Le programme de recherche européen au service de la suprématie chinoise

par Valérie ZWILLING, auditrice de la 38ème promotion MSIE de l’EGE

Depuis le Conseil de Lisbonne du 25 mars 2000[i], l’Union européenne a fait de la connaissance le moteur de sa compétitivité. Ainsi sa politique de recherche s’est-elle progressivement renforcée. L’Union se pense comme un acteur global ouvert sur le monde[ii].  Sa stratégie de puissance est centrée sur une approche multilatérale des relations internationales. Sur le plan opérationnel, cette stratégie se traduit notamment par le soutien aux coopérations avec des pays tiers. C’est le cas en particulier de son programme cadre de recherche et d’innovation, Horizon 2020 (2014-2020), pour lequel toute organisation, quel que soit son pays dans lequel elle est installée, peut participer.

Sur les 7 années du programme, l’analyse de l’Horizon 2020 Dashbaord[iii] révèle que 148 états hors Union européenne, ont eu au moins une collaboration de recherche avec au moins un des Etats membres[iv]. Certaines collaborations étaient également éligibles aux financements de l’Union[v]. Parmi les 148 états, seules les organisations participantes de 18 pays n’auraient pas été financées par l’Union.

Le budget total reçu par les 130 organisations financées s’élève à un peu plus de 6,624 milliards d’euros. Soit 8,3 % du budget du programme (80 milliards). 80% de ces financements sont concentrés sur les organisations de trois Etats bénéficiant de statut d’Etats associés : la Suisse (2,425 Md€), la Norvège (1,774Md€) et Israël (1,279 Md€) ayant le statut d’Etat associés. Ce statut permet aux organisations de ces Etats d’être financées dans les mêmes conditions qu’une organisation dans un Etat membre.

Avec un nombre de participations équivalents à Israël, soit un peu plus de 2000, les Etats-Unis arrivent en 7eme position avec 0,130 Md€. Et la Chine avec 604 projets, soit un peu moins du tiers des Etats-Unis, se place à la 35ème place en matière de financements communautaires, avec un peu plus de 5 M€.

Coopérer pour « vaincre sans combattre »

La Chine à la différence des Etats-Unis se présente comme un champion du multilatéralisme. Toutefois les dirigeants chinois cherchent autant à séduire qu’à dominer. Dans le livre blanc de la défense publié en juillet 2019 sur le rôle central de l’innovation et de l’impact des technologies sur leur puissance[vi]. La participation de la Chine au programme cadre de recherche et d’innovation est cohérente de sa stratégie de puissance. Ces collaborations ouvertes sont, comme l’a souligné Philippe Clerc en 2020[vii],  « stratégies indirectes d’encerclement à des fins de captations d’informations et de connaissances ». 

Relativement modéré en nombre, les 604 projets financés par le programme cadre, ont ceux officiellement considérés comme des participations d’organisations chinoises[viii]. Sur la période 2014-2020, les organisations chinoises – majoritairement publiques- ont collaboré avec l’ensemble des Etats membres (+ 8000 collaborations). La plus intense des collaborations tous pays confondus est réalisée avec le Royaume-Uni avec plus de 1100 collaborations de recherche et d’innovation. Sur cette même période, les organisations chinoises ont également collaboré avec 76 Etats hors Europe, tant au voisinage de l’Union (369 collaborations[ix] ) qu’à son voisinage (176 collaborations[x]). Les organisations chinoises étendent leur collaboration avec 17 pays africains[xi] au travers de 112 collaborations. Les plus fortes collaborations sont avec l’Afrique du sud (34), le Nigéria (16) et le Maroc (14).

L’Amérique du Sud est aussi une zone de coopération avec la Chine avec 13 pays et 215 collaborations[xii]. Les plus fortes collaborations sont avec l’Argentine (67) et Brésil (56).

Via le programme cadre européen de recherche communautaire, la Chine entretient également de fortes relations avec son voisinage immédiat. Le Japon (79), la Corée du sud (64), et Hong-Kong concentrent près de 90% des collaborations. Soulignons que 12 collaborations de recherche sont menées avec Taiwan, 10 avec Singapour et 1 avec la Mongolie.

L’échiquier chinois en matière de recherche et d’innovation, lisible via les coopérations financées du programme communautaire se superpose à celui des ambitions politiques de l’Union. Pourrions-nous alors considérer que les organisations chinoises comme des Trolls ? Ou peut-être plus raisonnablement considérer qu’elles utilisent à la manière d’un maitre de Taïchi la puissance (de recherche et d’innovation) de son « partenaire » pour « Vaincre sans combattre » ?

Pour aller plus loin dans l’analyse il serait nécessaire d’explorer plus avant les organisations chinoises engagées dans les projets pour clarifier les stratégies sous-jacentes.

Préparer la stratégie de puissance sur les territoires urbains.

Poursuivons notre analyse de l’implication des organisations chinoises sur le programme cadre de recherche et d’innovation, en examinant les thématiques d’actions.

La Chine et l’Union européenne, comme d’autres Etats, partagent des problématiques communes comme les questions du climat, l’alimentation durable, la santé, encore celle de la gestion des zones urbaines. En effet, la Chine comme l’Union européenne ont notamment en commun l’accroissement des zones urbaines et la création de mégapoles. L’Union européenne, sur la base du principe d’intérêt partagé et d’apprentissage commun, a donc ouvert ces thématiques d’action, classés dans les défis sociétaux, aux organisations chinoises. Elles couvrent 45% de la participation des organisations chinoises. Cet important volume d’activité est à mettre en relation avec une autre dynamique, moins visible, menée par la Chine, celle d’étudier les modalités d’accès aux marchés publics européens. Pour la France (et peut également pour d’autres Etats membres), plus le montant d’un appel d’offre plus il peut être ouvert à des réponses internationales. Avec des zones urbaines de plus en plus grandes, les marchés publics relatifs aux services urbains comme la gestion de l’eau, des déchets, de l’énergie, de la mobilité ou des bâtiments pourraient être gagnés par des entreprises chinoises et cela au détriment des entreprises européennes. Les marchés chinois n’étant pas ouverts, il serait, dans un principe de réciprocité, de limiter l’ouverture des marchés internationaux aux seuls Etats qui ouvrent leur marché dans les mêmes conditions.

Les organisations Chinoises portent leurs efforts de coopération également sur les technologies clés (nano)matériaux, TIC, Biotechnologie. Il serait intéressant d’approfondir sur quelles briques technologiques portent ces travaux et dans quelle chaine de valeur moyen terme elles s’inscrivent.

Le plus étonnant sont les participations d’organisation chinoises sur des projets dit monobénéficiaire, comme les Marie Sklodowska-Curie pour le financement de la mobilité des doctorants et des chercheurs. A elle seule, cette action représente 42% de l’engagement d’organisation chinoises sur le programme cadre. Il serait utile d’explorer non seulement les thématiques spécifiques d’actions, mais également les types de mobilités (vers ou depuis la Chine).

L’implication des organisations chinoises sur le programme cadre de recherche et d’innovation est pragmatique. L’équilibre entre coopération et protection des intérêts communautaires reste à ce jour une question ouverte. Si l’Europe et la Chine prônent la nécessité du multilatéralisme dans une économie globalisée, ce terme n’est pas compris de la même manière de part et d’autre. Là où l’Union se pense comme une entité (mais n’agit pas forcément en tant que telle), la Chine développe des relations avec chacun des Etats membres. Afin de protéger le patrimoine scientifique et technique de chacun des Etats membres, il serait essentiel qu’au moins chaque chercheur du doctorant au professeur, disposent d’une compréhension des enjeux géopolitiques de leurs travaux. Il serait également indispensable que des dispositions de protections physiques et numériques des travaux de recherches soit une normalité. Ce qui est loin d’être le cas. Ces deux basiques sont indispensables si l’Union souhaite véritablement construire une politique de souveraineté crédible.  Si nous pouvons penser avoir perdu certaines batailles technologiques, n’abandons pas par forfait les batailles à venir.

Notes


[i]Conseil de Lisbonne Mars 2000

[ii] https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/stronger-europe-world_fr

[iii] https://ec.europa.eu/info/funding-tenders/opportunities/portal/screen/opportunities/horizon-dashboard, selon les données compilées au 20/11/21.

[iv] Analyse Horizon 2020 Dashboard, 20/11/21 : https://webgate.ec.europa.eu/dashboard/sense/app/93297a69-09fd-4ef5-889f-b83c4e21d33e/sheet/a879124b-bfc3-493f-93a9-34f0e7fba124/state/analysis

[v] Les états associés sont financés de la même manière qu’un Etat membre, et certains pays bénéficient de financements sur certains axes considérés d’intérêt commun.

[vi] IRSEM : Note de recherche n »°76. Le libre blanc sur la Défense chinoise 2019 : un effort de communication lacunaire. Paul Charon, Carine Monteiro Da Silva.

[vii] Dans le cadre d’un séminaire du CEA sur l’innovation tenu à Grenoble au début de l’année 2020 (auquel j’ai participé)

[viii] Toute organisation installée sur le territoire de l’un des Etats membres est considérées comme européenne. Par exemple Toyota à Valenciennes est comptée comme un acteur européen au programme cadre. Cette organisation n’est pas identifiée comme japonaise ;

[ix] La Suisse (273), la Serbie (75), la Bosnie-Herzégovine (7), le Monténégro (3), la Macédoine du Nord (1), la Polynésie française (1) la Nouvelle Calédonie (1) et Monaco (1).

[x] Japon (79), Corée du Sud (64), Hong-Kong (32), Mongolie (1)

[xi] Afrique du sud, Nigeria, Maroc, Tunisie, Egypt., Ethiopie, Kenya, Botswana, Algérie, Cap vert, Sénégal, Togo, Ghana, Angola, Madagascar, Tanzanie, Cote d’ivoire.

[xii] Argentine (67), Brésil (56), Chili (21), Colombie (19), Mexique (19), Cuba (7), Pérou (6), Equateur (6), Costa Rica (5), Uruguay (5), Bolivie (3), Venezuela (1) Paraguay (1)