Le Renseignement comme vecteur de puissance

Question, Demandes De Renseignements, Fond D'Écran

Par Eric Méjean

Expert en sûreté ayant travaillé pour de grands groupes. Actuellement directeur sûreté/sécurité du groupe HEC.

La vente avortée des sous-marins à l’Australie, en mettant en lumière une stratégie mise-en-œuvre à nos dépens par les États-Unis, a relancé une interrogation récurrente sur l’efficacité de nos services de renseignement comme vecteurs de puissance.

La capacité de la France à imposer aux autres sa volonté, pour paraphraser la définition de la puissance donnée par Raymond Aron, peine à se manifester depuis maintenant plusieurs décennies. Si cette situation est loin d’être du seul fait de nos services de renseignement, sans doute pourraient-ils mieux éclairer la décision politique, pour faire face aux menaces et aux risques auxquels notre pays est confronté, mais aussi pour atteindre les objectifs qui permettraient à la France de reconquérir son statut de puissance.

La France pionnière dans l’emploi de services de renseignements comme vecteur de puissance.

C’est à la fin de la guerre de cent ans que le mot « espion », issu du vieux français « espier » (épier) est popularisé, sous le règne de Louis XI, dit « l’universel aragne » pour sa capacité à tisser la toile d’un réseau d’agents de renseignement et d’influence à travers toute l’Europe, afin de peser sur les décisions des cours rivales, au moment où la France, déclassée par un siècle de conflit face à l’Angleterre, veut reconquérir son statut de puissance en Europe.

Pionnière en matière d’emploi d’un service de renseignement comme vecteur de puissance, la France a su également y avoir recours dans d’autres périodes de déclassement de son histoire, comme celle qui a jeté les fondations de ses actuels services de renseignement extérieurs.

Née sous l’impulsion de Paul Paillole, à l’issue du serment de Bon Encontre où les anciens du 2ème bureau jurent de recréer clandestinement les services de renseignement français interdits par la convention d’armistice en 1940, la « centrale » qui prend ses quartiers à Marseille est en effet l’ancêtre du SDECE, installé depuis au Boulevard Mortier, puis de la DGSE.

Cet outil, créé afin de rendre à la France sa souveraineté (en luttant, en zone libre contre les agents de l’Abwehr) face à une menace qui avait donné toute sa mesure, a largement atteint ses objectifs en devenant la principale colonne vertébrale de la Résistance jusqu’en 1944, puis en accompagnant après la décolonisation le retour de la puissance française, avant d’assurer son maintien, notamment dans ce qui a fini par devenir l’ancien pré carré colonial.

Retrouver les capacités de définir une stratégie

L’exemple du contexte de la naissance et du développement de ce qui est aujourd’hui devenu la DGSE nous montre que, contrairement à ce que pourrait laisser croire l’observation du surclassement de nos services de renseignements par ceux de l’Allemagne bismarckienne, au XIXème siècle, la concentration de l’effort des services de renseignements face à une menace ressentie comme imminente n’est pas en contradiction avec la capacité, pour ces mêmes services, à élaborer ou décliner des objectifs de puissance.

C’est plutôt l’incapacité à apporter une réponse efficace face à une menace qui rend celle-ci démesurée et chronophage pour des services de renseignement, au point d’entraver chez eux toute capacité à acquérir de la profondeur stratégique et de les conduire à ne plus travailler qu’en réaction. Cette incapacité est bien souvent d’origine politique et non d’origine administrative.

Ainsi l’obnubilation de la menace allemande pour les 2èmes bureaux de l’État-major français venait-elle essentiellement de l’effondrement de la pensée politique française face à celle d’une Allemagne qui s’était réappropriée l’idée de nation, vecteur d’influence de la France en Europe depuis la Révolution et Napoléon, pour la retourner contre elle.

Il fallut attendre l’impulsion d’une nouvelle pensée politique française, initiée autour d’Ernest Renan et de son discours de la Sorbonne, « Qu’est-ce qu’une Nation ? », qui a accompagné la création par Emile Boutmy de l’école libre de Sciences Politiques (ancêtre de l’actuel IEP de Paris), pour que la pensée politique française redevienne capable d’apporter une réponse efficace à la menace du moment, préalable indispensable pour pouvoir retrouver, in fine, de la profondeur stratégique.

L’absence de vision stratégique de l’échelon politique rend difficile la définition d’objectifs de puissance

Depuis maintenant 20 ans, les services de renseignement français, comme la plupart de leurs partenaires occidentaux, concentrent de plus en plus d’efforts sur le renseignement de sécurité face à une menace terroriste qui, au tournant des attentats du 11 septembre 2001, a abandonné sa dimension politique pour acquérir une dimension idéologique et religieuse.

Depuis, c’est bien le défaut d’analyse de cette menace, compte-tenu des tabous et des postulats erronés d’un échelon politique qui a longtemps refusé d’admettre les déterminants de l’idéologie adverse, qui a conduit à une large diffusion de la menace et à une monopolisation des moyens de nos services de renseignement pour tenter de lutter contre celle-ci.

Le patriotisme comme vecteur d’efficacité des services de Renseignement

Dans les années 1870 face à la menace allemande comme dans les années 2010 face à la menace terroriste, ce sont donc bien les insuffisances de l’échelon politique, liées à la pensée politique dominante du moment, qui conduisent les services de renseignement à perdre toute profondeur stratégique et à concentrer tous leurs efforts sur une menace qu’ils ne parviennent pas à circonscrire.

Toutefois, l’exemple de Paul Paillole posant l’architecture des services de renseignement extérieurs français en 1940, hors de toute impulsion de l’échelon politique, nous rappelle que, dans un contexte de forte insuffisance de l’échelon politique, une administration patriote et développant sa propre grille de lecture politique de la menace peut acquérir l’efficacité suffisante pour lutter contre la menace qui se présente avant de retrouver la profondeur stratégique nécessaire à la poursuite d’objectifs de puissance.

La condition préalable pour que ce processus survienne reste un niveau de patriotisme très élevé des structures concernées, afin qu’il leur semble légitime de redéfinir la stratégie ou de contribuer à sa redéfinition auprès de l’échelon politique.

Redéfinir une stratégie puis la mettre en œuvre dans un paradigme que l’échelon politique ne parvient plus à appréhender, nécessite de mobiliser des réseaux souples présentant des capacités variées et animés selon des processus décisionnels transversaux. Le recours à des viviers de talents, tels que les grandes écoles ou des structures universitaires peut être nécessaire pour compléter l’action des structures hiérarchisées et cloisonnées que sont les services de renseignement.

Le nombre d’écoles et d’universités françaises décorées de la croix de guerre ou de la Légion d’Honneur nous rappelle les précédents historiques qui existent en matière d’engagement patriotique dans ces secteurs d’activité.

Paul Paillole lui-même avait mobilisé nombre de structures, telles que l’école des cadre d’Uriage, le mouvement « jeunesse et montagne », et bien d’autres encore pour alimenter les structures de résistance en 1940. Encore faut-il s’assurer que le critère du patriotisme soit bien réuni dans les structures qui seraient associées à l’action des services de renseignement, afin d’éviter un effet procyclique dans l’incapacité politique de répondre à la menace contre laquelle ils luttent, par renforcement des biais politiques qui entravent cette lutte.