intelligence Juridique » de l’Ecole de Guerre Economique (campus de Paris et de Rabat) où il coache des projets d’analyse stratégique MercurIE et supervise le proghramme Atlas.