La lutte occidentale contre le « smart power » chinois

par Victor de Castro,
Health intelligence

Le Center for Strategic and International Studies définit le smart power comme une stratégie de puissance étant la combinaison de deux autres stratégies de puissance : le soft power et le hard power. Néanmoins, cette stratégie de « puissance intelligente », ou « pouvoir de l’intelligence » [i], ne se résume pas à la simple addition des deux éléments de puissance qui la constituent. Elle doit plutôt être perçue comme la résultante de la synergie entre ses deux composantes qui, prises isolément, n’expriment jamais leur plein potentiel.

L’élection en 2020 de Joe Biden à la présidence des Etats-Unis referme la parenthèse Trump. Les efforts déployés par le nouvel occupant de la Maison Blanche pour reconstruire le soft power américain et rééquilibrer les deux composantes du smart power de son pays sont évidents. En revanche, les volets économique et militaire de son hard power restent, du moins dans l’immédiat, clairement alignés avec ceux la politique étrangère de son prédécesseur.

Au cours des deux dernières décennies, le PCC a déployé de façon concomitante et progressive l’ensemble des composantes de son smart power au niveaux de trois aires d’influence que certains estiment être des cercles concentriques, mais qui s’avèrent en réalité être davantage à considérer comme étant trois niveaux d’actions complémentaires servant des objectifs stratégiques aux temporalités et aux spatialités différentes, mais pouvant présenter des zones de superposition. Ces sont les niveaux national, régional et international. Quel que soit le niveau d’influence sur lequel le smart power chinois est appliqué, ce dernier est systématiquement présenté par la Chine comme inoffensif (pacifique), robuste (capacité à dépasser des crises de toute nature ou dimension, à l’image de la crise financière de 2008 ou la pandémie de 2020), et issu d’un modèle de réussite unique le rendant nécessairement attractif.

Smart power : un concept évoluant depuis 75 ans

Le concept de smart power trouve son origine dans les suites immédiates de la Seconde Guerre mondiale. En 1947, la revue Foreign Affairs publie un article intitulé « The sources of Soviet conduct » [ii]. Rédigé par le chargé d’affaires à l’ambassade américaine à Moscou George Kennan sous le pseudo de « Mr X », cette publication alerte sur les limites d’un confinement communiste réalisé en ayant uniquement recours à la force militaire américaine. Kennan appelle à compléter cette stratégie avec une combat contre la diffusion de la doctrine soviétique à travers la planète en utilisant l’ensemble des ressorts non militaires à la disposition des Etats-Unis.

En effet, face à une force militaire américaine supérieure, le camp soviétique pourrait adopter une stratégie de repli temporaire du conflit armé dans l’attente d’un moment plus propice à son action, situation qui pourrait résulter de la diffusion et de l’acceptation des idées et valeurs communistes dans le monde. Face à cette stratégie de conquête idéologique, Kennan suggère que les Etats-Unis complètent sans délai leur approche militaire par une stratégie de contre-influence idéologique visant à diffuser massivement les valeurs démocratiques libérales américaines à travers la planète : le concept de smart power est né même s’il n’en porte pas encore formellement le nom. En 1952, Kennan deviendra ambassadeur des Etats-Unis en Union Soviétique. Quelques années plus tard, il critiquera l’engagement essentiellement militaire des Etats-Unis dans la guerre du Vietnam qui, pour des raisons similaires, ne peut être gagnée en négligeant l’action politique et économique américaine à mener dans le pays.

En 1990, Joseph Nye conceptualise la notion de soft power [iii]. Par opposition au pouvoir de coercition du hard power imposé par la puissance militaire, économique, financière ou démographique d’un pays, le soft power est défini par Nye comme le pouvoir de persuasion issu de moyens non coercitifs mis en œuvre par un Etat. Il vise à créer une représentation positive du pays dans l’opinion publique des autres pays à travers la diffusion de sa langue, de sa culture, du sport ou de ses politiques publiques. Utilisé pour la première fois dans le champ politique par Colin Powell lors de son intervention au Forum Economique Mondial de 2003, ce concept tente la nécessaire réadaptation de la puissance américaine à la réalité des nouveaux enjeux de puissance mondiaux de l’ère post-soviétique. Malgré cette appropriation par le politique, Nye reconnaîtra la même année les limites de l’utilisation isolée du soft power dans les relations internationales [iv]. Tirant également les leçons de l’échec de la guerre en Irak menée en s’appuyant essentiellement sur le hard power militaire américain, Nye défini en 2003 le concept de smart power d’un pays résultant de l’hybridation de son soft et de son hard power.

En 2004, l’ancienne diplomate Suzanne Nossel estime que le smart power est le nouvel outil dont les Etats-Unis ont besoin pour réaffirmer leur place de superpuissance et leur rôle de leadership dans la gestion des affaires du monde [v]. Selon l’auteur, ce smart power permet d’affaiblir toute forme de résistance idéologique à la diffusion de la doctrine libérale et des valeurs américaines à travers le monde en utilisant intelligemment le jeu des alliances, les institutions nationales et internationales, et l’arme normative dans le but de servir les intérêts des Etats-Unis.

Il s’agit finalement de tenter la réplication de la doctrine américaine développée après la Seconde Guerre mondiale tout en l’adaptant aux enjeux d’un monde multipolaire ayant remplacé le monde bipolaire de la guerre froide. Nossel souligne l’urgence d’une telle réadaptation de la politique étrangère des Etats-Unis au regard des nombreux échecs liés à une stratégie récurrente de recours préférentiel à la projection de sa puissance militaire dont le seul demi-succès pourrait se résumer au rôle joué par les Etats-Unis dans la résolution de la guerre en Bosnie-Herzégovine. En effet, les interventions américaines au Vietnam, au Liban, en Somalie, en Afghanistan ou encore en Irak se sont toutes soldées par un échec cuisant pour la patrie de l’Oncle Sam. Reflet du durcissement de cette stratégie sous l’administration Bush à la suite des attentats du 11 septembre 2001, la guerre en Irak signe d’ailleurs le constat de l’échec patent d’une telle approche unilatérale, essentiellement militaire, et visant à imposer certaines valeurs qu’elle considère comme siennes au reste du monde. De surcroît, la perception de plus en plus péjorative de l’usage de son hard power s’appuyant sur une rhétorique des droits humains et démocratiques n’a été que renforcée par la mise en évidence de tentatives de manipulation des opinions sur le sujet de l’existence d’armes de destruction massives, ainsi que par la révélation de l’existence des prisons de Guantanamo ou d’Abu Graib incompatibles avec les valeurs prônées par le pays et servant d’alibi pour ses interventions à l’étranger.

Le renouvèlement d’une stratégie de puissance « made in USA »

C’est précisément avec l’ambition d’inscrire la diplomatie américaine dans une stratégie de puissance renouvelée et en rupture avec la politique étrangère préalablement menée par l’administration Bush depuis 2001 que la notion de smart power est politiquement utilisé pour la première fois devant le Sénat américain en 2009 par Hillary Clinton dans son rôle de nouvelle secrétaire d’Etat auprès du nouveau Président Barack Obama [vi]. L’arrivée en 2016 de Donald Trump à la présidence américaine, et son approche de politique générale basée sur les slogans « America First » et « Make America Great Again », marquent un nouveau tournant dans la politique étrangère des Etats-Unis. N’ayant plus à coeur de séduire les opinions publiques des autres pays du monde, Trump va considérablement affaiblir le volet soft power de la puissance américaine. Par voie de conséquence, le smart power américain sous l’ère Trump va essentiellement se résumer à un hard power dont les composantes économiques et militaires évolueront dans des directions opposées.

Sur le plan économique, le hard power américain sera essentiellement dirigé à l’encontre de la Chine, puissance devenue menaçante pour l’hégémonie américaine. Au plan militaire, et malgré les injonctions parfois belliqueuses de son président à l’encontre de pays tels que la Corée du Nord ou l’Iran [vii], l’administration Trump n’engagera le pays dans aucun nouveau conflit armé et s’acharnera à réduire son investissement militaire à l’international. Ajouté à cela un Président Trump n’hésitant pas à bafouer les valeurs démocratiques ou les droits humains, à nier la réalité d’un changement climatique allant jusqu’à retirer les Etats-Unis des accords internationaux sur le climat, ou à nier l’évidence d’une pandémie causant des milliers de morts en touchant de plein fouet son pays, ou encore la recherche permanente du rapport de force, et tous les ingrédients d’une politique isolationniste conduisant à un affaiblissement du smart power américain sont réunis. A noter que c’est sous l’ère Trump que naît un nouveau concept intéressant les relations internationales : le Sharp power. Défini par l’école de pensée américaine comme l’habilité des régimes autoritaires à influencer les environnements politiques et informationnels des pays cibles en utilisant la manipulation de l’information (désinformation, fake news, censure et auto-censure) [viii], le sharp power est présenté comme une évolution intéressant spécifiquement le soft power tel que défini par Nye en 1990. Cette définition visant à distinguer deux formes de soft power (celui positif tel que défini par Nye en 1990 et celui négatif issu de la subversion autocratique de ce concept) ne sera pas retenu dans cette partie liée au smart power pour deux raisons. La première est qu’elle change par nature la définition du smart power faisant ainsi émerger deux types de smart power dont aujourd’hui seul celui intégrant la définition initiale du soft power existe. La seconde est qu’elle induit par essence un façonnage de la pensée plaçant, par défaut, toute action non-coercitive du camp autocratique (sharp power) dans le champ négatif alors que celles issues d’actions non-coercitives du « monde libre américain et assimilé » (soft power) seraient positives. Le smart power tel qu’abordé dans ce travail fera donc référence à la conjonction du hard power et au soft power tel que défini par Nye en 1990. 

L’adaptation du smart power américain aux caractéristiques chinoises »

Les deux composantes du smart power tel que défini par Nye n’ont pas une plasticité similaire. Le hard power, qu’il soit militaire, économique, financier ou démographique, apparaît comme relativement quantifiable et normé. Un classement des pays reposant sur ces différentes dimensions est donc facilement réalisable. En revanche, le caractère subjectif du soft power d’un pays rend cette dimension beaucoup moins accessible à une quantification normative. En effet, comment réaliser une quantification normée de la représentation positive d’un pays dans l’opinion publique d’un autre pays, de la diffusion de sa culture, des valeurs sportives qui lui sont attribuées ou ses politiques publiques ?

L’analyse de l’évolution du smart power chinois au cours des dernières décennies permet d’identifier des transformations profondes de cet outil américain afin d’en faire un instrument de conquête de puissance aux caractéristiques chinoises. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ses composantes de hard et soft power du smart power chinois v ont évolué de façon indépendante, à des vitesses différentes, et se sont finalement « unifiées » et renforcées depuis 2012 avec l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir.

Concernant le hard power militaire chinois, l’Armée Populaire de Libération (APL) s’est engagée depuis les années 2000 dans un processus de modernisation soutenu par des investissements d’Etat massifs, croissants et continus [ix]. Selon le SIPRI, le budget consacré par la Chine à sa politique militaire s’élevait à 252 milliards de dollars en 2020 [x]. Cela en fait le deuxième budget militaire le plus élevé au monde après celui des Etats-Unis et représente environ 5 fois le budget militaire français (respectivement 778 milliards de dollars et 52 milliards de dollars en 2020). L’analyse de l’évolution comparative sur la même période des autres paramètres du hard power chinois basée sur les données de la Banque Mondiale sont également éclairantes [xi]. Au plan économique, le Produit Intérieur Brut de la Chine a connu une augmentation fulgurante passant de 1.211 milliards de dollars en 2000 à 14.722 Mds de dollars en 2020, soit une multiplication par 12 de son PIB en 20 ans. Sur la même période, les Etats-Unis et la France ont globalement multiplié leur PIB par 2 passant respectivement de 10.252 et 1.362 Mds de dollars en 2000 à 20.936 et 2.630 Mds de dollars en 2020. La croissance du PIB chinois s’est quant à elle élevée à +2.3% en 2020 malgré la pandémie alors que celles des Etats-Unis et de la France ont connu une contraction de leurs PIB respectifs de -3.5% et -7.9%. Au plan financier, la Chine est aujourd’hui le premier créancier des Etats-Unis et détient 63% des créances des pays du G20 cumulées à celles des pays partenaires des NRS [xii]. Enfin, au plan démographique la Chine est le pays le plus peuplé au monde avec 1.402 milliards d’habitants recensés en 2020, soit environ 20% de la population mondiale, contre 329 millions d’habitants aux Etats-Unis et 67 millions en France.

En dehors d’une démographie antérieurement déjà considérable, il apparaît donc de façon évidente que le hard power chinois s’est radicalement transformée au cours des deux dernières décennies. Dix ans après son entrée à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC, 11 décembre 2001), la Chine avait multiplié son commerce extérieur par cinq, était devenue le premier exportateur mondial et le second importateur mondial. Vingt ans après cette intégration de l’OMC, la Chine est indiscutablement le principal moteur de la croissance économique mondiale et le pays leader dans l’innovation technologique [xiii] alors qu’elle était encore au 29eme rang mondial des pays innovants une décennie auparavant [xiv].

Trente ans après son entrée à l’OMC, et avec presque 20 ans d’avance sur le programme MIC25, la Chine pourrait dépasser les Etats-Unis et ainsi devenir la première puissance économique mondiale [xv]. Il s’agit précisément de cette dynamique de développement concernant les différentes dimensions du hard power chinois qui est perçue comme une menace pour l’hégémonie des Etats-Unis et la domination actuelle de différents leaders occidentaux, ou considérés comme tels (Japon).

La Chine s’approprie progressivement la notion de soft power

Le volet soft power de ce smart power chinois a également connu une transformation importante depuis le début des années 2000. La première mention de la Chine à son soft power apparaît dans le discours officiel du 17eme congrès du Parti communiste Chinois (PCC) en 2007 [xvi]. Lors de cet évènement, Hu Jintao appelle à en faire usage, notamment au plan culturel, afin de promouvoir « un développement vigoureux et prospère de la culture socialiste » contribuant à renforcer la puissance chinoise dans le monde [xvii]. Lors du 18eme congrès du PCC de 2014 présidé par Xi Jinping, l’intérêt du soft power comme moyen de développement d’une culture socialiste forte à l’intérieur du pays est souligné [xviii] tout autant qu’il participe au « rêve chinois ». Ce discours décrit également par le menu l’évolution récente du hard power chinois et sa contribution au développement de la puissance chinoise, notamment au plan économique et militaire.

Si l’on considère le niveau national, l’application du smart power à l’endroit de sa population est, en soi, une singularité chinoise. De fait, le cadre d’usage natif du smart power tel que défini par Nye est celui des relations internationales et non pas celui des politiques nationales. Et cette singularité éclaire sur une autre réalité spécifique à la Chine : une structuration divisant le pays en deux parties asymétriques avec d’une part un PCC avec l’ensemble de son appareil politique représentant 95 millions de personnes protégés par l’APL, et d’autre part une population civile chinoise administrée de façon forte et centralisée par ce couple PCC-APL.

Même si cette structuration existe depuis la prise de pouvoir par le PCC lors de la révolution communiste 1949, le contrôle exercé par le pouvoir chinois sur sa population a connu différentes évolutions depuis la mort de Mao Zedong en 1976. Tout d’abord pendant la période de réforme et d’ouverture du pays de Deng Xiaoping (1978-1989) ayant permis de poser les bases de la puissance économique de la Chine actuelle. En effet, ce lancement du pays vers une économie d’allure capitaliste nécessitait une stabilité d’ordre social, et donc un contrôle social relativement serré. Néanmoins, et sans pour autant pouvoir déroger à l’exclusivité des aspirations politiques que sont celles du PCC, ce contrôle se voit sélectivement desserré sous Deng Xiaoping qui encouragera à l’enrichissement personnel et la consommation de masse. Cette sélectivité économique ouvrira une période de prospérité pour la Chine qui deviendra l’atelier du monde, accumulant des richesses tout en faisant profil bas.

Cette stratégie de développement économique initiée par Deng Xiaoping sera reconduite sous les mandatures successives de Jiang Zemin (1989-2002) et Hu Jintao (2002-2012) permettant à la Chine de faire naître une économie de marché « aux caractéristiques socialistes ». Persuadés que l’idéologie communiste chinoise conduirait immanquablement le pays à un effondrement similaire à celui du régime communiste soviétique, et ceci d’autant plus rapidement que la Chine tenterait l’adoption d’une économie de marché libérale, les pays occidentaux n’ont initialement pas cru aux chances de succès de cette stratégie. Cette erreur majeure d’appréciation permettra à la Chine de s’armer de capacités économiques et financières colossales, deux éléments importants de son hard power actuel lui permettant « d’acheter le monde » [xix], de renforcer son soft power, et, finalement de donner une nouvelle dimension à un smart power made in China.

La consolidation du smart power chinois

L’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012 va faire évoluer l’usage du smart power chinois à l’échelon national (et international) [xx]. Au plan national, il poursuivra l’objectif de renforcer une cohésion sociale du pays affaiblie par deux dynamiques. La première dynamique, concernant la société civile chinoise prise dans sa globalité, est celle de la perte de la foi dans les vertus du communisme, idéologie perçue comme dépassée. La seconde dynamique, concernant essentiellement la frange plus jeune et urbaine de la population, est celle de l’émergence d’un individualisme lié au retour de la propriété privée (réintroduite dans la Constitution chinoise en 2004 et validée par la loi en 2007 [xxi]) ainsi qu’au développement du consumérisme « à l’occidental » autorisé sous Deng Xiaoping et maintenu depuis cette période. Les déclarations, suivies de réduction au silence, de milliardaires (Jack Ma), d’artistes (Ai Weiwei) ou de sportifs (Peng Shuai) chinois susceptibles de critiquer le régime en place ou de vanter les avantages d’un modèle occidental alternatif illustrent ce propos. Ces deux dynamiques, combinées aux défis socio-économiques, démographiques, sanitaires ou encore environnementaux liés aux effets d’une industrialisation réalisée à marche forcée (extraction minière, pollution des eaux, pollution aérienne liée au recours massifs aux énergies fossiles et aux rejets industriels, etc) sont autant de risques importants de déstabilisation sociale induisant, par voie de conséquence, un risque pour la pérennité du PCC. Face à ces risques, ce dernier propose à sa population une doctrine de pensée faussement renouvelée et des actions présentées comme étant issues de cette doctrine visant à répondre à l’ensemble de ces défis.

La première étape : la réécriture de l’histoire chinoise

L’un des récits fondamentaux visant à créer de la stabilité et la cohésion sociale tout en légitimant l’action et la pérennité du PCC est celui issu de la réécriture de l’histoire de la Chine décrivant « une civilisation chinoise issue de 5.000 ans d’histoire splendide et continue » dont les valeurs confucéennes sont les fondations, et dont le PCC serait aujourd’hui l’héritier légitime. Ce discours révisionniste, national et nationaliste basé sur la notion de « Tianxia » s’arrange cependant d’une série de faits historiques qu’il convient de rappeler [xxii]. Tout d’abord, celui de la naissance d’une Chine unifiée uniquement à partir de 221 avant-JC avec l’avènement du roi Zheng, fondateur de la dynastie Qin et qui portera le titre de Premier Empereur de Chine (Qin Shi Huangdi), ce qui contredit le narratif de 5.000 ans de Chine unifiée.

Cette reconstruction du passé efface également certains éléments perçus comme négatifs par le PCC tels que les parenthèses démocratiques furtives du début du XXeme siècle, ou encore certains évènements répressifs sanglants et/ou traumatisants tels qu’ont pu l’être la Révolution Culturelle maoïste (1966-1976) ou le massacre de la Place Tian’anmen (1989). En revanche, ce récit n’oublie pas de présenter l’image d’une Chine éternelle et dont la sérénité est troublée par un « siècle d’humiliations occidentales » (guerres de l’Opium de 1839-1842 et 1856-1860, et traités inégaux initiés avec le Traité de Nankin de 1842), siècle d’humiliations auquel l’arrivée du PCC en 1949 a mis un terme tout autant qu’il a permis la renaissance d’une Chine mythique. Aucune allusion à une Chine communiste contemporaine née d’une rupture révolutionnaire radicale maoïste d’inspiration marxiste-léniniste ayant violemment rejeté un passé qualifié de féodal, ou encore la tentative de destruction des valeurs confucéennes lors de cette même révolution communiste, contradictions évidentes avec les principes de continuité et d’unité évoqués.

La recherche de légitimité du Parti communiste chinois dans les valeurs confucéennes

Cette configuration du soft power chinois joue d’ailleurs un double rôle. Au niveau national, la mise en avant de ces valeurs confucéennes donne la priorité à l’intérêt collectif aux dépends des libertés individuelles et droits humains permettant, par exemple, de légitimer certaines actions de hard power du parti au pouvoir envers sa population. Ainsi, la surveillance généralisée (humaine et technologique) et son corollaire de crédit social public sont présentés comme des éléments de lutte active contre la corruption, ainsi que contre les mauvais comportements citoyens pouvant mettre en péril la cohésion nationale, les valeurs chinoises ou encore l’environnement. En réalité, ce récit basé sur la préservation de ces éléments de soft power permet d’accentuer le contrôle répressif exercé par le PCC sur sa population en s’appuyant sur des éléments de hard power (restriction d’accès à certains services administratifs, économiques ou financiers, exposition à un risque supplémentaire de détention). Au niveau international, la référence au courant de pensée philosophique confucéen, ancien et antérieur à ceux alimentant la pensée occidentale, représente une forme d’alibi émancipatoire que le PCC n’hésite pas à instrumentaliser pour légitimer certaines actions divergentes avec les valeurs occidentales.

Ainsi, la Chine, civilisation orientale à la sagesse confucéenne multimillénaire, orienterait ses actions dans le monde dans l’intérêt du bien commun et de l’Humanité, posture à l’opposé de celles de la civilisation occidentale dont les valeurs (non-confucéennes) sont mises au service des intérêts individuels. Du point de vue chinois, le colonialisme et l’impérialisme occidental en seraient les meilleures illustrations. C’est également en s’appuyant sur cet argumentaire que Pékin a pu proposer à l’ONU l’idée d’une redéfinition des droits de l’Homme reposant sur un discours convoquant un universalisme « à la chinoise » reposant sur les valeurs « humanistes » confucéennes.

Le débat est ici de mettre en lumière que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme a été rédigée par les occidentaux, blancs, et ne prennent pas en compte les autres cultures, ce narratif s’adresse bien évidemment en priorité aux pays ayant été victime de ce colonialisme et de cet impérialisme occidental par le passé. Le développement de l’entrisme chinois portant un tel discours dans les institutions internationales apparaît aujourd’hui comme une menace pour le camp occidental. Ainsi, la nomination de ressortissants chinois à la tête de quatre agences spécialisées (sur quinze) et de sept directions adjointes d’institutions onusiennes illustre la perte d’influence des Etats-Unis au profit du second contributeur à l’ONU qu’est la Chine, tout autant qu’elle installe cette dernière dans une position de plus en plus confortable pour imposer sa vision, ses valeurs et ses normes à l’ensemble de la planète.

Les effets de la dualité du discours historique chinois

Cette dualité du discours historique et confucéen permet une navette entre les deux composantes du smart power aussi bien au niveau régional qu’international. Au plan régional, l’affirmation par la Chine de l’unicité de son territoire intégrant Hong-Kong, Taiwan ou les îles Diaoyu relèvent de cette dynamique. Elle supporte également le narratif d’un territoire maritime chinois issu de « la ligne des 9 traits » ou encore celui du concept de « Asia for Asians » proposé par Xi Jinping lors de la conférence de Shanghai de 2014 [xxiii] visant à accélérer la perte d’influence des pays occidentaux auprès des pays de l’ASEAN [xxiv] ayant débuté depuis la fin de la guerre froide. Plus largement, cette rhétorique vise à atténuer la perception d’une Chine expansionniste menaçante tout en proposant une alternative à l’hégémonie mondiale de l’occident et de ses valeurs, alternative rendue aujourd’hui crédible par la puissance de son hard power.

Tous les éléments du smart power chinois sont donc aujourd’hui en place. En revanche, il n’est pas une simple réplication du smart power américain tel qu’initialement défini par Nye, la Chine ayant su en dériver un smart power aux « caractéristiques chinoises » [xxv]. C’est précisément à partir des éléments de différenciation entre le smart power américain leader du camp occidental et celui chinois leader camp oriental que prend place la guerre informationnelle.

La stratégie de rupture chinoise dans le collimateur des Etats-Unis d’Amérique

En miroir de la dynamique du smart power d’Obama voulant trancher avec l’approche hard power militaire de Bush, l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping s’est accompagnée d’un changement de posture de la Chine dans les relations internationales. La Chine est ainsi passée d’une politique de Chine « au profil bas » instaurée par Deng Xiaoping au début des années 80 à une stratégie de rupture de Xi Jinping basée sur l’usage d’un smart power aux caractéristiques chinoises. C’est précisément l’usage offensif de ce smart power, ainsi que la menace qu’il représente pour l’hégémonie américaine et les valeurs portées par le monde occidental, que se place la guerre de l’information contre la Chine. Cette guerre informationnelle n’épargne aucun compartiment du smart power chinois, ni aucun périmètre géographique de son action (national, régional ou international).

Concernant les aspects de soft power chinois intégrés à son smart power, les instituts Confucius représentent la cible privilégiée de cette guerre informationnelle contre la Chine. Les instituts Confucius sont l’expression la plus notable de la diplomatie culturelle chinoise, mais également l’une des plus décriées par le monde académique. Répartis sur les cinq continents avec une prédominance européenne, ces instituts sont présentés comme un moyen inoffensif de diffusion de la langue et de la culture chinoise. En réalité, le rôle de ces instituts dépasse largement cette image d’Epinal, ces derniers servant aujourd’hui de véhicules à un programme académique malveillant visant les universités étrangères pour y diffuser la censure, l’auto-censure et la propagande chinoise [xxvi]. Ces partenariats universitaires et autres programmes d’échanges internationaux sont d’ailleurs intégrés dans une stratégie diplomatique plus large incorporée dans les Nouvelles Routes de la Soie (NRS) et bénéficiant de financements colossaux par Pékin : la stratégie « people-to-people bound ».

La dénonciation de la dimension subversive de la politique culturelle initiée par Pékin

Cette diplomatie culturelle s’étend à l’ensemble des vecteurs culturels occidentaux avec les fora culturels, les évènement sportifs tels que les Jeux Olympiques, les manifestations artistiques, littéraires ou encore cinématographiques dont une grande partie implique Hanban, organisme officiel coordonnant l’ensemble des opérations culturelles réalisées à l’étranger ainsi que l’ensemble des Instituts Confucius de la planète [xxvii]. « Comprendre la Chine » est l’un de ces programmes [xxviii]. Ciblant particulièrement les acteurs des relations internationales, du monde des médias et de l’économie, ce programme promeut les nombreuses qualités du pays sur l’ensemble des sujets d’intérêts pour ces acteurs habilement sélectionnés. Concernant plus spécifiquement le monde des média, ce programme participe également au façonnage d’une pensée médiatique favorable au développement des intérêts chinois à l’endroit des populations résidentes dans les aires d’influence ciblées, Afrique et Asie en tête. Les Instituts Confucius jouent également un rôle d’intermédiaire et de soutien à d’autres manœuvres hostiles menées par le gouvernement chinois à l’étranger (manifestations, pressions politiques, lobbying, etc). Enfin, les diasporas dans la conquête des élites non chinoises est également un élément important à considérer pouvant, le cas échéant, être rattaché à l’action des Instituts Confucius.

Au-delà du cheval de Troie culturel que représentent les Instituts Confucius pour le monde occidental, d’autres exemples illustrent la capacité d’intégration et de transformation subversive des règles du jeu culturel du monde occidental reposant sur l’usage du smart power chinois. La subversion de l’outil cardinal de soft power américain que représente Hollywood illustre magistralement ce propos (voir encadré). Idem en ce qui concerne l’application de ce smart power à des acteurs californiens de la Silicon Valley tels que Google ayant accepté d’intégrer des éléments de censure sur son moteur de recherche, condition non négociable posée par la Chine afin de pouvoir franchir la « grande muraille numérique » cloisonnant l’internet chinois [xxix].

Le cinéma chinois présenté comme un outil de smart power

Quel que soit le pays considéré, le recours à l’industrie cinématographique pour créer une identité et une cohésion collective existe depuis des décennies et représente un puissant outil de soft power.

Concernant la Chine, le boom de son industrie cinématographique nationale et la diffusion de superproductions chinoises telles que celle cardinale des « Loups Combattants » (Wolf Warriors), film mettant en scène le hard power militaire chinois à travers son service des Opérations Spéciales de l’APL se battant victorieusement contre des mercenaires occidentaux, en est une illustration parfaite. Certaines actions de la diplomaties chinoises menées sous la présidence de Xi Jinping, et dont la rhétorique étaient perçues comme agressives tranchaient radicalement avec la posture chinoise de profil bas adoptée depuis Deng Xiaoping, ont d’ailleurs été qualifiées de « diplomatie des loups combattants » en référence à ce film.

Mais au-delà de cette approche classique, la Chine utilise également son smart power comme outil de subversion d’autres industries cinématographiques à travers le monde, y compris à l’endroit de l’un des outils majeurs du soft power américain : Hollywood. A l’image de nombreux autres secteurs, le marché du cinéma chinois est perçu par Hollywood comme une source de croissance économique majeure. La Chine est d’ailleurs aujourd’hui le plus gros consommateur de productions cinématographiques au monde. En revanche, l’accès au marché chinois est soumis à différentes règles concernant le contenu cinématographique, notamment en ce qui concerne les productions hollywoodiennes. Ainsi, tout film abordant ou faisant allusion aux « 3T » (Tian’anmen, Tibet, Taiwan) ou mettant en scène des acteurs cultivant des liens avec ces 3T se voit refuser sa projection sur le sol chinois.

Ces règles ont ainsi conduit, par exemple, au remplacement d’un personnage tibétain par un personnage celte dans la superproduction « Doctor Strange » des Studios Marvel, ou à l’éviction d’acteurs tels que Richard Gere proche du Dalaï Lama. Mais au-delà d’imposer une forme d’auto-censure hollywoodienne, l’utilisation du smart power chinois dans l’objectif de subvertir cet outil américain de soft power pour le rediriger chinois vers les intérêts chinois est remarquable. En effet, le succès du film catastrophe « 2012 » où la vision du gouvernement chinois permet un sauvetage de l’Humanité, ou celui du film « Gravity » mettant en scène la station spatiale Tiangong-1 permettant le sauvetage d’une astronaute américaine, sont des éléments contribuant de façon évident à renforcer le soft power chinois évidents. Dans ces deux cas, il s’agit bien de la mise en action du smart power chinois, le volet économique du hard power (conditions au financement des productions hollywoodiennes et/ou opportunité de valorisation de ces productions en Chine) servant les intérêts d’un « soft power aux caractéristiques chinoises », notamment au plan des droits humains et démocratiques. Cette action du smart power chinois sur l’industrie cinématographique américaine contribuent également à limiter la guerre de l’information menée contre le pays en utilisant les codes culturels occidentaux.

La dénonciation des autres aspects du smart power chinois déployés au niveau des Nouvelles Routes de la Soie

 Côté soft power, les NRS sont présentées par la Chine comme le prolongement de l’engagement de la Chine dans une dynamique d’ouverture bienveillante et inclusive du pays vers le monde, dynamique initiée au début des années 2000 à travers sa participation aux programmes d’aide et d’assistance financière destinés aux pays en développement. Ce narratif positif est d’ailleurs conforté par les pays partenaires pour lesquels les aides économiques et financières proposées par la Chine s’avèrent moins contraignantes que celles proposées par les puissances occidentales aux antécédents colonialistes et impérialistes. Cette stratégie flatteuse fait néanmoins l’objet d’attaques informationnelles de la part du camp occidental mené par le rival américain et ciblant plus spécifiquement le hard power économique et financier sous-tendant au service de ce soft power. Ainsi, au-delà de contribuer à financer des pays autoritaires exclus des financements occidentaux classiques pour des raisons d’atteinte aux droits humains dans ses différentes dimensions, la Chine serait en réalité une puissance économique et financière prédatrice des infrastructures critiques de ses partenaires à travers son « piège de la dette » (Sri Lanka, Pakistan, Djibouti, Monténegro) [xxx].

De surcroît, les NRS seraient plutôt une initiative jouant un rôle de catalyseur dans le pillage des ressources naturelles de ses partenaires, dans l’espionnage de ces derniers à travers la diffusion de ses technologies télécommunications permettant une surveillance de masse (terminaux et réseaux telecom, 5G), ou encore l’occasion pour la Chine de recourir encore davantage à des pratiques commerciales déloyales et au dumping dans le but d’affaiblir les économies compétitrices. D’ailleurs, l’extension des narratifs de cette guerre informationnelle contre Pékin n’oublie pas de faire le lien entre ces composantes de hard power chinois hostile déployées à l’étranger avec son plan industriel national « Made in China 2025 » (MIC2025) et ses dispositions réglementaires protectionnistes (économies matérielles et immatérielles, investissements étrangers en Chine) participant à l’accroissement de puissance du pays lié au développement de son économie.

Le ciblage des différentes stratégies n’intégrant pas spécifiquement ces NRS

Auplan régional, la guerre informationnelle plurielle et intense dont fait l’objet la stratégie de déploiement du smart power de Pékin en mers de Chine en est la meilleure illustration. Essentiellement présentée sous l’angle d’un hard power militaire chinois au service d’une ambition de conquête territoriale susceptible de menacer la stabilité régionale voire mondiale, cette guerre informationnelle oublie de préciser que la Chine cherche avant tout, à l’image et en complément de son initiative des « nouvelles routes de la soie » (NRS), à sécuriser ses voies commerciales tout en réduisant l’influence régionale des occidentaux au premier rang desquels se trouvent les Etats-Unis.

La mer de Chine, s’étendant du détroit de Malacca au sud-ouest à la péninsule coréenne au nord-est, est séparée en deux parties par le détroit de Taïwan : la mer de Chine orientale représentant environ un quart de la superficie, et mer de Chine méridionale pour trois-quarts de sa surface maritime. Elle est séparée des océans indien et pacifique par une série d’archipels. Cette mer de Chine regorge de plusieurs richesses parfois appelées les « 3 ors » : l’or noir avec ses réserves de pétrole essentiellement localisées au sud, l’or bleu avec ses ressources halieutiques, et l’or blanc représenté par le guano fertilisant localisé sur les récifs et îlots émergés.

L’exploitation de la faille possible sur les flux commerciaux

Elle représente également la première zone mondiale de transit du commerce maritime, regroupe les principaux ports maritimes de la planète, et possède un relief de ses fonds s’avérant stratégique pour la navigation « indétectable » des sous-marins. La Chine est aujourd’hui hautement dépendante des flux commerciaux transitant par la mer de Chine, y compris avec ses partenaires commerciaux les plus proches : 80% des approvisionnements pétroliers à destination du pays passent par le détroit de Malacca, 90% de son commerce extérieur transite par ce même détroit, et environ 40% du commerce extérieur chinois réalisé avec ses partenaires régionaux sont réalisés via la mer de Chine méridionale. A la lumière de ces éléments, il apparaît évident qu’il existe des enjeux de dépendance majeurs pouvant justifier une stratégie de sécurisation par la Chine de ces voies commerciales et voies d’approvisionnement critiques pour le pays. La stratégie de revendication territoriale maritime reposant sur la « ligne des 9 traits » est l’un des volets de cette sécurisation et fait l’objet d’une guerre informationnelle contre la Chine.

Juridiquement fondée sur aucun des arguments présentés par Pékin permettant de justifier de la jouissance de la zone économique exclusive de 200 mille nautiques associée [xxxi], cette territorialisation d’une grande partie de la mer de Chine méridionale basée sur l’isobathe de -200 mètres stratégique au plan militaire vise l’intégration d’une partie des « 3 ors », des îles Spratleys, Paracels, Diaoyu et bien évidemment de Taïwan dans le giron de la Chine. La guerre informationnelle menée contre la Chine à l’endroit de sa stratégie régionale ne manquent pas de mettre en avant les différentes facettes d’un smart power chinois offensif au service des objectifs de conquête territoriale illégitime comme en témoignent le développement de son hard power militaire (ajout annuel de l’équivalent d’une flotte française à l’APL), de son hard power économique (signature du Regional Comprehensive Economic Partnership libéralisant les échanges de la Chine avec l’ASEAN après dénonciation du traité trans-Pacifique), ou encore de son soft power  régional (concept « Asia for Asians » porté par Pékin).

 La véhémence des Etats-unis vis-à-vis de la Chine est ici d’autant plus marquée que Taïwan abrite une ressource stratégique pour ses propres intérêts, à savoir le leader mondial des semi-conducteurs TSMC produisant les puces électroniques alimentant une partie du marché américain de l’informatique, de l’automobile ainsi que certains industriels de la défense. L’alliance militaire AUKUS, dont la France est exclue, contribue à cette logique américaine visant au maintien à moindre coûts d’une supériorité militaire occidentale ayant pour objectif le confinement d’un hard power militaire maritime chinois en développement rapide.

En attendant, la Chine présente sa stratégie de développement régional comme servant la défense de ses intérêts et de ceux de l’économie mondiale, toute intervention militaire hostile pouvant avoir un impact négatif immédiat sur le trafic maritime en mer de Chine qui, en cascade, pourrait avoir des conséquences majeures sur l’économie chinoise et mondiale. Cet état de fait justifie une politique chinoise des petits pas visant à compléter ses objectifs de conquête dans la région tout en évitant le franchissement du seuil de conflit ouvert.

Le focus occidental sur la faille chinoise au niveau des droits de l’homme

Néanmoins, la guerre informationnelle décrivant les atteintes aux libertés et droits humains fondamentaux liés à l’usage du smart power par un PCC toujours plus autoritaire à l’échelon national, et le risque que sa progression représente pour les valeurs occidentales reste la plus médiatisée, notamment en France. On peut citer ici la répression de minorités pouvant mettre en péril le développement des NRS (minorités ouïghoures du territoire autonome du Xinjiang, point de départ des NRS terrestres vers l’étranger mais également lieu de transit des voies d’approvisionnement de la Chine en énergie et matières premières) ou des minorités pouvant représenter une menace pour l’accès à des réserves stratégiques permettant d’alimenter le pays en eau douce (minorité tibétaine).

L’atteinte à la liberté d’expression sur certains territoires (répression des manifestations de 2019 et 2020 sur la loi de sécurité applicable à Hong-Kong) ou plus largement de l’ensemble du peuple chinois via la surveillance de masse et l’utilisation du système de crédit social intègre également ce périmètre de guerre de l’information contre la Chine. Idem en ce qui concerne les narratifs centrés sur la loi sur la cybersécurité de 2017 renforçant le contrôle de l’internet chinois et participant au basculement progressif d’un régime chinois autoritaire vers un régime totalitaire dont la composante technologique en développement rapide complète une surveillance humaine intrinsèque déjà considérable.

L’alerte lancée sur l’amplification du programme nucléaire chinois

A l’aune de cette guerre de l’information, l’annonce du développement d’un programme nucléaire civil ambitionnant la construction d’une centaine de centrales nucléaires à horizon 2035 afin d’engager la Chine sur la voie de l’utilisation d’énergies faiblement émettrices [xxxii] est décriée par son rival américain comme une décision visant à permettre une accélération de son programme sécuritaire reposant sur le développement d’armes nucléaires [xxxiii] illustre ce propos.

Même si ce volet militaire ne peut être exclu de la part de cet acteur déjà détenteur de l’arme nucléaire, c’est le renforcement de l’économie chinoise, la diminution de sa dépendance énergétique aux produits pétroliers importés et le développement d’une industrie nucléaire chinoise potentiellement exportable (et concurrente de l’industrie européenne et française, le réacteur nucléaire chinois Hualong étant le concurrent direct de l’EPR) qui sont également visés par cette attaque informationnelle dirigée contre la Chine.

Le piège cognitif créé par la pandémie

La pandémie de COVID-19 liée au coronavirus SARS-CoV-2 n’a en rien altéré ces dynamiques et pourrait même avoir contribué, du moins transitoirement, à un renforcement du smart power malgré une guerre de l’information contre le pays ayant, à l’occasion de cette crise, redoublé d’intensité. Tout d’abord sur le plan national, cette pandémie a légitimité un renforcement de toutes les dimensions du contrôle de la population contribuant à alimenter une guerre informationnelle focalisée sur le développement d’un totalitarisme toujours plus marqué du PCC sur son pays. Au plan international, la responsabilité du pays quant aux conditions d’émergence du virus, son opacité dans la gestion initiale de la crise sanitaire et son incapacité structurelle au contrôle des phénomènes épidémiques (trois crises sanitaires liées à l’émergence de virus depuis la Chine au cours de deux dernières décennies), ou encore ses campagnes de désinformation et de mensonges liées à cette crise sanitaire n’ont pas manqué d’être pointées du doigt, notamment par son contradicteur américain.

Néanmoins la Chine semble avoir réussi à tirer profit de cette crise pour renforcer son smart power et accélérer certains aspects de son développement à l’international. En effet, là où le pays était initialement présenté par ses détracteurs comme un simple pilleur de ressources naturelles de ses partenaires, puis comme un pays prédateur des infrastructures de ceux qui signaient les « pièges de la dette » lors de leur intégration des NRS, la Chine a su partiellement atténuer cette image et capitaliser sur sa « diplomatie des masques » puis sa « diplomatie des vaccins » pour accélérer la projection de sa puissance vers de nombreux pays en voie de développement à travers la planète.

Ainsi, la diplomatie des masques incluant également la fourniture de gants de protection, de respirateurs, d’appareils de monitorage ou encore certaines ressources humaines a été présentée par la Chine comme s’inscrivant dans un positionnement pour « l’intérêt commun » duquel étaient manifestement absents les pays occidentaux paralysés par leur système néolibéral individualiste et dépassé face à l’ampleur de la crise. Quelques mois plus tard, la diplomatie des vaccins et son cortège de conditions élargies visant l’isolement diplomatique de Taïwan [xxxiv] et le développement économique de la Chine ont été d’autant mieux accueillis que l’occident avait de nouveau délaissé ces mêmes pays pour vacciner quasi-exclusivement ses populations alors que la Chine s’engage devant l’ONU à livrer deux milliards de doses vaccinales au monde avant fin 2021 [xxxv]. Au-delà de renforcer son soft power, cette diplomatie vaccinale combinée à des mécanismes de réduction de dettes contractées auprès de la Chine [xxxvi] permet au pays d’imposer de façon « douce » des projets et/ou marchés centrés sur des technologies situées au cœur de la guerre économique avec les Etats-Unis (exemple des technologies  de télécommunication ou celles liées à la 5G) ou donnant un accès privilégié aux ressources naturelles, ces éléments contribuant au renforcement de la puissance chinoise au détriment de l’hégémonie de son rival américain.

Une dynamique chinoise impressionnante mais des faiblesses non résolues Vingt ans après son entrée à l’OMC, la Chine est sur une trajectoire qui pourrait en faire la première puissance économique mondiale et le nouvel hégémon planétaire avant la fin de la décennie actuelle. Ce résultat n’est pas le fruit du hasard mais celui d’un plan de développement construit sur plusieurs décennies et reposant sur le développement d’un outil productif industriel redoutable auquel le monde occidental à largement contribué en voulant faire du pays son atelier à bas coûts. Cet outil a su évoluer faisant passer la Chine d’un pays longtemps perçu comme « simple copieur 


[i] Le « smart power » américain, un défi pour l’Europe ». Institut Robert Schuman, 09 février 2009.

[ii] The Sources of Soviet Conduct. X. Foreign Affairs 1947; 65 : 852-868.

[iii] Bound to lead : the changing nature of American power. Nye J. Basic Books, New York 1990.

[iv] U.S. Power and Strategy after Iraq. Foreign Affairs 2003; 82: 60-73.

[v] Smart power. Nossel S. Foreign Affairs 2004; 83: 131-142.

[vi] Transcript of Clinton’s confirmation hearing. National Public Radio, 13 January 2009.

[vii] Trump ferait bien de se rappeler que l’Iran n’est pas la Corée du Nord. Kaplan F. Slate, 30 juillet 2018.

[viii] Sharp power : rising authoritarian influence.National Endowment for Democracy, 2017.

[ix] La modernisation de l’armée chinoise 1997-2012. Bitzinger R. Perspectives Chinoises, 2011 ; 4: 7-16.

[x] Trends in world military expenditure, 2020. Lopes da Silva D et al. SIPRI Fact sheet, April 2021.

[xi] World development indicators. World Bank databank.

[xii] Banking on the Belt and Road : Insights from a new global dataset of 13,427 Chinese development projects.

Malik A, Parks B et coll. Williamsburg, VA: AidData at William & Mary, 2021.

[xiii] Innovation perseveres: international patent filings via WIPO continued to grow in 2020 despite COVID-19 pandemic. WIPO, March 2, 2021.

[xiv] Global Innovation Index 2011 : accelerating growth and development. WIPO 2011.

[xv] The world in 2030 : our long-term projections for 75 countries.Henry J, Pomeroy J. HSBC Global Research, septembre 2018.

[xvi] Evaluating China’s soft power discourse: assumptions, strategies, and objectives. Mirza MN et al. Global Strategic & Security Studies Review 2020; 5: 40-50.

DOI : 10.31703/gsssr.2020(V-IV).05

[xvii] Full text of Hu Jintao’s report at 17th Party Congress. Accès via Wayback Machine, archive du 05 juillet 2007.

[xviii] Full text of Hu Jintao’s report at 17th Party Congress. Accès via Wayback Machine, archive du 11 février 2021. m

[xix] Quand la Chine achète le monde. Pierre-Antoine Donnet. Editions P. Piquier, 2019.

[xx] Penser en Chine. Travail collectif réalisé sous la direction d’Anne Cheng. Collection Folio Essais, Gallimard 2021.

[xxi] Droit de la propriété de la République populaire de Chine. Assemblée populaire nationale, 16 mars 2007.

http://www.law-lib.com/law/law_view.asp?id=193400.

[xxii] Notion polysémique signifiant littéralement « sous le ciel » et faisant appel à la notion « d’empire céleste chinois ».

Il est intéressant car rappelle que le système considéré par le souverain est celui du monde entier, « tout ce qu’il y a sous le ciel », et pas seulement une nation ou un pays.

Se référer à {Penser en Chine. Travail collectif réalisé sous la direction d’Anne Cheng. Collection Folio Essais, Gallimard 2021}

[xxiii] New Asian security concept for new progress in security cooperation. Remarks at the Fourth Summit of the Conference on Interaction and Confidence Building Measures in Asia by H.E. Xi Jinping, President of the People’s Republic of China. Shanghai Expo Center, 21 May 2014.

[xxiv] Association of SouthEast Asian Nations est une association regroupant 10 nations géographiquement regroupées en Asie du Sud-Est : Birmanie, Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam.

[xxv] Le soft power chinois : entre stratégie d’influence et affirmation de puissance. Courmont B. Revue d’études comparatives est/ouest 2012 ; 43: 287-309.DOI: 10.4074/S0338059912001118

[xxvi] Ibid {Penser en Chine. Travail collectif réalisé sous la direction d’Anne Cheng. Collection Folio Essais, Gallimard 2021.}

[xxvii] Le Hanban, ou « bureau du conseil international de la langue chinoise », relève directement du ministère de l’éducation en Chine.

[xxviii] Jeunesse africaine : étudier en Chine, un phénomène qui prend de l’ampleur. Barbaut T. Info Afrique 09 sept 2012.

[xxix] Google Dragonfly. Collection 2018-2019. The Intercept.

[xxx] 16 US senators express concerns over China’s “debt trap” diplomacy with developing countries. Chuck Grassley, US Senator for Iowa, 3 August 2018.

[xxxi] PCA case n°2013-19 in the matter of the South China Sea arbitration between the Republic of Philippines and the People’s Republic of China. 12 July 2016.

[xxxii] Le dragon nucléaire chinois prêt pour le grand bond en avant. Gay M. Le Monde de l’Energie, 6 mai 2020.

[xxxiii] Military and security developments involving People’s Republic of China. Annual report to Congress. Office of the Secretary of Defense 2021. 

[xxxiv] Taiwan accuses China of ‘vaccine diplomacy’ in Paraguay. BBC, 7 April 2020.

[xxxv] La Chine va fournir au monde deux milliards de doses de vaccins contre la Covid-19 d’ici la fin de l’année. ONU Info, 21 septembre 2021.

[xxxvi] Diplomatie vaccinale : la Chine promet à l’Afrique 1 milliard de doses et une annulation de dette. La Tribune, 30 novembre 2021.