Note stratégique n°1 : une Europe tierce partie ou tiers monde ?

Note stratégique 1  d’Olivier de Maison Rouge,

Avocat – Docteur en droit

Dernier ouvrage publié : « Gagner la guerre économique. Plaidoyer pour une souveraineté économique & une indépendance stratégique » VA Editions, mars 2022

conflit entre l’union européenne et la russie - union européenne photos et images de collection

A l’évidence, un « nouvel ordre mondial » se dessine de manière aussi rapide que soudaine et aussi brutale que subite. Les derniers évènements malheureux qui frappent durement l’Europe sur son flanc Est, montrent que notre vieux continent n’est désormais plus le centre du monde. Il devient un terrain de conflits localisés tandis que l’épicentre mondial se déplace vers l’Orient.

La chine entend toucher les dividendes de ces années de labeur à marche forcée, l’Inde se positionne comme puissance intermédiaire non-alignée, et la péninsule arabique, depuis les accords d’Abraham (2020) tente de composer pacifiquement avec Israël tout en alliant tradition et modernité.

L’Europe se trouve désormais dans une position délicate. Rappelons au préalable que l’esprit qui animait les fondateurs de l’Europe était de trouver la paix au sortir d’une guerre qui avait ravagé le continent. Fidèles à Montesquieu, ils entendaient créer un marché unique, espérant que « le commerce adoucirait les mœurs » et ferait de cet espace le premier système économique mondial.

Il est vrai que l’Union Européenne reste encore le premier espace économique international, mais il est en voie de déclassement. De fait, cette première place passe pour un leurre et sans nul doute notre Europe est bien la première victime de la guerre économique. La Revue nationale stratégique relève d’ailleurs un « durcissement de la compétition stratégique … mêlant modes d’actions militaires et non militaires »[i].

Suite à la diffusion de la dernière Revue nationale stratégique de 2022, qui est en réalité une actualisation des précédentes, nous proposons ci-dessous une note stratégique qui se veut davantage une synthèse de l’état du monde et de la place de l’Europe dans cette marche vers l’abîme.

Un monde anglo-saxon qui s’efface

L’agression de l’Ukraine par les forces armées russes aura mis en évidence tant la faiblesse de notre continent – dont la puissance est méprisée, sinon sacrifiée, notamment par nos alliés – que la mésentente de ses membres, chacun cherchant une issue selon ses intérêts propres.

Dès lors, il n’existe que des voix discordantes, une absence de concert à l’unisson. Si l’Union administrative et monétaire est le plus petit dénominateur commun, face à une crise d’une telle intensité, chaque état membre retrouve ses perspectives nationales. C’est ainsi que l’Allemagne joue sa propre partition énergétique, et l’Italie s’affranchit de la question démographique (damnant au passage le pion aux Français avec l’Algérie sur l’accord gazier).

Tout à son rapport de force avec la Chine, les Etats-Unis d’Amérique considère l’Europe comme un allié fragile et soumis. Alors que l’OTAN, qui demeure le principal relai stratégique transatlantique, était en état de « mort cérébrale » – pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron[ii] – Vladimir Poutine aura réussi son réveil tactique et sa sortie du coma, à ses dépens.

Les Etats-Unis quant à eux sont désormais une gérontocratie, entre un Trump amer et animé par la seule rancune de l’âge tandis que Joe Biden montre des signes de sénilité avancée : ils témoignent l’un et l’autre d’un naufrage politique de l’âge et plus largement d’une démocratie américaine profondément malade. Ce n’est plus tant une jeune nation même si l’Europe demeure en comparaison un vieux, très vieux, continent. Engluée dans ses luttes « wokistes » qui témoigne d’un effondrement civilisationnel, l’Amérique est divisée et vit les prémices d’une nouvelle guerre civile, tout en essayant de conserver son leadership mondial, en embrigadant l’Europe avec elle, éventuellement dans sa chute.

L’Europe anglo-saxonne est morte avec Elisabeth II qui, d’une certaine manière, incarnait encore les restes de la gloire passée de l’Occident, en général, et de la couronne britannique, en particulier, et ce depuis Victoria. Désormais, le rayonnement international de l’Europe a été inhumé avec la monarque au si long règne et l’actuel premier ministre est au contraire issu des anciennes colonies britanniques, signant comme une revanche de l’histoire. Après son Brexit, le Royaume-Uni espérait s’appuyer davantage sur le Commonwealth réactivé comme alternative économique, mais le décès de la souveraine enterre avec elle cette idée et les jeunes nations du monde indo-pacifique et asiatique s’en détournent.

Ainsi de dessine un monde fracturé, et multipolaire, qui signe la fin de l’hyperpuissance anglo-saxonne. Il faut cependant rester prudent ; car si l’Amérique conserve de nombreux atouts, parmi lesquels le Dollar US, elle ne va pas accepter si facilement de perdre la face et son rôle de gendarme du monde qu’elle détenait depuis les années 1990.

A cet égard, son industrie militaire – qui reste en réalité le dernier système qui possède le pouvoir aux Etats-Unis – n’entend pas céder la première place et il lui est difficile de se résoudre à son déclassement. Ceci conduit inévitablement à une montée en tensions, voire à un conflit de « haute intensité » dont l’expression désormais consacrée prépare sans nul doute les esprits à une nouvelle guerre. L’arsenal américain est à l’heure actuelle entré en période d’économie de guerre – autrement de production accrue -, montrant des muscles destinés à frapper à brève échéance. L’Amérique est tout à « son recentrage sur la compétition stratégique » avec la République Populaire de Chine, selon la Revue stratégique nationale.

Un Moyen-Orient, puissance d’équilibre

Or, l’histoire du futur s’écrit également ailleurs. L’Europe en sera-t-elle absente ?

Tandis que le Moyen-Orient concentrait à lui seul tous les principaux conflits durant une quarantaine d’années (Israël, Irak, Iran, Yémen, Syrie, Liban, etc.), il semblerait que l’heure soit à l’apaisement dans un monde en bascule.

Alors que la Russie pouvait encore, jusqu’en 2022, être une puissance d’équilibre, un pivot entre l’occident et l’Asie, ce rêve est cruellement effacé avec la guerre portée sur le flanc Est de l’Europe. Dès lors, le Moyen-Orient semble pouvoir être cette plate-forme entre continents, ce « go between » entre pôles.

Cette initiative repose sur une politique d’influence menée depuis plusieurs années déjà. Ainsi, alors que l’Europe éteint la lumière au nom de la sobriété, le Qatar accueille Coupe du Monde de football en dépit du non-sens écologique. De même, l’Arabie Saoudite s’apprête à recevoir les jeux asiatiques d’hiver (après tout, l’Europe utilise bien des canons à neige …). La compétition en Formule 1 se joue désormais pour beaucoup dans les sables du désert arabique.

Ce faisant, prenant conscience d’une fin prochaine des pétrodollars dans un contexte marqué à terme par une énergie de moins en moins fossile, le sous-continent arabe cherche à montrer un nouveau visage et se projette dans un nouvel avenir. C’est une politique de repositionnement qui est à l’œuvre, au moyen d’un puissant soft power.

Ainsi, un musée sous licence de marque « Le Louvre » a d’ores et déjà ouvert à Abu Dahbi (Emirats Arabes Unis), Dubaï s’affiche comme une ville-monde, où vient de s’achever l’Exposition universelle le 31 mars 2021, tandis que Ryad (Arabie Saoudite) est d’ores et déjà candidate pour accueillir cet évènement majeur, en 2030.

Ce d’autant que cet agenda s’inscrit avec l’objectif affirmé d’une ville nouvelle, moderne et innovante, en cours de réalisation sur les rives de la Mer Rouge, dénommée NEOM contraction du grec « néo » et de la lettre « M » pour Mostaqbal (futur en arabe), dont la première tranche sera livrée en 2025. Cette œuvre pharaonique est destinée à être un condensé de l’industrie du futur que veut incarner le royaume : énergie solaire, biotechnologies, ultra connectivité, etc.

Dans ce nouveau monde moins vertical et décentralisé on voit donc se hisser sur le podium des capitales régionales et l’Arabie Saoudite n’a pas prévu d’en être absente. L’année 2030 devient ainsi un horizon dans cette affirmation de rayonnement et d’influence.

Une Europe Tiers-Monde

Tandis que l’Afrique peine toujours à se hisser au rang des autres espaces dans la compétition mondiale, pour sa part l’Europe semble déjà avoir abdiqué sa puissance passée.

La sobriété énergétique affichée – que l’on impute trop facilement au conflit russo-ukrainien – n’est que la traduction de la véritable paupérisation de l’Europe qui n’a plus vision d’avenir et ne survit que sur les ruines fumantes d’un empire diaphane, pour lequel elle doit en permanence battre sa coulpe.

Victime de la globalisation qui s’est faite à son détriment, l’Europe s’est vidée de ses usines, de ses savoirs-faires, de ses compétences, de ses connaissances pour en faire bénéficier des concurrents et désormais proposer un moins-disant tout en ayant réduit à néant son indépendance originelle. Il n’y a plus investissement d’avenir ni volonté de puissance. Les infrastructures sont délabrées à l’image de cet affaiblissement stratégique. Des immeubles ou des ponts entiers s’effondrent dans les centres villes signe de la fin d’une architecture glorieuse. Elle est réduite à colmater les brèches et tenter de demeurer un espace touristique pour accueillir les nouveaux riches de la planète.

C’est l’Europe-musée, ancienne gloire d’une civilisation perdue – depuis que l’on sait qu’elles sont mortelles -, qui se dessine à l’instar des grandes capitales où la voiture est chassée au nom du dogme écologique, s’étant substitué à la religion avec ses nouveaux clercs pratiquant l’anathème et l’excommunication. Ce prétendu mieux-disant environnemental se traduit par des végétalisations anarchiques, une saleté croissante, une colonisation animale hostile, et plus largement une insalubrité que l’on croyait renvoyée dans les poubelles de l’histoire du progrès.

Alors que l’Europe avait su cultiver son autonomie énergétique avec l’atome, en raison des gages donnés aux nouveaux prêtres de Gaïa, les compétences se sont perdues, les filières se sont trouvées partiellement démantelées et même sacrifiées, des savoirs-faires et mémoires professionnelles sont égarées dans les limbes. Le progrès a été atteint en plein cœur par une nouvelle forme de régression et d’obscurantisme.

D’aucuns diront cependant que l’Europe s’offre une bonne conscience en prenant la tête des « pays verts » à donner des leçons de morale, privant les pays émergents de pouvoir atteindre un niveau de productivité légitime, tandis que l’Europe n’a pas eu les mêmes pudeurs auparavant. Pour ces détracteurs, l’écologie serait même un facteur de déséquilibre économique mondial destiné à laisser dans la misère industrielle les pays qui n’ont pas eu accès au développement économique auquel ils aspiraient. Cette accusation – relayée par des déclinistes radicaux – serait fondée sur un droit à polluer des pays émergents, tandis que les économies européennes devraient tendre à la décroissance. Au-delà d’une chimère stérile, un tel vœu tend en réalité à maintenir l’Europe dans un asservissement économique au bénéfice des industries avancées de l’Asie. Voilà un exemple des pensées déviantes radicales qui néanmoins font son nid chez certains adeptes de la décroissance, contre les économies occidentales. Comme si la culture de l’excuse permanente devait faire une politique publique écologique.

Autre preuve du déclin de la civilisation, l’animal se voit déifier au-delà du raisonnable – s’intégrant à l’idéologie du post-humanisme – de même que les enfants rois sont l’expression d’un sommeil démographique car dans les civilisations jeunes ce sont les anciens qui sont choyés, en tant que sages expérimentés, tandis que de nos jours les vieux européens sont remisés à l’image du scandale Orpea.

Pour combler ce déficit, une population de substitution est accueillie au nom d’une générosité qui n’a plus lieu d’être tant les ressources économiques ont fui le continent. Considérés comme des mains d’œuvre à bas prix, en réalité ils participent malgré eux au délitement économique car la prospérité à quitté cet espace géographique.

Or, l’histoire nous enseigne que les grands déplacements démographiques massifs n’ont été que des facteurs de déséquilibres. Cela amène à des atteintes dirigées contre toute forme de biodiversité et d’équilibre, y compris contre l’Homme lui-même. Ces mouvements de populations – notamment pour des motifs économiques ou sociaux – sont davantage la cause de nombreuses atteintes portées à la planète. Il ne peut y avoir de protection de l’environnement sans écologie des civilisations.

La classe moyenne ou middle class – qui contribue à la concorde, à la prospérité et à la cohésion nationale – disparaît peu à peu laissant place à des écarts entre ultrariches et travailleurs pauvres. Des territoires entiers sont mis au ban des villes-monde créant une rancœur (gilets jaunes, révoltes locales, montées des populismes), la flemme a été instituée depuis la crise sanitaire et enfin les radicalités gagnent du terrain ainsi que les extrémismes, prémices de violences tandis que l’insécurité grandit et le terrorisme, un temps réduit, va sans nul doute frapper à nouveau, marquant davantage la faiblesse européenne.

Tout ceci traduit une perte d’influence manifeste de l’Europe, ouverte à tous vents, et de plus en plus dépossédée et accaparée par de nouveaux prédateurs. Tandis que la Revue nationale stratégique voit en la France une puissance d’équilibre, elle semble en réalité davantage s’acheminer vers une puissance d’équilibriste dans une Europe désordonnée. Ce n’est guère enthousiasmant.

Alors que l’Europe aurait pu – et même aurait du – être une tierce partie, non alignée, indépendante, s’emparant du rôle de pivot dans l’équilibre international, elle se voit conspuée et réduite à un effacement – que l’on espère provisoire. Ce faisant, notre contient est en voie de tiers-mondisation ; elle se dirige vers un nouveau Moyen-Âge. Espérons que cette dormition soit la plus courte possible et nous conduise à une nouvelle Renaissance.

A suivre …


[i] Revue nationale stratégique, SGDSN, 2022.

[ii] In Le Monde, « Mort cérébrale de l’OTAN » : Emmanuel Macron assume, Jens Stoltenberg recherche l’unité, 28 novembre 2019.