Recherche scientifique et intelligence économique, un équilibre fragile entre coopération et compétition internationales

par Hasnae Chami-Boudrika (consultante Innovation chez BLoomoon du Groupe EPSA)

L’intelligence économique est née de la recherche d’espaces commerciaux et politiques, de l’exploration de nouveaux territoires, de l’identification et de l’analyse d’informations. Le renseignement commercial s’est intensifié à partir des années 50 lors de la relance économique du Japon[1] puis avec la défense des intérêts américains dès les années 80. En France, la prise en compte des enjeux liés à la concurrence internationale s’est concrétisée en 1994 avec le rapport « Intelligence économique et stratégie des entreprises » issu d’un groupe de travail présidé par Henri Martre et conseillé par Christian Harbulot.

Le domaine de la recherche scientifique implique naturellement une volonté de générer et de diffuser de nouvelles connaissances. Cependant, la publication des résultats et la coopération internationale sont sources de contraintes aux niveaux de la confidentialité et de la protection des innovations. En effet, bien que la compétition internationale soit nécessaire pour faire fructifier la créativité, chaque pays développe une stratégie politique pour préserver les résultats de la recherche publique et pour protéger les innovations technologiques. Alors de quelles manières l’intelligence économique peut-elle répondre aux défis de l’évolution de la recherche dans un monde ouvert, à la fois compétitif et coopératif ?   

Valoriser et protéger le patrimoine immatériel créé par la recherche publique

En 2012, la délégation interministérielle à l’intelligence économique (D2IE) publiait un Guide de l’Intelligence Economique pour la Recherche. Elle y rappelait que le patrimoine immatériel des établissements de la recherche publique incluait à la fois les informations scientifiques mais aussi les informations en lien avec les technologies développées telles que les savoir-faire, les compétences des ingénieurs et chercheurs, les résultats de recherche, l’organisation ou encore sa réputation dans la communauté scientifique internationale.

Le principal enjeu est de pouvoir à la fois mettre en avant le patrimoine immatériel de la recherche publique tout en le protégeant des menaces extérieures. En effet, les résultats de la recherche publique permettent de valoriser l’économie nationale ou communautaire, de lui apporter des avantages compétitifs et de créer des emplois dans une industrie performante. La valeur ajoutée qui permet d’enrichir le tissu industriel par des innovations, des progrès techniques et scientifiques, et de développer de nouveaux produits et procédés doit être accompagnée d’une réelle politique de protection de la propriété intellectuelle.

Pour garder le contrôle sur les partenariats et les projets collaboratifs dans les milieux de la recherche et de l’industrie, les établissements de recherche ont recours à la propriété industrielle. Que ce soit sous forme de dépôt de brevets pour les inventions techniques, de certificats d’obtentions végétales ou de topographie de semi-conducteurs pour les connaissances techniques ou de marques, dessins et modèles pour les formes et signes distinctifs.

Ajouté à cela une politique globale visant à garder un œil attentif sur les évolutions de l’économie via la veille stratégique, à renforcer la sécurité économique des établissements de recherche et à encourager la compétitivité de l’économie française.

Par ailleurs, il existe d’autres mesures permettant de privilégier l’exploitation des résultats de la recherche publique sur le territoire national. Notamment celles qui nécessitent un accord gouvernemental ou un remboursement des subventions reçues pour le développement de technologies innovantes en cas de transfert des droits de propriété intellectuelle à un pays étranger. Par exemple, ce type de mesures a été mis en place aux Etats-Unis dès les années 1980 avec le Bayh-Dole-Act et plus récemment en Allemagne, en Corée du Sud et au Japon. Sans oublier la Chine qui a instauré en 2007 la Law of the People’s Republic of China on Progress of Science and Technology pour encourager l’innovation et l’industrie nationales.

Certains secteurs scientifiques sont particulièrement ciblés par les stratégies d’influence et d’ingérences étrangères. Il s’agit bien entendu du milieu de la Défense avec des innovations dans les domaines de la cinétique et de l’information. Et cela concerne différentes innovations dans les thématiques du nucléaire, de la propulsion, des matériaux avancés, des mathématiques, informatique et physique quantique[2]. Le secteur de la santé est également sensible à ces manipulations, ce qui s’est révélé au grand jour lors de la pandémie du Covid-19.

Stratégies nationales en période de crise Covid-19 et enjeux scientifiques

L’industrie pharmaceutique considère que dans le domaine du médicament, l’invention technologique consiste à découvrir un nouveau principe actif efficace et à innocuité relative pour une pathologie donnée. Les phases exploratoires de son activité de R&D s’appuient souvent sur des connaissances issues de la recherche publique financée par l’Etat.  

En plus des entreprises pharmaceutiques, d’autres acteurs sont impliqués dans la conception d’un nouveau médicament, tels que les centres hospitaliers universitaires et les organisations privées de recherche clinique. Les choix de projets à développer répondent aux enjeux concurrentiels et à l’internationalisation d’un marché global[3], et aux décisions publiques et à l’influence des médias.

Ainsi, une étude publiée dans La Revue de Médecine Interne[4] s’était intéressée à l’influence générée par la publication de trois articles sur le SARS-CoV-2 et la maladie Covid-19. A savoir que durant la crise sanitaire, 89 470 articles avaient été publiés (nombre d’articles dans la barre de recherche de PubMed ayant pour sujet l’infection par le SARS-CoV-2). Lors du premier pic épidémique en France (de mars à mai 2020), trois articles ont été particulièrement repris par les médias grand public, avec une réelle influence sur les actions menées par les autorités de santé en France :

  • Le premier article[5], publié le 16 mars 2020, traitait des effets bénéfiques de l’hydroxychloroquine et de l’azithromycine sur le traitement du Covid-19 ;
  • Le deuxième article[6], publié le 19 avril 2020, mesurait la fréquence des patients fumeurs actifs parmi les patients Covid-19 symptomatiques et expliquait que cette fréquence était plus faible chez les fumeurs, comparée à la population générale française ;
  • Et le troisième article[7], publié le 22 mai 2020, évaluait l’efficacité et l’innocuité de l’hydroxychloroquine associée ou non à un macrolide.

Bien entendu, chacun se souvient des conséquences de ces articles sur les décision politiques et dans les médias avec :

  • La publication au Journal Officiel de deux décrets datant du 25 et du 26 mars 2020 pour autoriser la prescription de l’hydroxychloroquine aux patients Covid-19 sous certaines conditions ; 
  • La reprise des informations par plusieurs médias français et internationaux en associant la nicotine à des vertus protectrices contre le virus ;
  • La suspension par l’ANSM (Agence Nationale de Sécurité des Médicaments) des inclusions des patients du Covid-19 dans les essais cliniques français sur l’évaluation de l’efficacité de l’hydroxychloroquine et la publication d’un décret d’annulation de la prescription de l’hydroxychloroquine.

Au-delà de l’influence de la recherche sur les décisions politiques et dans les médias, nous décelons aussi des conflits d’intérêt et des choix de méthodologie dans la sélection des données, la qualité des analyses, l’évaluation de l’information et la prise de décision.  

L’intelligence technologique au service de l’intelligence économique

Conceptualisé par Henry Chesbrough en 2003 après l’analyse du cas Xerox, le modèle de l’open innovation provient du besoin de réaliser des progrès technologiques et scientifiques rapidement et de développer des interactions collaboratives entre les acteurs de la recherche et l’innovation. Mais il n’est pas toujours facile de faire confiance à des acteurs extérieurs au vu des enjeux de compétitivité et des risques d’atteinte à la propriété intellectuelle. Ce qui amène parfois à des stratégies de recherche trop centrées sur des partenaires aux compétences déjà connus et n’offrant pas le renouveau nécessaire à la créativité et à l’innovation.

C’est alors qu’intervient le concept d’intelligence technologique[8] comme pratique informationnelle d’aide à la décision, d’identification de partenaires de recherche distants[9], et outil d’identification des menaces et des opportunités en innovation collaborative.

Avec l’émergence des notions d’innovation ouverte et de recherche collaborative se pose la question de la gestion de la connaissance et des enjeux de propriété intellectuelle. D’où l’importance du rôle des intermédiaires d’innovation[10] pour sécuriser et formaliser les relations dans les processus d’innovation ouverte. Par exemple, les plates-formes de crowdsourcing jouent un rôle d’intermédiaire d’innovation dans le contexte actuel de transformation digitale. En effet, elles ont une fonction de courtage (faire rencontrer l’offre et la demande) et de réseautage (faciliter les interactions).  

Pour ce qui concerne les politiques incitatives mises en place en fiscalité française, l’article 69 de la Loi de finances 2022 a sanctifié la recherche collaborative en créant le crédit d’impôt collaboration de recherche (CICo). A noter que ce nouveau dispositif s’adresse aux entreprises engagées dans des activités de R&D avec un cadre de recherche partenariale. Le taux de crédit d’impôt pour ce dispositif est à hauteur de 50 % des dépenses éligibles retenues pour les PME et de 40% pour les ETI et GE, dans la limite des 6M € de dépenses déclarées.    

Pour finir, comme l’expliquait Nicolas Moinet en 2009[11], « La science moderne est certes internationale par essence, mais son système de validation par les pairs avantage aujourd’hui les Anglo-Saxons qui ont su jouer la proximité avec les centres d’informations et de décisions. Dans des systèmes ouverts, la meilleure défense ne consiste-t-elle pas à avoir une influence d’avance ? »

Notes 


[1] Damiano, Jean-Pierre, Les enjeux de la recherche et l’intelligence économique et stratégique, Techniques de l’Ingénieur, 2021

[2] La contre-ingérence dans le monde de la recherche de défense, La Lettre d’Information Economique n°11 de la Direction du Renseignement et de la Sécurité de la Défense (DRSD), décembre 2022

[3] Cécile Hourcade-Behaghel. Processus de choix de projets dans l’industrie pharmaceutique et politique de santé. Sciences de l’Homme et Société. Ecole Polytechnique X, 2003

[4] F. Péretz, J. Bonini-Vuillod, M. Grivaux, M. Duracinsky, O. Chassany, Littérature médicale et COVID-19 : comment trois articles ont influencé les médias et la décision publique en France, La Revue de Médecine Interne, Volume 42, Issue 8, 2021

[5] Gautret P, Lagier JC, Parola P, HoangVT, Meddeb L, Mailhe M, et al. Hydroxychloroquine and azithromycin as a treatment of COVID-19: results of an open-label non-randomized clinical trial. Int J Antimicrob Agents, 2020

[6] Miyara M, Tubach F, Pourcher V, Morelot-Panzini C, Pernet J, Haroche J, et al. Low rate of daily active tobacco smoking in patients with symptomatic COVID-19

[7] Mehra MR, Desai SS, Ruschitzka F, Patel An, Retracted : Hydroxychloroquine or chloroquine with or without a macrolide for treatment of COVID-19: a multinational registry analysis. Lancet 2020

[8] Le Crenn, Patricia, Inès Dhuit, et Marina Flamand. « L’apport d’une démarche d’intelligence technologique pour l’identification de partenaires de recherche et d’innovation. Une illustration à partir de l’institut INRAE », Revue internationale d’intelligence économique, vol. 12, no. 2, 2020, pp. 85-10

[9] Meulman, F., Reymen, I. M. M. J., Podoynitsyna, K. S., & L. Romme, A. G. (2018). Searching for Partners in Open Innovation Settings: How to Overcome the Constraints of Local Search. California Management Review, 60(2), 71–97

[10] Mamavi, Olivier. « Le rôle des challenges numériques dans l’efficacité des processus d’innovation ouverte », La Revue des Sciences de Gestion, vol. 299-300, no. 5-6, 2019, pp. 147-152

[11] Moinet, Nicolas. « Liberté, compétitivité, sécurité : la communication scientifique entre coopération et concurrence », Sécurité globale, vol. 7, no. 1, 2009, pp. 119-129

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