Rapport de force informationnel sur le devenir de la propriété Intellectuelle : l’affaire DABUS

Par Luca Vari (SIE25 de l’Ecole de Guerre Economique)

Lois et régulations ne parviennent plus à suivre le rythme imposé par les nouvelles technologies sur le chemin du progrès[i]. Invitant ainsi l’ensemble de la société civile à se prononcer sur l’opportunité de faire correspondre droit et avancées technologiques.

Le cas Thaler n’est pas nouveau. Déjà en 1980 la question s’était posée au sujet de la brevetabilité d’un micro-organisme modifié par l’homme. Après plusieurs années de lobbying[ii] intensif, la Cour suprême a fini par accepter la brevetabilité du vivant, dès lors qu’un homme en modifie sa nature première[iii].

La démarche sous-jacente à la demande de brevet semble aller de soi, utiliser les outils qu’offre le droit pour sécuriser son environnement et en assurer le développement serein. En effet, le brevet est défini comme un « titre délivré par l’État qui confère à son titulaire un droit exclusif d’exploitation de l’invention qui en est l’objet[iv] ». Interprétation toute défensive du brevet qui est de facto de plus en plus utilisé à des fins offensives.

C’est notamment le cas des patent trolls[v] assimilés à un « modèle d’affaires qualifié de prédateur, consistant à racheter des portefeuilles de brevets et à attaquer en justice – ou menacer de le faire – les entreprises potentiellement contrefactrices[vi] ». Sujet toujours brûlant d’actualité, en témoigne l’appel à Thierry Breton, nouveau commissaire européen, de la part d’Apple, Microsoft et bien d’autres afin de profiter du changement de législature à Bruxelles pour chasser les patent trolls de la zone euro[vii]. Et à Lallement d’ajouter que « Les pratiques sont passées d’une utilisation traditionnelle du brevet en tant qu’élément essentiellement défensif à une attitude plus pro-active[viii]».

Le cas d’école du robot DABUS

« We are both created and create. Why cannot our own creations also create? ». Ainsi s’exprima le juge Beach, représentant la cour fédérale d’Australie, lors de sa décision du 30 juillet 2021 annulant le refus de l’office de propriété intellectuelle australien (IPA) d’accorder la qualité d’inventeur au robot DABUS.

Le Dr. Thaler a créé un robot – DABUS – qui a lui-même créé une somme d’inventions. Son intention est d’obtenir un brevet émanant des offices de propriété intellectuelle et reconnaissant son robot DABUS comme inventeur. Le Dr. Thaler a ainsi déposé, en octobre et novembre 2018, deux demandes de brevet auprès de l’Intellectual Property Office (IPO). Les deux demandes ont été rejetées. Accompagné du Professeur de droit Ryan Abbott, le Dr. Thaler s’est alors lancé à la conquête des offices de propriété intellectuelle américain (USPTO), européen (OEB), australien (IPA), mais aussi sud-africain (CIPC) afin d’obtenir gain de cause.

La démarche du Dr. Thaler et de ses conseillers peut être qualifiée de « pro-active ». Depuis le premier refus de brevet lui et son équipe ne cessent de multiplier les demandes devant différents offices de propriété intellectuelle internationaux n’hésitant pas à engager des recours devant les juridictions compétentes en cas de refus. Ils contraignent ainsi les États à découvrir leurs politiques sur le sujet. C’est désormais aux États de communiquer sur leurs positions face au progrès en général et à l’Intelligence Artificielle (IA) en particulier.

La volonté d’intégrer l’IA

Un premier rapport de force informationnel opposa – et oppose toujours – le Dr. Thaler et consorts contre le système juridique dans le but d’intégrer l’IA à la société civile.

Ce premier rapport de force informationnel en déclencha un second, celui qui oppose les États entre eux. En effet, il est maintenant de leurs responsabilités de communiquer sur leurs régulations et leur vision du futur. En d’autres termes, de démontrer que leurs droits sont plus compétitifs et que leur foi en l’avenir de l’IA plus acquise.

Quel est l’intérêt pour un inventeur de faire reconnaître et protéger son invention (ou plutôt l’invention de son invention) à travers le monde ? Si tant est qu’il possède des parts à l’intérieur de ce marché-monde on pourra noter l’esprit d’entreprise logique de la démarche : exclure de jure les éventuels imitateurs. Cas contraire, faire protéger son invention à l’international s’inscrira dans une pure stratégie d’influence, ce que plusieurs indices[ix] laissent à croire. A ce titre, Bertrand Sautier estime que : « le système DABUS a été utilisé, avec l’aide du professeur Abbott, pour « tester » la réponse des offices de brevet sur la question de l’intégration de l’Intelligence Artificielle à la Propriété Intellectuelle[x] ».

Un autre paramètre doit retenir notre attention : celui du choix des offices de propriété intellectuelle. Certains d’entre eux seraient-ils réputés pour être des chambres d’enregistrement ? En ce sens la validation pure et simple du brevet par l’office sud-africain, contre l’avis de tous, interroge. En effet, le Patent Journal[xi] dans son édition de juillet 2021 laisse apparaître que : « l’invention a été automatiquement générée par l’intelligence artificielle de DABUS ». Ryan Abbott, fervent défenseur de l’intégration de l’IA à la société civile, a utilisé son compte LinkedIn pour se faire le relais de la décision. Il a été choisi par le Dr. Thaler pour défendre ses intérêts et promouvoir la propagation de l’IA.

Le flou sur la définition du terme « inventeur »

Ryan Abbott est un précieux atout intégré à la stratégie du Dr. Thaler. En effet, il a déjà pu se démarquer dans la bataille cognitive en publiant son livre « The reasonable robot : Artificial Intelligence and the Law »[xii] pouvant assurément servir d’élément d’influence et de persuasion. Il a également utilisé son compte LinkedIn pour relayer la décision de la cour fédérale d’Australie[xiii] annulant la non-homologation du brevet DABUS par le représentant de l’office des brevets australien. L’utilisation de ces deux décisions favorables sur les réseaux sociaux est intéressante à plusieurs égards.

D’abord, il faut différencier ces deux décisions : l’une est relative à l’homologation d’un brevet par un office de propriété intellectuelle, l’autre est un jugement. Ainsi, la première répond à des conditions légales, alors que le second interprète la loi. En outre, la première provient de l’Afrique-du-Sud là où le second est émis depuis l’Australie ; deux pays au régime juridique à tout le moins différent. Il est alors nécessaire de se pencher sur la réelle valeur juridique de ces deux décisions.

Concernant l’homologation par l’office de propriété intellectuelle sud-africain il faut remarquer que le système DABUS a bien été reconnu comme inventeur mais que le brevet appartient au propriétaire de DABUS soit le Dr. Thaler. Quant à la décision de la cour fédérale d’Australie, elle explique que rien ne fait référence, dans le Patent Act de 1990, à la prohibition d’un inventeur non humain. Le juge Beach ajoute qu’une telle logique serait contraire à l’esprit de la loi qui doit assurer un cadre propice à l’innovation. Enfin, le terme « inventeur » n’étant pas défini par la loi il n’est pas possible d’exclure l’IA en adoptant une interprétation restrictive. En quoi le juge Beach estime que le Dr. Thaler est fondé à demander la qualité d’inventeur pour le robot DABUS. Il semblerait donc que ce sont des raisons essentiellement légistiques qui ont conduit à de telles décisions. L’équipe juridique du Dr. Thaler profitant du manque de précisions des législateurs australiens et le progrès devançant une nouvelle fois la loi. Ainsi, en instrumentalisant ces décisions, Ryan Abbott a produit l’effet d’un coup de pieds dans la fourmilière. Tous les médias grand-public se limitant à relayer l’information selon laquelle pour la première fois une IA serait reconnue comme inventeur au regard d’un office de propriété intellectuelle. Ce qui n’est pas faux.

La question clé de la propriété du brevet

Mais besoin est de nuancer ce postulat, ou plutôt de lui consacrer sa juste valeur. Il a été autorisé d’indiquer sur le brevet le nom de l’IA lorsqu’il s’agit de qualifier l’inventeur. En revanche, seul l’inventeur de cette dernière (en l’espèce le Dr. Thaler) demeure propriétaire du brevet. Brevet qui n’aurait de raison d’être sans ce dernier. En effet, aucune dévolution des droits y relatifs n’étant pour le moment envisagée.

Pour illustrer, l’OEB a motivé sa décision[xiv] comme suit : l’indication du nom d’une machine ne respecte pas les conditions (ce qui confirme, a contrario, que l’acceptation et le refus ne sont que d’ordre formel), que l’identification d’une personne physique sert à exercer les droits y relatifs et qu’aucun droit n’est offert aux « non-personnes »[xv]. Ce qui permet d’arriver au terme de ce raisonnement : une machine, même dotée d’une intelligence artificielle, n’a pas la personnalité juridique. Là aurait été la réelle évolution juridique et sociétale à laquelle souhaite faire croire Ryan Abbott en jouant avec les médias qui entretiennent l’ambiguïté à ce sujet.

Ils ne sont pas les seuls à entretenir cette ambiguïté. Référence peut être faite au législateur français qui a inséré l’article 515-14 dans le code civil dont l’alinéa premier dispose que « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité », avant de les rattacher in fine au régime juridique des biens en son alinéa 2. Le même procédé fut utilisé lors de la rédaction de l’article 1248 du code civil autorisant la réparation du préjudice écologique – seules les personnes disposant de la personnalité juridique, et donc d’un patrimoine, peuvent en principe voir réparer le préjudice dont ils sont victimes – avant de dresser la liste des associations qui recevront cette rétribution en lieu et place de la planète. In fine, c’est un système de représentation qui prévaut, ni plus ni moins que ce que permet l’Afrique-du-Sud.

Le passage de la confrontation informationnelle dite de premier niveau à celle de second niveau permet de rappeler l’étendue de cette étude. Au-delà de la rencontre entre progrès et droit et de la conquête de ce dernier par des intérêts privés le but de cette démarche réside dans l’accroissement du rapport informationnel. Au départ restreint à des particuliers, le rapport de force informationnel a enflé jusqu’à occuper les niveaux institutionnels et étatiques. Ce sont désormais les États qui s’affrontent sur la compétitivité régulatrice. C’est la nécessaire récupération et passation d’un rapport de force informationnel privé à un rapport de force informationnel public et pluriel.

Rapport informationnel de second niveau : États contre États vers une compétitivité régulatrice

La majorité des pays concernés par les demandes de brevet ont décidé de s’emparer du sujet et de communiquer leurs opinions sur l’IA. Ces derniers ont conscience que faire obstacle à l’IA peut notamment avoir pour conséquence la fuite des investissements. Plus encore, cette période d’insécurité juridique internationale souligne le défaut d’harmonisation de la régulation en la matière. Les États ont alors tout intérêt à communiquer efficacement sur leurs ambitions afin de capter les financements, ce qu’ont d’ores-et-déjà entamé l’Australie et l’Afrique-du-Sud. Enfin nous pouvons ajouter que de telles décisions « subversives » pourront à terme emporter le suivisme d’autres États. Ainsi qu’en témoigne l’Office européen des brevets qui a « reconnu la brevetabilité du vivant dans des décisions de principe comme la décision OncoMouse concernant un brevet relatif à un animal transgénique[xvi] » une fois que les États-Unis avaient franchis le pas. Ce qui ferait assurément le jeu de l’équipe du Dr. Thaler ainsi que des gourous de l’IA.

L’Angleterre qui a refusé la demande de brevet par le biais de l’IPO a démontré avoir une démarche collective et transparente. Elle a émis un call for views (appel à opinions) où elle semble déléguer l’acceptation de l’IA aux différents experts du pays. L’Angleterre a également annoncé une prochaine consultation ouverte sur les opportunités de légiférer en ce sens. Elle conclut in fine qu’il est tout de même nécessaire de protéger les créations liées à l’IA, en faisant état d’une crainte de la fuite des investissements et un ralentissement de la recherche et du développement[xvii].

L’IPA a communiqué son intention d’interjeter appel[xviii] du jugement émanant de la cour fédérale d’Australie. Il précise qu’il estime le jugement erroné pour des raisons de légistiques, sans souhaiter contrevenir au développement de l’IA. En parallèle, le gouvernement affiche clairement sa volonté d’être l’un des vecteurs de l’IA, en témoigne son plan d’action[xix] faisant référence à plusieurs objectifs parmi lesquels créer un environnement propice à attirer les talents du monde de l’IA et faire de l’Australie un leader global de l’IA responsable et inclusive.

Bien que le CIPC soit le seul à avoir validé la mention d’une IA en qualité d’inventeur, l’Afrique-du-Sud n’intègre pas celle-ci dans une stratégie réfléchie au niveau étatique[xx]. L’Afrique-du-Sud ne communique que de façon éparse sur le sujet au moyen d’interventions politiques ponctuelles[xxi].

L’OEB semble figurer parmi les premiers de cordée du discours cognitif malgré son refus d’accorder la qualité d’inventeur au robot DABUS. En effet, sous l’impulsion européenne l’OEB mène des conférences[xxii] sur le sujet, mais également des études[xxiii], notamment sur la faisabilité juridique[xxiv] d’un tel changement. Enfin, il semblerait que pour l’heure seules des raisons de légistiques empêchent l’Europe de franchir le pas de la brevetabilité de l’IA. Ce qui correspond peu ou prou à la situation des États-Unis, ceux-ci essayant d’occuper au mieux le terrain de la connaissance malgré leur refus d’homologuer le brevet reconnaissant l’IA comme inventeur.

Conclusion

Un rapport de force informationnel peut être assimilé à un cliché photographique qui nous renseigne, pour un moment précis seulement, sur l’état des forces en présence ; il est appelé à évoluer par définition. Pour l’heure, l’équipe du Dr. Thaler a réussi le coup de force d’obliger les États à se saisir de la question. Avec pour objectif, tacite, de faire évoluer la législation en vigueur. Mais également de cartographier les États ouvrant les bras ou tournant le dos à l’IA et donc au progrès. Créant ainsi une parodie d’appel d’offres aux prochains talents de l’IA et mettant au ban les États les moins enclins à abandonner leurs positions éthiques comme juridiques.

Sources


[i] Berdugo. P. (2018, 27 juin). La législation peut-elle vraiment évoluer au même rythme que la technologie ? Les Échos (https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/la-legislation-peut-elle-vraiment-evoluer-au-meme-rythme-que-la-technologie-133837).

[ii] Tréguier. C. En finir avec les « brevets voyous ». Vacarme 2003/3 (n° 24). CAIRN (https://www.cairn.info/revue-vacarme-2003-3-page-46.htm).

[iii] Décision de la cour suprême, Diamond c. Chakrabarty (447 U.S. 303, 1980).

[iv] Chavanne et Burst, 1993, 25.

[v] Terme popularisé en 2001 par Peter Detkins, responsable brevet chez Intel Corporation.

[vi] Attarça. M. et Corbel. P. Les stratégies d’influence au service de la protection intellectuelle : le cas de la lutte contre les patent trolls aux États-Unis. Revue internationale d’intelligence économique 2013/2 (Vol. 5). CAIRN (https://www.cairn.info/revue-revue-internationale-d-intelligence-economique-2013-2-page-97.htm).

[vii] Mediavilla. L. (2020, 16 janvier). Guerre des brevets : la lettre de grands groupes mondiaux à Thierry Breton. Les Echos (https://www.lesechos.fr/monde/europe/guerre-des-brevets-la-lettre-de-grands-groupes-mondiaux-a-thierry-breton-1163675).

[viii] Lallement, 2008.

[ix] Notamment la non-simultanéité des demandes de brevet.

[x] Sautier. B. Intelligence artificielle – L’inventeur : « Humain, trop humain ? ». Propriété industrielle n° 7-8, Juillet 2020, étude 16, Lexis 360.

[xi] www.linkedin.com.

[xii] Abbott. R. (2020, 25 juin). The reasonable robot: Artificial Intelligence and the Law. Cambridge University.

[xiii] www.linkedin.com.

[xiv] Demandes EP 18 275 163 et EP 18 275 174.

[xv] Sautier. B. Intelligence artificielle – L’inventeur : « Humain, trop humain ? ». Propriété industrielle n° 7-8, Juillet 2020, étude 16, Lexis 360.

[xvi] Baud. E. et Bouvet. T. (2017) La brevetabilité des gènes au niveau national et international. Archives de philosophie du droit, pages 31 à 37, CAIRN. (https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-du-droit-2017-1-page-31.htm).

[xvii] gov.uk.

[xviii] ipaustralia.gov.au.

[xix] industry.gov.au.

[xx] D’où les craintes que l’office des brevets sud-africain soit en réalité une chambre d’enregistrement.

[xxi] Conférence du ministre de l’Éducation (gov.za) / Conférence du Président Ramaphosa sur le budget (gov.za).

[xxii] « Le rôle des brevets dans un monde axé sur l’IA » (epo.org).

[xxiii] « Les brevets et la 4ème révolution industrielle » (documents.epo.org).

[xxiv] « Brevetabilité de l’IA »( epo.org).