Ukraine : le mythe de la guerre et la dynamique de l’enlisement

Par Christian Harbulot (réflexion menée au sein du CR451, centre de recherche appliqué de l’Ecole de Guerre Economique).

L’invasion d’une partie du territoire ukrainien par l’armée russe a remis la guerre militaire au cœur des préoccupations stratégiques du monde contemporain. Mais ce retour en force de la guerre militaire ne se traduit pas depuis un an par une démonstration pertinente de sa finalité stratégique.

La guerre en Ukraine est devenue au fil des mois une guerre d’enlisement. Et la guerre d’enlisement est le pire des scenarii dans le déroulement d’une guerre militaire. Il suffit de se référer à l’Histoire militaire. Contrairement à tous les effets d’annonce sur l’importance de l’innovation technologique en matière d’armement, les nouvelles armes testées par les protagonistes ukrainiens et russes n’ont pas permis d’éviter cet écueil.

Mais l’évidence de ce constat, aussi étrange que cela puisse paraître, ne temporise pas la fascination du recours à la guerre militaire. Si on n’y prête pas garde, le retour de la guerre de haute intensité peut fonctionner comme un brouillard qui risque de masquer le cadre évolutif des enjeux.

Les limites de la vision clausewitzienne de la guerre

La question de la guerre militaire est restée trop longtemps confinée à la vision clausewitzienne de la guerre absolue et de l’anéantissement de l’adversaire. Le lien[i] que le militaire prussien Carl Von Clausewitz établit entre la politique et la guerre, sert encore de base de réflexion à de nombreuses institutions militaires ainsi qu’aux différents instituts de recherche qui leur sont affiliés.

Avec le recul du temps, il ressort des écrits de Clausewitz une grille de lecture très appauvrie de la complexité et de la démultiplication des rapports de force auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. Obsédé par l’art de la guerre napoléonien, Clausewitz a concentré son analyse sur la manière de mener la guerre militaire. Il ne s’est pas aventuré sur les raisons non militaires qui ont amené l’empire de Napoléon Ier à une impasse géostratégique. D’autres facteurs se sont révélés décisifs dans l’issue de cette série de guerres militaires. En voici quelques-uns :

  • L’encerclement géoéconomique de la France par le blocus maritime britannique.
  • Le retard accumulé depuis les guerres révolutionnaires sur la révolution industrielle d’outre-manche.
  • L’incohérence de l’extension de l’empire qui se traduit par la création d’Etats-Tampons à l’image de la Confédération du Rhin créée en 1806 et des conquêtes territoriales partagées entre les proches de l’empereur[ii].
  • Le reniement de l’offre révolutionnaire d’émancipation des peuples, perceptible dès la campagne d’Italie au cours de laquelle les « patriotes » italiens sont utilisés pour déstabiliser les troupes autrichiennes et non récompensés par la création d’une République italienne à l’image de la Révolution française. Une telle manipulation des esprits italiens entraîne une perte de sens de la légitimité révolutionnaire portée par les troupes de la Révolution en Europe.
  • Les incohérences générées par l’internationalisation forcée des troupes napoléoniennes saignées par les campagnes militaires à répétition et les faiblesses qui en découlent (manque de fiabilité de certaines troupes étrangères[iii], sans compter les multiples problèmes sanitaires qui ont affecté leur moral).

En négligeant ce type d’éléments dans sa grille de lecture, Carl Von Clausewitz a développé une pensée focalisée sur l’art de la manœuvre militaire. Cette dernière est présentée comme l’expression majeure de la stratégie alors qu’elle est découplée d’une vision globale des différents échiquiers sur lesquels se déroulent les affrontements diplomatiques, économiques, identitaires, psychologiques et culturels.

Deux siècles plus tard, l’agression contre l’Ukraine relance le débat. L’enchainement des évènements militaires souligne le risque d’enlisement et met en exergue les limites de la guerre militaire dans la recherche d’un résultat décisif :

  • Echec de l’attaque éclair des forces spéciales russes en direction de Kiev.
  • Offensive russe contrée partiellement par une réaction de l’armée ukrainienne,
  • Développement d’une guerre de tranchées.
  • Retour du rôle déterminant de l’artillerie dans le pilonnage des troupes au sol.
  • Stagnation des lignes de front.
  • Incertitude sur la contre-offensive annoncée par Zelenski qui doit prendre en compte le coût humain d’une guerre militaire de plus en plus classique.

Au bout d’un an et trois mois de conflit armé entre l’Ukraine et la Russie, l’issue militaire n’est plus une certitude stratégique. 

L’impérieuse nécessité de dépasser la guerre militaire

Le XIXe siècle et le XXe siècle ont généré de nouvelles problématiques de puissance qui dépassent très largement le cadre contextuel des guerres napoléoniennes. La guerre en Ukraine en est une illustration particulièrement didactique.  Mais pour ne pas s’enfermer de nouveau dans le fantasme d’une vision purement clausewitzienne de la guerre militaire, encore faut-il prendre en considération la largeur de champ des rapports de force ainsi que leur mutation dans le temps long.

La leçon oubliée de 14-18

La guerre mondiale de 1914-1918 a démontré que la guerre militaire pouvait aboutir à une impasse totale et non à une solution stratégique durable. L’importance démesurée des pertes humaines des cinq années de guerre d’enlisement dans les tranchées a brisé net la motivation du peuple français pour affronter une nouvelle guerre, comme le confirme une vingtaine d’années plus tard la débâcle de mai/juin 1940. La victoire militaire de la France contre l’Allemagne en 1918 contient les racines d’une seconde guerre mondiale dont les résultats cumulés vont ruiner l’Europe. Comment peut-on nier l’évidence que les deux guerres mondiales ont abouti à reléguer après 1945 les anciennes grandes puissances européennes à un rôle de force supplétive des Etats-Unis d’Amérique. Le vainqueur d’une guerre militaire au sens clausewitzien du terme peut être le vaincu dans une autre grille de lecture des rapports de force entre puissances. Les adeptes de la guerre militaire perçue comme expression majeure de l’affrontement entre puissances, sont bien silencieux lorsqu’on aborde ce type de contradictions.

Le déni sur l’importance stratégique des affrontements systémiques

La révolution bolchévique a introduit une dimension conflictuelle non clausewitzienne dans la hiérarchie des rapports de force entre puissances. Le centre de gravité est le système à abattre, en l’occurrence le capitalisme, et non plus l’ennemi à vaincre sur un terrain donné. La révolution russe de 1917 visait à instaurer le communisme, en passant par la phase intermédiaire de construction du socialisme. Le vainqueur, une minorité agissante bolchévique au sein de la classe politique russe, l’a emporté à cause de l’effondrement de l’empire tsariste considérablement affaibli par sa participation ratée à des guerres militaires extérieures. La dimension purement militaire de cette guerre civile a finalement joué un rôle secondaire dans la mesure où les forces « blanches », défenseurs de l’ancien ordre établi, ont été incapables de trouver une assise populaire face à la dynamique subversive des « rouges ».

Le point déterminant dans la mémoire russe de l’échec de la révolution mondiale

Le renversement par les Bolchevicks de l’embryon de système capitaliste qui s’est développé dans la Russie tsariste de la fin du XIXe siècle, n’a pas abouti à la mise en œuvre réussie d’une révolution mondiale. Cet objectif était à priori impossible à atteindre car le rapport de force était trop inégal. Les empires européens étaient trop puissants pour être détruit par des révoltes intérieures. La dynamique politico-militaire bolchévique avait déjà montré ses limites durant la guerre civile. La victoire fragile obtenue sur les forces « blanches » après un risque de défaite en octobre 1919[iv] était un premier avertissement. L’échec de l’offensive de l’armée rouge contre la Pologne stoppa toute velléité d’aventurisme militaire sur le théâtre européen. Ce sentiment fut renforcé par l’échec des tentatives d’instauration d’un pouvoir ouvrier[v] en Allemagne, qui était le pays le plus fragilisé de l’Europe de l’Ouest. L’incapacité à déclencher le début d’un effondrement du système capitaliste en Europe de l’Ouest a miné les bases de la réflexion stratégique russe. Les pilotes de la matrice de combat marxiste-léniniste ont été contraints de revoir leur copie en termes de stratégie. Une fois de plus, la question de la guerre militaire n’a pas été au centre des préoccupations du pouvoir installé au Kremlin. Sans délaisser l’importance de la construction d’un appareil militaire, Joseph Staline a privilégié deux priorités majeures dans sa stratégie :

  • Occuper l’espace politique des mondes ouvriers dans les pays capitalistes en désignant la sociale démocratie comme l’ennemi principal à abattre.
  • Légitimer l’URSS comme pré carré prioritaire du prolétariat international dans la mesure où ce nouvel Etat était à l’époque le seul pays socialiste parmi les autres nations. Cette posture défensive va structurer toute la pensée soviétique jusqu’à la guerre froide. La prise pouvoir par Mao en Chine ainsi que les luttes de décolonisation ne relancent pas pour autant l’hypothèse d’une révolution mondiale qui aboutit au remplacement du système capitaliste par le système communiste.

La guerre militaire n’est pas forcément le prolongement de la politique

Le déclenchement d’une révolution mondiale devait naître à partir d’une démultiplication des révoltes ouvrières dans les grandes zones industrielles des pays capitalistes les plus vulnérables. La force qui pilotait le devenir de l’URSS ne cherchait pas à privilégier la guerre militaire pour atteindre un tel objectif.

Les gains obtenus à la suite de la défaite de l’Allemagne nazie pouvaient apparaître comme une progression du système socialiste par rapport au système capitaliste. Mais ces acquis territoriaux ne relançaient pas la dynamique révolutionnaire telle qu’elle avait été imaginée par Lénine au début du XXe siècle. Durant la phase de coexistence pacifique, les effets d’annonce de Nikita Khrouchtchev sur la supériorité du modèle de développement socialiste par rapport au modèle capitaliste ne se sont pas concrétisés. La société de consommation occidentale a surpassé les capacités consuméristes du Bloc de l’Est.

A partir de ce constat qui aboutit à la disparition de l’URSS, la Russie a cherché à se réinventer une pensée stratégique pour préserver ses intérêts. Mais encore fallait-il lui trouver un emballage acceptable. Après la guerre froide, les Etats-Unis ont mis en avant qu’ils étaient la seule puissance au monde à pouvoir défendre les valeurs de la démocratie. La Russie dont l’image reste plombée par son passé de régime totalitaire communiste, n’avait pas les mêmes atouts en termes de « storytelling ».

La question centrale de la légitimité

Depuis la chute du mur de Berlin, la recherche de légitimité est le point faible russe. L’objectif de la dénazification mis en avant à propos de « l’opération spéciale » contre l’Ukraine, en est l’illustration. Ce prétexte n’a pas eu de résonance réelle au niveau international. Cette justification morale ne caractérise pas la réalité du rapport de force, même s’il existe en Ukraine des forces extrémistes qui considèrent le Troisième Reich comme un libérateur de l’oppression communiste.  Conscient des limites du prétexte initial, les autorités russes ont fait évoluer leur discours. Vladimir Poutine met désormais en avant la nécessité de défendre la Russie contre la volonté occidentale de l’éliminer en termes de puissance.

Cette justification enregistre aujourd’hui plus d’échos dans la mesure où la tromperie occidentale sur les accords de Minsk (cf. les révélations d’Angela Merkel confirmées par François Hollande) soulève de nombreuses questions sur la finalité de la stratégie de Washington et de Londres dans leur très forte implication dans le dossier ukrainien.

Les biais cognitifs sur la guerre militaire

A partir du moment où la révolution mondiale est devenue une chimère, l’URSS a eu comme priorité principale de préserver ses positions en conservant une approche globale des différents échiquiers. La montée aux extrêmes dans la course aux armement nucléaires et la militarisation des deux Blocs n’ont pas pour autant abouti à privilégier la guerre militaire comme point ultime d’expression de la stratégie. Combien de fois faudra-t-il le rappeler à ceux qui focalisent leur attention sur les opérations de terrain de la guerre en Ukraine ?

L’importance de la finalité de la guerre militaire est pourtant fortement documentée au cours des dernières décennies lorsqu’on s’interroge sur les échecs résultant de victoires militaires :

  • Le renversement du régime des Talibans en 2001 et les vingt années d’implication de forces militaires alliées des Etats-Unis dans un conflit sans fin, aboutit au retour au pouvoir des Talibans en 2021.
  • Le renversement du régime de Saddam Hussein en 2003 a été suivi d’une guerre civile en Irak qui reste dans une situation précaire. Le développement du terrorisme islamique, notamment par le biais des structures telles que Daesh et de des officines affilées, est une des conséquences de cette opération militaire.
  • Le renversement de Kadhafi en 2011 a fragilisé durablement une zone qui est constamment sous la menace d’une guerre intestine entre clans soutenus par des puissances étrangères.

La puissance ne résulte pas forcément de la finalité d’une guerre militaire. Si on prend le cas de l’affrontement majeur qui se profile entre l’ancien empire dominant américain et le nouvel empire ascendant chinois, il est clair qu’il n’y a pas qu’un seul échiquier dominant et centré sur la montée en puissance du militaire mais plusieurs échiquiers au moins aussi importants que celui de la guerre militaire. La Chine n’a aucun intérêt à monter aux extrêmes sur le plan militaire alors que les Etats-Unis, affaiblis sur le terrain économique, ont tout intérêt à pousser la Chine à commettre une telle erreur, notamment à propos de Taiwan.

La nécessité de sortir d’une forme de dépendance cognitive

Les spécialistes occidentaux ont pris l’habitude de se focaliser sur une grille de lecture clausewitzienne de plus en plus unilatérale. Ils partent du principe que les Etats-Unis détiennent une sorte de vérité historique qui interdit de se poser la moindre question sur la manière dont Washington cherche à tirer profit des confrontations géopolitiques et géoéconomiques. Ce refus d’analyser la situation sous cet angle les conduit à éviter la question très sensible de la diversité de lecture des problématiques de puissance.

Rappelons pour mémoire que le monde occidental n’a jamais été réellement unifié. Les Etats-Unis ont tout fait pour mettre fin à la domination des empires européens et prendre leur place dans la recherche d’une suprématie mondiale. Cette évidence n’a pas été suffisamment prise en compte dans le mode opératoire d’organismes officiels français qui ont en charge l’étude de ces problèmes.


[i] Symbolisé par la fameuse formule « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ».

[ii] Napoléon Ier a construit une « Europe familiale » symbolisée par son beau-fils Eugène de Beauharnais, vice-roi d’Italie, par son beau-frère Murat, roi de Naples, par ses frères Joseph, Louis et Jérôme (rois d’Espagne, de Hollande et de Westphalie).

[iii] Les Français représentent 40 % des effectifs de la grande Armée. Les 60 % restants sont dans des unités composées de non-nationaux intégrés depuis l’annexion de leur pays par la France napoléonienne et des contingents de « volontaires » fournis par les États alliés à Napoléon.

[iv] Jean Jacques Marie, La guerre des Russes blancs (1917-1920), Paris, Taillandier, 2017, page 275 à 280).

[v] Chris Harman, La révolution allemande (1918-1923), Paris, éditions La Fabrique, 2015.