Une nouvelle ère de confrontation informationnelle en Amérique Latine

Texte de présentation rédigé par François Soulard[email protected]
octobre 2023

Les batailles politico-économiques de l’hémisphère sud-américain, particulièrement vives depuis le début du millénaire avec l’éveil de la vague « progressiste », ont résolument embrassé le terrain informationnel. Comme sous d’autres latitudes, l’information est désormais envisagée comme une force susceptible de modifier les rapports géoéconomiques, politiques et même culturels, dans des jeux qui n’apparaissent pas totalement nouveaux si on les observe dans une perspective historique, mais dont la portée, l’articulation et la profondeur ont bel et bien dessiné une nouvelle réalité conflictuelle. Les puissances tutélaires, États-Unis, Europe et Chine en tête, mais aussi l’Iran, la Russie voire Israël, se situent aux premières loges de cette conflictualité. Néanmoins, d’autres acteurs, a priori moins imposants mais tout aussi redoutables, ont appris également à tirer leur épingle du jeu. L’essai Une nouvelle ère de confrontation informationnelle en Amérique Latine, publié1 récemment en espagnol aux éditions Ciccus (Argentine), tente un tour d’horizon sur la question et avance l’hypothèse d’un renouveau stratégique.
Un tel renouveau part d’abord d’un constat.

La déroute d’une révolution de couleur au Venezuela
Dans les faits, dès 1999 et durant une vingtaine d’année, le Venezuela va parvenir à contrarier les phases successives d’une révolution colorée, orchestrée depuis les États-Unis en connivence avec les opposants du nouveau président Hugo Chávez qui vient d’être élu au pouvoir. Métisse et militaire formé à l’école bolivarienne et castro-communiste, Hugo Chávez a d’abord échoué dans son projet de coup d’État conduit avec le Mouvement révolutionnaire bolivarien en 1992. Devenu leader d’un nouveau mouvement politique avec lequel il devient chef d’État (1998), il essuie quatre ans plus tard (2002) une tentative de putsch et doit combattre une offensive menée tous azimuts visant à le renverser, à fragmenter ses soutiens et soumettre le pays à la volonté de Washington. Il y parvient, en développant une créativité stratégique combinant action subversive, enracinement socio-territorial, ingénierie socio-politique, guerre informationnelle et contrôle militaire et économique (y compris par l’arbitraire), laquelle sera poursuivie et approfondie par son successeur, Nicolás Maduro. L’adversaire désigné est l’imperium nord-américain, perçu comme le principal rival néocolonial et interventionniste. Cuba, la Chine et la Russie sont des alliés, ces deux derniers ne travaillant plus seulement au révisionnisme de l’ordre global favorable aux intérêts de l’atlantisme, sinon à l’offensive et à l’encerclement de l’arc occidental. Grâce à cette combativité et à la rente pétrolière, le Venezuela a été l’architecte d’une véritable contre-influence nord-américaine sur le continent et le pivot de la consolidation du mouvement néomarxiste.

Guerre du gaz et coup d’État fictif en Bolivie
En Bolivie, le Mouvement vers le Socialisme (MAS) est une force contestataire, également de souche révolutionnaire, qui entame sa conquête du pouvoir en 2003 à partir d’un foyer conflictuel cristallisé autour de la « guerre du gaz2 ». La vente de gaz bolivien, transitant par le Chili (adversaire historique de la Bolivie) jusqu’aux États-Unis, est élevé en parade morale pour enflammer la fibre nationaliste, mobiliser les secteurs sociaux combatifs et alimenter une suite d’affrontements territoriaux qui provoquent in fine la chute de deux gouvernements (celui de Gonzalo Sánchez de Lozada puis de Carlos Mesa). Le mouvement est soutenu en coulisse par le Venezuela et l’aile globaliste des démocrates étasuniens, en particulier le réseau de George Soros. Une fois parvenu par les urnes au sommet de l’exécutif (2005), le MAS active un ambitieux processus de reconfiguration sociopolitique : assemblée constituante, affichage socialiste en contrepoint à un système libéral affaibli, instrumentalisation de l’indigénisme et de l’anti-américanisme, unification des trois pouvoirs républicains, exploitation des failles du système démocratico-libéral, multiplication des connivences avec le narcotrafic. En octobre 2019, après quinze ans d’exercice au pouvoir, le président Evo Morales théâtralise habilement un faux coup d’État dans le but d’écarter sa responsabilité dans la fraude électorale qu’il vient de commettre et de retourner l’illégitimité du pouvoir sur ses adversaires. Les ressorts communicationnels sont intelligemment mis à profit dans la manœuvre. Au final, le MAS, malgré des fractures internes sein et une importante dégradation de l’État de droit, aura conservé coûte que coûte l’avantage devant une opposition politique et des puissances régionales moins combatives sur le plan stratégique.

La croisade anti-corruption dans « l’empire du milieu » sud-américain
En 2012, le Brésil essuie une grave crise économique (chute du PIB de 4%, montée du chômage, perte de 40 % de la valeur monétaire). Le Parti des Travailleurs (PT), aux commandes de la coalition au pouvoir depuis 2002 et cheville ouvrière de la mouvance progressiste latino-américaine, esquive les réformes économiques tout en conservant les manettes d’une tentaculaire trame de prédation des ressources nationales (détournement d’entre 10 % et 20 % du PIB). Un groupe de jeunes juristes brésiliens dresse alors les plans d’une croisade judiciaire, dite du « Lava Jato », comparable au « Mani pulite » italien des années 1990. Formés et appuyés de loin par les États-Unis, ces juristes souhaitent redresser les mœurs des élites brésiliennes et en découdre avec la corruption endémique (« physiologisme ») qui gangrène le pays. Sur le plan géopolitique, la période est favorable à la déstabilisation des gouvernements gauchisants qui font bloc au niveau régional et se montrent récalcitrants vis-à-vis de Washington.

L’opération est conduite pendant sept ans, de mars 2014 à février 2021. Elle est convertie immédiatement en une guerre politico-informationnelle qui déclenche une véritable saignée au sein de la toute sphère économique et politique, y compris extramuros dans la mesure où les connivences s’étendent à l’échelle régionale et au-delà. En complicité avec les grands médias, des informations confidentielles sont régulièrement filtrées en dehors du milieu judiciaire pour alimenter des scandales sur le terrain politico-médiatiques. Cette passerelle intime entre les deux terrains permet de toucher directement le centre de gravité de l’émotion et de l’opinion publique, l’impact informationnel en venant à dépasser largement celui de l’action judiciaire.
À la mi 2016, la présidente Dilma Rousseff est destituée légalement par le Parlement avec l’appui arrière des médias. Luiz Lula da Silva, leader incontesté du PT, est déclaré inéligible en avril 2018 puis mis en détention. L’outsider Jair Bolsonaro, anecdotique dans l’écosystème de la presse dominante, conquiert avec très peu de moyens l’espace informationnel, puis remporte les élections à la fin de la même année. Il fait immédiatement l’objet de campagnes offensives ciblant son tempérament rébarbatif (homophobie, anti-indigénisme, chasse aux militants du PT, etc.) et pointant sa complicité avec le Lava Jato vu qu’il incorpore le juriste en chef de l’investigation (Sergio Moro) à faire partie de son gouvernement.

En juin 2019, tout bascule lorsqu’un pirate informatique filtre les communications des principaux procureurs de l’enquête Lava Jato. Le site journalistique militant The Intercept – cofondé par Glenn Greenwald et soutenu par les agents financiers des démocrates nord-américains – met en scène ces contenus sous la forme d’une contre-offensive, rigoureusement séquencée dans le temps, laquelle débouchera chemin faisant sur la décrédibilisation de l’investigation judiciaire. À première vue isolé, le hacker sera plus tard défendu en justice par un avocat sympathisant du PT. En août 2023, il déclarera avoir été sollicité par Jair Bolsonaro pour manipuler le système de vote électronique lors du suffrage d’octobre 2022.
Le revirement de situation ouvre la voie à la victoire électorale de Luiz Lula da Silva en 2022, sur fond d’appui des médias occidentaux et de la diplomatie nord-américaine. En parallèle des scandales politiques à répétition, les groupes énergétiques et agroalimentaires nord-américains (General Electric, Halliburton, Cargill) profitent de l’affaissement brésilien pour acquérir des parts de capital dans les entreprises nationales, tout en utilisant de manière sélective les évidences de corruption pour distancier les concurrents européens (Techint, Skanska, Siemens, etc.). En outre, l’Amazonie fait l’objet d’un enveloppement actif de la part de Washington sous couvert d’intérêts sécuritaires et environnementaux.

Insurrection fomentée au Chili et guerre par le milieu social en Argentine
En plus de ces trois cas revus à la loupe dans l’ouvrage mentionné en introduction, pratiquement tous les autres contextes latino-américains connaissent des séquences comparables.
Au Chili, le soulèvement massif des étudiants de début octobre 2019 place sur le banc des accusés certains angles morts du modèle chilien. La protestation évolue vers un mouvement urbain insurrectionnel grâce à la poussée d’un contingent d’environ 2 500 agents irréguliers, détachés par les formations néomarxistes des pays limitrophes et venus prêter main forte aux actions de déstabilisation et de violence. L’effet recherché et d’intensifier la confrontation, de pousser les autorités politiques à la faute et de les obliger à négocier. La guérilla communicationnelle pratiquée par les insurgés prend les forces de l’ordre en flagrant délit de répression, tandis que les images font le tour de la planète. En novembre, le bras de fer s’incline en faveur d’un référendum constitutionnel. En décembre 2021, le candidat du mouvement étudiant, Gabriel Boric, remporte les élections.

L’Argentine, enfin, illustre une dynamique conflictuelle au carrefour entre modelage cognitif, guerre économique et ingénierie politico-informationnelle. Plus en amont dans le temps, la guerre militaire de l’Atlantique Sud (1982) a donné l’ascendant au Royaume-Uni pour orienter la pacification postérieure à la guerre civile3 et la dictature militaire (1976-1983). Les élites argentines acceptent le postulat de confier au droit pénal et au pouvoir judiciaire le rôle d’inquisiteur du bras armé de la Nation, tandis que les factions de la lutte armée échappent à la justice et se reconstitueront progressivement dans les partis traditionnels. Sur le plan économique, le pays embrasse l’horizon de prospérité économique annoncée par la création du Mercosur en 1991. Ce nouveau bloc économique régional, dont le projet est instillé par les centres de décision anglo-saxons (Commission trilatéral4), dissimule en réalité un transfert de secteurs entiers de l’industrie argentine vers le Brésil et l’érosion de son tissu syndical.
Londres et Washington, ainsi que la social-démocratie européenne, s’assurent d’un côté d’un contrôle pérenne de l’Atlantique Sud, et de l’autre travaillent à façonner un environnement favorable à la désagrégation de l’État argentin : polarisation des connaissances sur les droits de l’homme et certaines approches de la défense, de la polémologie, de l’économie et des sciences de gestion ; désindustrialisation et crédit des institutions financières et des Nations-Unies pour la mise en œuvre d’un agenda favorisant la perméabilité de l’État et sa dépendance externe (« globalisme ») ; subversion culturelle par l’influence de courants révisionnistes, indigénistes et wokistes ; appui des fondations européennes à la remise en question des politiques industrielles menée dans le Cône Sud sous couvert d’humanisme et d’environnementalisme ; appui indirect des agences anglaises et nord-américaines aux formations néomarxistes locales qui œuvrent à la marginalisation de l’armée et de l’institution judiciaire.

En 2003, cette mouvance profite des turbulences de la crise politico-économique de l’année 2001 et gravit les marches du pouvoir. Depuis lors, le projet qu’elle met en œuvre s’articule étroitement sur une logique duale, opérant sur le double terrain de l’espace informationnel et de l’ingénierie sociale. D’un côté, il s’agit d’afficher un horizon « progressiste » et pseudo-patriotique, favorable à la justice sociale et hostile aux voracités du néolibéralisme éprouvées durant la période politique antérieure. De l’autre, une faction politique minoritaire organise la concentration discrétionnaire des pouvoirs, la fragmentation sélective de la société et la capture d’environ un cinquième de la richesse nationale (à l’instar de ce qui est observé au Brésil). Le maintien d’une réalité parallèle grâce au travail sur le terrain communicationnel a permis de dissimuler une vassalisation sur les autres domaines.

Considérations stratégiques
Ce rapide panorama nous fait déboucher sur quelques considérations stratégiques. L’accent mis sur l’angle informationnel enrichit d’ailleurs la réflexion d’une dimension téléologique, c’est-à-dire d’une lecture des buts poursuivis dans les manœuvres effectuées dans l’arène communicationnelle, susceptible de compléter l’analyse géopolitique et polémologique traditionnelle.

Reflux de l’hégémonie nord-américaine
En premier lieu, ces itinéraires confirment que l’hégémonie du système libéral, telle qu’elle a été propagée par les États-Unis depuis la sortie triomphaliste de la Guerre froide, ne dispose plus d’un rayonnement suffisant pour homogénéiser son hémisphère sud et s’imposer face à des projets contestataires ou alternatifs. La faiblesse idéologique de la démocratie libérale à l’américaine, sa duplicité (dans la mesure où la grande majorité des sociétés latino-américaines ont fait les frais de ses offensives dissimulées), son monolithisme, autrement dit son incapacité à répondre à la dialectique unité-diversité des sociétés, sont patents. Les ressorts informationnels du maintien de cette hégémonie, à savoir les conglomérats médiatiques, les relais intellectuels, les universités et les partis traditionnels, font face à des systèmes concurrents. Cette partition stratégique est beaucoup plus large que la seule maîtrise technologique des nouvelles technologies de l’information ou la manipulation par la désinformation.

De fait, la Chine est le principal rival géopolitique qui emboîte le pas à ce déclin d’influence par une stratégie d’enveloppement menée sur les terrains économiques et en partie informationnels. Son but ultime est aussi d’établir des dépendances structurelles. Par nécessité, par affinité idéologique, mais aussi par inadvertance stratégique, celles-ci sont recherchées par les gouvernements rétifs à la préséance étasunienne (montée généralisée des partenariats stratégiques avec Pékin devenu le principal investisseur du continent depuis 2015).

Dépendances et équilibre stationnaire
L’autre indicateur de ce reflux réside dans le fait que Washington joue la carte d’une collusion paradoxale avec des régimes contestataires, notamment ceux portés par des formations ayant recyclé le marxisme-léninisme adossé à l’URSS et combattu pendant la Guerre froide. L’objectif n’est plus, même pour certains alliés incontournables, celui de rechercher l’alignement idéologique des régimes locaux sur le modèle de la démocratie libérale. Cette collusion objective rappelle en définitive que la priorité s’est recentrée sur son noyau réaliste, c’est-à-dire dans la recherche de dépendance stratégique et dans la réduction de puissance, quelle que soit la nature du système politique à traiter et pourvu que ce défaut de puissance ne soit pas occupé par le rival chinois ou européen.

Certes, le prosélytisme démocratique demeure encore un affichage universel à mettre en avant pour Washington. En pratique, il se manifeste de plus en plus comme un stratagème a minima pour draper une realpolitik de maintien de régimes poreux et dépendants. Le scénario à éviter demeure celui de la constitution d’États latino-américains forts, assis sur des niveaux consistants de souveraineté, de ressources et de nationalisme. C’est précisément là où la Chine est en train de bousculer l’équilibre stratégique et pousse son rival occidental à innover dans ses modes d’influence. Pour l’heure, il s’agit pour les États-Unis de maintenir les principaux états industriels (Argentine, Brésil, Mexique, Venezuela) sous dépendance géoéconomique et dans un état suffisamment stationnaire afin d’éviter le basculement vers d’autres sphères d’influence ou vers le statut plus aléatoire de zone grise.

Élargissement de la nature des confrontations
Deuxièmement, des minorités déterminées et organisées ont été capables de s’engouffrer dans les failles (ou les crises conjoncturelles) de l’architecture de la démocratie libérale et de la subvertir sur les plans culturel, politique et économique. L’arme informationnelle en a constitué un levier décisif. On a vu qu’elle a permis de franchir des seuils d’intensité conflictuelle, de rendre interopérables les différents terrains d’affrontement, de renverser les rapports de force, d’exposer les contradictions d’un adversaire, d’en démultiplier l’impact au sein des opinions publiques, ou bien encore de masquer toute une gamme de manœuvres, voire des pans entiers de réalité, derrière une devanture morale vertueuse.
Dans ce sens, tout se passe comme si la géographie du politique tendait à s’élargir et se superposer avec celle de la guerre multiforme de l’information. Cette évolution fait écho à la perspective clausewitzienne de la guerre dans la mesure où l’usage offensif de l’information s’inscrit bien dans la continuité du politique. Pour autant, ce dernier ne relève pas, dans l’arène politique ou sur les terrains économiques, médiatiques ou judiciaires, des mêmes finalités d’écrasement, d’annihilation ou de soumission de l’adversaire, telles qu’elles sont susceptibles d’être poursuivies dans une confrontation classique. Le combat informationnel renvoie à un autre registre de la dialectique des fins et des moyens. Autrement dit, il est moins question de vainqueurs et de vaincus en termes absolus que de dynamiques de modification des rapports de force, de mouvement de renversement, d’encerclement, de neutralisation, etc. La nature même de la confrontation et l’environnement stratégique s’en trouvent élargis.

Un nouvel art offensif en continuité avec le passé
De fait, les contextes latino-américains résumés plus haut sont bien loin de se réduire au fonctionnement pacifié des médiations politiques et des modes classiques de propagande ou de persuasion de masse par les appareils traditionnels. L’arène politique s’est enrichie d’une grammaire offensive, nouvelle par son intensité et ses degrés de combinaison. Elle est pratiquée aussi bien par le faible que par le fort dans le but d’agir sur la physiologie, la puissance, la légitimité ou la structure cognitive d’un système politique adverse, de l’intérieur comme de l’extérieur, au gré des opportunités et les circonstances. Il n’y a rien d’un hasard dans le fait que cet art du combat ait été pratiqué par excellence par les rejetons des groupes irréguliers des ex-formations révolutionnaires, par des gouvernements contestataires et par les puissances anglo-saxonnes.

Dans la même veine, on voit que l’arène géoéconomique s’est émaillée d’un art du combat reposant sur la combinaison entre l’action informationnelle et la prédation économique. Historiquement, les sociétés latino-américaines ont souvent été témoin des parades informationnelles utilisées pour couvrir le flanc de la violence économique. Cette violence semble désormais se doter de nouveaux artifices visant des buts comparables de dissimulation d’une visée prédatrice. L’environnementalisme (agenda climatique et transition énergétique), la lutte contre la corruption, l’aide humanitaire, la coopération humaniste, l’ouverture économique ou la communauté globale de destin (Chine) comptent parmi les principales façades d’une guerre économique pratiquée en symbiose sur les deux terrains. L’établissement de dépendances durables (technologies, connaissances, normes) étend cette gamme offensive.
Son bilan constaté ou potentiel en matière de destruction du tissu social et industriel est sans appel. Il pourrait d’ailleurs être comparé avec celui des conflits armés.

Une lutte cognitive à front renversé
Le fait que certains types d’offensive aient été totalement intériorisés par les élites mêmes des pays cibles renvoie à une autre réalité profonde de cet essai polémologique. L’idée de guerre est-elle encore pertinente lorsqu’il n’y a plus de limites nettement établies entre l’ennemi et l’allié ou entre les terrains d’affrontement ? On rappellera au passage que quelle soit l’hostilité exprimée, la situation des sociétés latino-américaines n’est pas séparable d’un manque d’épaisseur stratégique et d’une difficulté à s’adapter aux rapports de force en puisant dans leur propre substrat culturel. « L’extrême Occident » sud-américain a sans doute trop exclusivement gravité sur l’orbite occidentale pour parvenir à s’extraire de son carcan stratégique.
Ce constat débouche sur une autre évidence. Les cas observés montrent de quelle manière une modalité encore plus indolore et furtive a étendu la portée de la guerre de l’information. Sans déclaration de guerre, ni distinction précise entre l’intérieur et l’extérieur, elle a consisté à modeler la structure cognitive d’un rival dans le but de le faire agir selon la volonté du belligérant, sans résistance ni réflexe défensif. Cette manœuvre a pris la forme d’une lutte à front renversé entre concurrents. La connaissance et la perception en sont les cibles. Si une notion voisine a été effleurée dans les travaux épistémologiques sur l’occidentalisme (à travers l’idée de « colonialité du savoir »), le lien avec la polémologie reste entièrement à établir.