Exportations d’armement : La France peut-elle se laisser doubler par l’Allemagne ?

Soldat, Dark, Lumière Et Ombre

Analyse proposée par un contributeur du CR 451 de l’EGE

Il n’y a pas qu’au sujet de la politique énergétique européenne que le couple franco-allemand bat de l’aile : la stratégie des industries de défense est elle aussi le théâtre de dissensions notables. Et Berlin semble bien vouloir faire cavalier seul pour doubler Paris.

Objectif 2%. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a modifié le logiciel allemand en matière de Défense. Jusque-là arcboutée sur ses principes de rigueur budgétaire, Berlin a décidé de passer à la vitesse supérieure[i] pour ses dépenses militaires. Un fonds exceptionnel de 100 milliards d’euros a été débloqué l’an dernier, auxquels vont s’ajouter 50 milliards chaque année afin de dépasser le seuil de 2% du PIB que préconise l’OTAN. « Créant à elle seule plus de 35% de la valeur ajoutée industrielle de l’Union européenne, l’Allemagne a décidé de se doter de la première armée conventionnelle du continent, relève le géopoliticien français Renaud Girard[ii]. Elle a lancé un programme exceptionnel d’équipements de 100 milliards, soit neuf fois plus que ce que l’armée française dépense annuellement dans ses investissements. » L’Allemagne n’avance pas masquée, et affiche ses ambitions.

Cette nouvelle tendance pourrait même être renforcée suite à l’arrivée, en janvier dernier, de Boris Pistorius[iii] à la tête du ministère de la Défense allemand. Cette figure du SPD considère que les forces armées allemandes ne seraient pas en mesure de défendre le pays et réclame des budgets supplémentaires pour l’armée : « La Bundeswehr doit s’adapter à une nouvelle situation apparue avec la guerre d’agression russe contre l’Ukraine. Les troupes peuvent compter sur ma présence chaque fois que ce sera nécessaire, a-t-il affirmé. Je veux rendre la Bundeswehr forte pour les périodes à venir. » Quitte à bousculer les relations avec la France.

Berlin tenté de mettre Paris sur la touche

Pilier de la relation entre les deux pays depuis 1963, la coopération militaire est en train de tourner au vinaigre. « Si Paris et Berlin multiplient depuis l’été 2016 les initiatives bilatérales en direction d’une autonomie stratégique accrue pour l’Union Européenne, cela ne signifie pas pour autant que les doctrines stratégiques française et allemande convergent en tous points, estime Delphine Deschaux-Dutard[iv], chercheuse au CESICE (Centre d’études sur la sécurité internationale et les coopérations européennes). Loin sans faut, tant leurs cultures stratégiques demeurent divergentes. »

Et ces divergences sont nombreuses. Dernière en date, celle du bouclier anti-missile[v] – l’European Sky Shield (ESSI) – lancée en octobre par l’Allemagne, n’a pas donné le sourire du côté de Paris. Et pour cause : les technologies utilisées seraient allemandes, américaines et israéliennes. Pas françaises. Dans ce projet, la France n’est pas la seule à avoir été écartée : la Pologne, l’Italie, l’Espagne et le Portugal n’ont pas été non plus intégrés, divisant un peu plus l’Europe de la Défense. Six mois après l’annonce du projet, la discorde entre Berlin et Paris n’est toujours pas retombée sur ce dossier sensible.

D’autres « dossiers sensibles » ont terni l’image du tandem franco-allemand. En 2021 par exemple, Paris avait claqué la porte du programme MAWS (avions de patrouille maritime) dont elle avait pris l’initiative. « Excédée par l’Allemagne » comme le titrait alors La Tribune[vi], la France avait dénoncé l’achat par son voisin d’Outre-Rhin de cinq P-8A Poseidon fabriqués par Boeing. De même, l’an dernier, Paris « a pris acte » de la volonté de Berlin d’enterrer le projet[vii] de modernisation de l’hélicoptère d’attaque Tigre Mk3. Un temps évoqué, l’achat d’hélicoptères d’attaque américain AH-64 Apache se révélant trop onéreux, Berlin se serait rabattu sur des H145M vieillissants[viii] produits par Airbus Helicopters. La coopération franco-allemande en matière d’innovation en prenant un coup par la même occasion.

Dans ce ciel chargé, les embellies, elles, sont plutôt rares. Voire hypothétiques. L’accord autour du projet SCAF[ix] annoncé en décembre dernier par le ministre français Sébastien Lecornu – s’il apparaît aujourd’hui positif pour Paris et Dassault Aviation –, sera loin d’être un long fleuve tranquille. L’exemple du programme MGCS (Système principal de combat terrestre), lancé en 2012, est là pour le rappeler : le développement des projets recèle des écueils inattendus. Berlin verrait en effet d’un bon œil son fleuron Rheinmetall (fabricant du Panther) supplanter et enterrer le projet franco-allemand[x].

Les exportations allemandes lorgnent sur les marchés français

Si l’Allemagne bombe le torse en montrant ses capacités à produire des équipements militaires sur terre comme dans les airs, le nerf de la guerre restera sa capacité à les exporter, et donc à chasser sur les terres françaises. Dans le Top10 des pays exportateurs[xi], l’Allemagne a doublé la Chine en 2022 (5,5% contre 5,2%), se classant désormais 4e mondial. Dans son collimateur : la France, 3e du classement avec 8,2% du marché. « À la différence de Paris qui tient sur les ventes d’armes un discours plutôt assumé, Berlin revendique une politique restrictive de ses exportations en armement et s’est présentée, depuis quelques années, comme le champion des exportations « responsables », observe Sylviane Astrait[xii] de l’École de guerre économique. En dépit du narratif vertueux entourant la politique restrictive du gouvernement fédéral, le réalisme géopolitique offre pourtant une vision différente : l’explosion des exportations « made in Germany » ces dernières années. »

Dans ce paysage, plusieurs digues semblent avoir sauter : l’Allemagne ne s’embarrasse plus de ses principes, certains dossiers mettant en évidence la concurrence désinhibée désormais assumée par Berlin. Le cas du marché des sous-marins indiens[xiii], est emblématique de cette nouvelle stratégie. Plusieurs candidats étaient en lice : l’Allemand ThyssenKrupp Marine Systems (TKMS), le Français Naval Group, l’Espagnol Navantia et le Russe Rosoboronexport. Après le retrait des Espagnols et des Russes, Naval Group a également jeté l’éponge. Si les atermoiements à répétition du client le permettent, TKMS devrait donc remporter l’appel d’offres de 5,2 milliards de dollars, acceptant des conditions que le constructeur français refusait : la co-fabrication avec un industriel indien et un transfert plus large de technologies.

L’Allemagne, avec le chancelier Olaf Scholz en VRP de luxe, ne recule devant rien, comme elle l’avait fait par exemple en 2021 en vendant des sous-marins à la Turquie d’Erdogan[xiv] ce qui avait courroucé la Grèce. Depuis, l’affaire des sous-marins australiens a torpillé la crédibilité internationale des stratèges français, et a créé un dangereux précédent : oui, la France peut se faire doubler par ses propres alliés. Heureusement pour les exportations françaises, le dossier indien ne se limite pas aux contrats pour les sous-marins. Pour contrattaquer et soutenir la vente des Rafale de Dassault à New Dehli, Emmanuel Macron aurait d’ailleurs invité le Premier ministre indien Narendra Modi à assister au défilé du 14 juillet prochain. Suite au prochain épisode donc.

Mais l’Inde ne constitue pas le seul marché stratégique. Selon les chiffres 2022 du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute), l’explosion record des achats mondiaux d’armements[xv] – 2000 milliards de dollars – est largement portée par le Qatar (10,45% du marché mondial), suivi par l’Inde (8,9%). Avec 11,7 milliards d’euros[xvi] en 2021, le Qatar représentait le 3e importateur d’équipements français (18%), derrière l’Égypte (20%) et l’Inde (21%). La même année, les exportations allemandes vers le petit émirat ne représentaient quant à elles que 116 millions d’euros[xvii]. Mais l’Allemagne semble ne pas vouloir en rester là, et lorgne avec appétit sur le carnet de commandes de Doha. En particulier pour l’achat de plusieurs centaines de véhicules de combat d’infanterie (VCI) : dans ce dossier, le VBCI français fabriqué par Nexter serait sous la menace du Boxer de l’Allemand Krauss-Maffei Wegmann, qui compléterait un catalogue déjà passablement germanisé dans la décennie précédente… en remplacement de matériels précédemment français. Si Paris ne veut pas perdre une nouvelle manche dans son bras de fer avec Berlin, le locataire de l’Élysée – et tous ses conseillers comme Matthieu Landon et Patrick Durel – vont devoir renouer avec le succès sur le plan diplomatique. En janvier dernier, Emmanuel Macron avait envoyé son ministre de l’Économie Bruno Le Maire en éclaireur[xviii]. Il en faudra certainement davantage pour concrétiser dans ce domaine les relations du Château avec l’émir du Qatar Al Thani. Affaire à suivre.


[i] https://www.lefigaro.fr/conjoncture/l-allemagne-confirme-des-depenses-records-pour-la-defense-des-2022-20220314

[ii] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/renaud-girard-les-trois-axes-de-la-diplomatie-allemande-20221024

[iii] https://www.dw.com/fr/allemagne-pistorius-scholz-lambrecht-bundeswehr/a-64427493

[iv] https://chairestrategique.pantheonsorbonne.fr/france-lallemagne-et-defense-europeenne-couple-locomotive-symbolique-plus-quoperationnel-article

[v] https://www.lemonde.fr/international/article/2023/03/04/le-projet-de-bouclier-antimissile-lance-par-berlin-fache-paris_6164094_3210.html

[vi] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/excedee-par-l-allemagne-la-france-descend-du-programme-maws-avions-de-patrouille-maritime-888435.html

[vii] https://www.opex360.com/2022/08/13/la-france-a-fini-par-prendre-acte-de-la-decision-allemande-dabandonner-lhelicoptere-dattaque-tigre-mk3/

[viii] https://air-cosmos.com/article/les-tigres-allemands-remplaces-par-des-h145m-64582

[ix] https://www.latribune.fr/opinions/scaf-victoire-francaise-vigilance-dans-la-duree-et-vision-strategique-de-long-terme-943279.html

[x] https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/la-guerre-en-ukraine-fragilise-le-projet-de-char-du-futur-franco-allemand-1917022

[xi] https://www.capital.fr/economie-politique/les-10-pays-plus-gros-exportateurs-darmes-dans-le-monde-186899

[xii] https://www.ege.fr/infoguerre/vente-darmes-la-menace-allemande

[xiii] https://www.challenges.fr/monde/l-allemagne-veut-conclure-un-accord-de-5-2-milliards-avec-l-inde-sur-les-sous-marins-selon-des-sources_846796

[xiv] https://www.ouest-france.fr/europe/grece/la-grece-furieuse-contre-berlin-apres-la-vente-de-sous-marins-a-la-turquie-2c683ab0-cf5f-11eb-ae01-ad91b71840e2

[xv] https://www.sipri.org/media/press-release/2022/world-military-expenditure-passes-2-trillion-first-time

[xvi] https://www.challenges.fr/entreprise/defense/exclusif-les-ventes-darmes-francaises-ont-atteint-117-milliards-deuros-en-2021_827438

[xvii] https://tradingeconomics.com/qatar/imports/germany/arms-ammunition-parts-accessories

[xviii] https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/bruno-le-maire-soigne-les-relations-de-la-france-avec-les-monarchies-du-golfe-1901923