Théorie et puissance

Par Philippe Forget

A l’heure où la problématique de puissance redevient un sujet majeur, l’EPGE republie un article de Philippe Forget qu’il avait rédigé pour un ouvrage codirigé par Christian Harbulot et Didier Lucas, intitulé « Les chemins de la puissance » et paru aux éditions Tatamis en 2007. Auteur d’ouvrages de portée philosophique et antropologique, Philippe Forget cherche à donner une vision de la puissance qui ne s’enlise pas dans les finalités souvent chaotiques des problématiques de pouvoir.

Cette étude d’anthropologie stratégique comme Philippe Forget l’avait intitulé à l’époque, donne un éclairage intellectuel qui n’a rien perdu de sa valeur avec le temps passé, et souligne une fois de plus la nécessité de se pencher sur l’évolution de la puissance au moment où le monde est écartelé entre des enjeux multiples et souvent contradictoires, qu’ils soient géostratégiques, géoéconomiques, militaires, sociétaux, culturels ou religieux.

Phénoménologie de la puissance et conceptions du monde

La puissance se manifeste et se mesure selon les effets qu’elle produit. L’acte qui engendre, produit ou modifie les choses implique, requiert et manifeste la puissance. La puissance est donc pouvoir-faire, capacité de faire des choses ou capacité d’activité constructive ou destructive entre les êtres et les choses. Puisque la stratégie est l’art d’opérer et d’obtenir un effet, de contrainte ou de persuasion, sur le réel ou autrui, elle a essentiellement affaire à la puissance. Obtenir et appliquer de la puissance pourrait définir l’activité stratégique de l’homme, confronté à la résistance du réel.

Si dans la nature, la puissance se développe sans médiation, comme la puissance du vent par exemple, chez l’homme, une fois dépassée l’effort physiologique, la puissance requiert la médiation d’artifices, moyens et outils. L’être humain doit inventer les moyens de la puissance. Il doit trouver et ouvrir la voie (odos) de la puissance. Le stratège est donc tenu de comprendre, sinon produire les conditions de la puissance et de son exercice. En cernant l’origine de la puissance, l’on saisit le fondement de la stratégie.

« Or, nous apprend Martin Buber, nos expériences les plus élevées de la puissance nous disent que c’est non pas une force qui produit un changement direct, mais la faculté de mettre de pareilles forces, directement ou indirectement, en mouvement. Que pour décrire l’effet de la puissance, on emploie l’expression positive de “mettre en mouvement” ou l’expression négative de “désinhiber”, cela n’a aucune importance »[i]. Détient donc la puissance celui qui peut mettre des forces en mouvement, les libérer et leur imprimer une dynamique. Néanmoins, simple fragment du Monde, l’être humain ne peut comprendre – ni en user – la totalité insommable des forces que le monde recèle. Et l’enjeu premier du stratège est d’accéder aux forces, de les lier et de se lier à elles pour ouvrir les portes de la puissance. Or les forces ne se donnent pas si aisément, tout simplement parce qu’il faut d’abord les éprouver, les concevoir ou les découvrir, voire les inventer. Autrement dit, la puissance ne se manifeste qu’à la mesure d’une compréhension du réel. Les forces sont ainsi mobilisées et exploitées selon la compréhension qu’une société a du monde, l’expérience du monde qui la fonde et la situe, lui ouvrant – et lui fermant – ses possibilités et modes de production.

En ce sens, il n’y a ni forces « naturelles », ni situation « naturelle », ni puissance évidente, mais une existence humaine dont la puissance dépend du sens qui la définit dans son rapport aux choses, à autrui et à soi. Toute puissance est fonction d’une lecture théorique et pratique du réel, qui l’assigne à ses figures et limites. Le sens configurant la puissance, celle-ci apparaît étroitement modelée par la totalité herméneutique qui régit l’identité d’une société. Ruine et renaissance de la puissance fracassée et fracassante, le paysage de l’histoire l’est parce qu’originairement déclinaison du sens révolutionné et révolutionnant.

En somme, la dynamique des forces que doit susciter et orienter le stratège est conditionnée par la situation de l’homme dans le monde, son expérience apriorique du monde. Si l’anthropologie philosophique étudie la déclinaison historique des conceptions du monde (Weltangschauungen) et de leurs modifications progressives, elle devient anthropologie stratégique quand elle étudie comment les images du monde et leurs vécus consécutifs déterminent les formes de la puissance, les sources de son déploiement, enfin les modes de son exercice dans les rapports d’expansion ou de domination.

La puissance antique : idéal théorétique et misère théorique des pouvoir-faire

A nous Occidentaux, la puissance paraît aujourd’hui banale et les intérêts stratégiques des motifs permanents de notre activité politique et économique. Cette évidence de la puissance n’a pas toujours eu lieu, et il faut donc en saisir la genèse et le processus de développement pour comprendre le jeu planétaire de la puissance.

Tout a débuté en Grèce avec son questionnement de la situation humaine, ses finalités et ses activités. Elle a ses chefs d’armée (stratégos), ses stratèges, terme qui désigne des magistrats chargés d’organiser la défense de la cité (polis) et de conduire les guerriers. Mais comment ce stratège est-il un médium de la puissance, un organisateur de forces ? Certes, il l’est, mais dans le cadre d’une puissance extrêmement restreinte, conditionnée par la compréhension du monde que déploie la polis grecque.

Si l’on prend, en effet, les quelques traités de stratégie que nous a légués l’Antiquité, la stratégie y apparaît comme un art de savoir des ruses, des stratagèmes, des manœuvres opportunes, et bien entendu de s’y connaître en matière d’âme et d’humeurs humaines. Dans la cité grecque, il ne saurait y avoir de théorie stratégique. La pensée stratégique se concentre sur des maximes et des recettes qui permettent d’emporter les places ou d’enfoncer l’ennemi. Des génies guerriers comme Alexandre, Hannibal, Pyrrhus, César peuvent certes innover dans les manœuvres, générales ou locales, des forces, mais leur art, toujours confronté à la fortune des événements, à la contingence des faits, ne peut, dans l’esprit antique, faire l’objet d’un système théorique et pratique.

Le grec ne théorise pas, en effet, la pratique guerrière car celle-ci ne relève pas du bios theôrètikos. Pour Aristote[ii], par exemple, la vie théorique cherche uniquement à échapper au temps fini des mortels, par le regard (la theôria) porté sur l’être des choses, les premiers principes qui ordonnent le cosmos. La theôria, une fois conquise, engendre la vie bonne de l’anthropos et de la polis, mais elle ne peut édicter de principes universels pour le domaine du savoir-faire (techné), de l’activité de fabrication et de production (poièsis). Or, l’activité du stratège visant à produire la victoire, relève, non pas de la theôria mais de la poièsis, c’est-à-dire d’une action qui atteint son but seulement si elle s’appuie sur une disposition qui a pour nom techné que l’on peut traduire par savoir-faire. Comme l’ébéniste qui sait tirer un meuble du bois, le produire, le stratège doué du savoir-faire militaire, réfléchit à bon escient et découvre avec justesse le chemin (les procédés et choix opportuns) qui lui ouvre la manifestation de l’effet recherché, c’est-à-dire la victoire. Le stratège antique est un artisan de forces précaires, non un mobilisateur de puissance.

Il sait faire, déploie un pouvoir-faire, par don, talent ou expérience, mais non par épistémé, c’est-à-dire une connaissance du monde réglée par une architecture rigoureuse de concepts. La cité grecque se bat avec un patrimoine humain et matériel immédiat et aléatoire ; car faute d’appliquer la theôria aux forces humaines et physiques, elle sait les utiliser sans penser à les exploiter par un dispositif permanent et calculé. Elle théorise ce qu’est le cosmos, ce que sont les hommes et les choses ou ce qu’ils devraient être ; elle ne théorise pas sur le fonctionnement intrinsèque du monde, selon quelles lois êtres et choses sensibles se font et se défont. Le Grec admire l’être, vise à le contempler, à le partager, à s’y conformer. Il discute des formes et modes d’être (moraux et politiques). Il ne conçoit pas qu’il puisse voir comment la phùsis opère, quels sont les processus réglés de ses productions. Il n’envisage pas que le procès de fabrication puisse se partager entre citoyens, être le motif de la délibération publique. Le domaine des corps, c’est celui du mouvement, du mutatif et du permutatif ; et ce règne de l’impermanence, des accidents, est trop éloigné de la vérité de être, de sa beauté fixe, pour être digne d’une vie politique et philosophique. Orientée par la norme de l’être (savoir être et comment être), la polis ne saurait se constituer par la norme du faire (pouvoir faire et comment faire).

Le régime isonomique d’Athènes traduit d’ailleurs cette occultation du faire sous l’être. Celui qui sait faire, le technitès, focalisé sur sa tâche pratique, ne peut partager avec la polis ni actes ni paroles. Le statut de citoyen et la condition de technitès sont incompatibles au sein de la polis[iii]. Le savoir-faire ne demande aucune délibération commune, alors que tout le prix de la vie publique réside dans le partage d’un éclat (cosmos) commun que seules donnent de belles paroles ou de belles actions. Vienne à dominer sur la cité l’esprit professionnel, et celle-ci s’abîmera dans le silence. Pour conjurer un tel danger, la polis ne pouvait évidemment élire ses technitès, comme le stratège, que pour de brèves périodes. Calculer et organiser la puissance de la phùsis, puis l’exploiter à des fins de rendement ne pouvait faire sens dans l’espace politique, publique, rhétorique et éristique où se manifestait la manière qu’avait l’homme grec et (romain) d’habiter le monde.

Expérience pathique du monde et art « du tour de main » tactique

L’humanité antique cherche d’autant moins à obtenir la maîtrise de la réalité physique que celle-ci n’est pas un ensemble objectif mais une immanence qui signifie les conditions spatiales et temporelles de l’action. Le Grec ignore la neutralité du plan ; il éprouve, en revanche, un vécu qualitatif et axiologique des lieux qu’il parcourt. Il s’oriente sur la terre selon des directions de sens qui sont des signes de succès ou d’échecs. Ainsi le stratège grec dirige ses forces dans un espace qualitatif où le sens est délivré par une expérience pathique du monde. C’est en effet toujours à l’aile droite que commande le chef et que se placent les corps d’élite. Par exemple, la droite est la place du polémarque à Marathon ; elle est aussi la place du roi dans la tragédie grecque.

La culture grecque avait une compréhension profondément asymétrique de l’espace. Tout autre que le nôtre, le vécu spatial des Grecs s’enracinait dans un « atmosphérique » des lieux, une expérience originaire, apriorique des reliefs et endroits, qui les jetait dans une topologie qualitative de la Terre, plus largement dans un cosmos différencié, orienté et contrarié selon le haut et le bas, la droite et la gauche, et en somme, le sacré et le profane. Transi d’un cosmos vivant et signifiant, le Grec vivait l’espace affectivement. Il se trouvait affecté par un entre-deux plein de charge fantastique, c’est-à-dire qu’il l’éprouvait (« le goûtait[iv] ») à travers les figures vives du pur et de l’impur, de la vie et de la mort, de la croissance ou du dépérissement : la droite étant le lieu des forces actives et bénéfiques, la gauche celui de la faiblesse et des influences maléfiques.

Comme la droite portait un vécu spatial bénéfique, le commencement de toute opération tactique devait se faire à droite pour tout chef de guerre grec. Ce vécu pathique des espaces de lutte s’est affaibli au fur et à mesure que s’est développée une perception abstraite et rationalisée de l’espace et du temps. Seule la conception d’un temps et d’un espace homogènes pouvait faire en sorte que la puissance s’affranchît de la totalité pathique de la terre. Pour cela, il fallut que l’épistémé du concept soit appliqué à la nature, comme nous le verrons plus loin.

Pourtant les Grecs n’ignoraient pas les sciences du nombre et de la mesure. Pythagore, Euclide, Hipparque, Ptolémée, mathématiciens ou astronomes, regardaient le monde à travers les mathématiques ; néanmoins leur visée s’efforçait uniquement par ces études mathématiques d’accéder à la contemplation de l’être véritable ou du bel ordonnancement cosmique. Il était hors de question pour ces théoriciens d’appliquer les sciences du nombre et des figures à la mesure d’une réalité physique et matérielle, confuse et variable. La matière était trop pauvre en être pour être digne de la theôria. Le négociant et l’intendant du palais pouvaient quantifier les amphores et leurs biens consommables ; mais qui aurait pensé quantifier le feu et sa chaleur, la dureté d’un matériau, ou investir d’une valeur quantifiable le déroulement du temps ? Faire travailler par le nombre, l’espace, le temps et les éléments de la nature, donc prévoir, modéliser et programmer du pouvoir-faire, autrement dit penser et organiser le procès de la puissance, étaient encore moins concevables.

Tant donc que la « science » antique, entendue ici comme corpus autoréféré de concepts et théorèmes articulés et mémorisés, tel que l’a inventé la géométrie d’Euclide, fut une simple propédeutique de l’ontologie, de la science admirative de l’être, elle resta stérile quant à la production de puissance. Aussi dans cet univers conditionné hénoménologiquement par l’atmosphérique des lieux et des temps et métaphysiquement par l’ordre transcendant de l’être, le développement de la puissance restait contenu dans l’empirie des sens et une compréhension qualitative des êtres et des choses.

Dans une telle situation humaine, l’art de la guerre pouvait seulement reposer sur un pouvoir-faire restreint, lui-même orienté par un savoir-faire tout d’ingéniosité mais non d’ingénierie. La stratégie requiert ici l’intuition du moment opportun (le kairos), du bon lieu à occuper et à défendre, l’emploi de la ruse (la metis) et des stratagèmes, l’ingéniosité artisanale (la poliorcétique, par exemple), enfin la vigueur physique et morale des guerriers[v]. Le succès guerrier s’obtient alors par des recettes artisanales et l’inventivité empirique.

Le bon stratège est celui qui a en quelque sorte le « tour de main » pour qu’éclose la victoire, sait saisir le jeu variable des événements et tirer le meilleur parti de la position et prise des forces. Les forces agonistiques sont aux prises et le polémarque expérimenté s’y entend à les faire tourner dans un sens favorable. Avisé ou inspiré par la sagesse d’Athéna, il sait de quoi il retourne dans le champ d’Arès, et c’est pourquoi il sait s’y prendre avec la tournure des événements, l’endurer, s’y inscrire et la conduire à engendrer un sort bénéfique et glorieux. L’arène de la lutte ne lui apparaît pas comme un plan ou un volume de forces disponibles et mobilisables, mais comme la tournure d’une totalité incertaine, de corps et d’humeurs, d’âmes et de vertus, de figures et de dieux, dont il doit connaître et orienter le jeu.

Aussi la stratégie antique, qui est en fait plutôt une tactique, réside-t-elle essentiellement dans la transmission du « tour de main » tactique, elle ne peut faire fonds sur un capital, un potentiel d’énergies destructrices aux effets de puissance programmés. L’ingénieux et artificieux polémarque fait la guerre tel l’artisan qui est à l’ouvrage. Il produit la victoire ou la défaite à partir de ce qui s’ouvre à ses yeux, ses mains et dangereusement sous ses pieds. Néanmoins, il ne pense pas produire artificiellement (c’est-à-dire techniquement) les conditions objectives et opérationnelles de la lutte. Régi par l’ordre de l’être et enclos dans la finitude de la polis, le pouvoir-faire ne saurait connaître un développement illimité.

L’irruption du Logos, augure de la puissance occidentale

Pour que l’appel de la puissance ait pu naître et définir l’histoire de l’Occident moderne, il a fallu envisager l’être d’une manière nouvelle, procéder à une mutation ontologique dans la lecture du monde.

Cela fut possible parce que dès l’origine, l’ordre de l’être était problématique et sujet à la réflexion. Cet ordre n’est pas né, en effet, par la médiation d’un Texte révélé, fondateur et clôturant. Certes, le Grec pouvait éprouver une expérience pathique et hiérarchique du monde, mais ce dernier fut à un moment interrogé par une parole libre de toute évidence sacrée et résolutrice de la présence des choses. Cette parole a un nom : Logos. Elle n’a pas été émise comme une instance absolue et prescriptive, elle a simplement mis en question ce qui est, en tant qu’il apparaît et devient. Ainsi à un moment, et telle est l’exception grecque, seul s’est révélé l’éclat de la chose, provoquant le thaumazein, l’étonnement de l’esprit qui s’est mis à interroger l’événement du monde à partir de son foyer propre d’apparition.

Là eut lieu le coup d’envoi de l’histoire de l’Occident et de l’Occident comme histoire de l’être. Et cette histoire est elle-même une lutte (polemos) incessante et problématique de la pensée (Logos) pour dire ce qu’il en est de l’homme et du Tout. Or, que signifie cette lutte de la pensée pour conquérir la vérité du Tout, sinon que la belle unité de l’homme et du Tout s’est déchirée, que le Logos a distancié le penseur de la Terre, des dieux et des morts, et qu’enfin le monde devenait sujet du travail de la pensée questionnante et figuratrice. Avec l’irruption de la parole philosophique, le monde rentrait dans l’histoire des conceptions et des figures du monde. Il était désormais livré à la dynamique transformatrice opérée par la réflexion de l’esprit et ses processus de modification[vi]. Avec l’Occident, l’humanité s’est jetée à l’aventure des idées[vii] et de leurs applications historico-pratiques. A ses risques et périls, elle s’est mise à l’épreuve de la puissance de ses théories et de ses révolutions.

Cette puissance de la théorie fulgure dès le IVe siècle avant notre ère, et cela dans le champ même de la guerre. En effet, en nous appuyant sur l’étude de Pierre Vidal-Naquet consacrée à « Epaminondas pythagoricien ou le problème tactique de la droite et de la gauche »[viii], nous apprenons que les deux victoires, remportées par le général thébain à Leuctres et à Martinée sont dues « à une double révolution tactique : l’adoption de l’ordre oblique (loxé phalanx) d’une part, l’attaque par l’aile gauche », d’autre part. Nous nous intéressons iciau deuxième point : dans les deux batailles, Epaminondas déploie ses meilleurs éléments à son aile gauche contre l’aile droite ennemie. Or, comme nous l’avons vu plus haut, l’expérience pathique des lieux, propre aux Grecs de son époque, aurait dû lui interdire une telle disposition de ses forces. La gauche, n’était-elle pas le lieu de la faiblesse et des influences maléfiques ? Dans un cosmos où la vie humaine était toute traversée de l’immanence fantastique des choses et événements, comment fut-il possible à Epaminondas de transgresser la nécessité » naturelle » d’opérer à droite ? L’espace était, d’ailleurs, compris par les Grecs si sensitivement et fantastiquement que, et Pierre Vidal-Naquet nous en instruit, l’audace d’Epaminondas resta sans lendemain et qu’Alexandre, même au plus fort de ses initiatives tactiques, commandera toujours l’aile droite.

Quelle est donc l’origine de cette rupture herméneutique qu’opère Epaminondas avec la vie compréhensive des Grecs et qui le fait se risquer à attaquer à gauche ? Vidal-Naquet nous répond : cette origine n’est autre que la philosophie. Car Epaminondas était tout à la fois stratège et philosophe, disciple d’un grand pythagoricien, Philolaos : « […] on reconnaîtra en effet, écrit-il, que ce n’est pas en dépit de sa philosophie que le Thébain se révéla comme un prodigieux tacticien, mais bien à cause d’elle[ix] ». Or, comment Philolaos perçoit-il l’espace : à partir du nombre et de sa figuration géométrique. L’espace devient ainsi un et homogène ; le haut et le bas, la droite et la gauche, relatifs. Cet espace géométrique et isotrope, réfléchi par le philosophe, ruine les lieux et les sens, les topoi qualitatifs et axiologiques de l’aède et du théurge. Par la discipline abstractive de la philosophie, le chef thébain s’est arraché d’une immanence sensitive aux choses, de leurs impressions fantastiques, pour s’ouvrir à un nouvel espace, neutralisé et disposé à la manœuvre dynamique des forces. L’abstraction philosophique a désinhibé la puissance militaire. Le concept mathématique de l’espace et sa figuration géométrique ont élargi le pouvoir-faire du stratège.

C’est parce qu’habité par la theôria qu’Epaminondas a pu agir selon une direction inédite. Il a produit la victoire parce qu’il a vu une autre réalité, celle construite par le travail de l’esprit et son processus épistémique. Mais cette jonction entre theôria (le savoir idéal des choses) et la poièsis (l’activité fabricatrice ou productrice) devra attendre des siècles pour que l’idéal théorétique réponde à l’appel de la technique, la théorie devienne stratégique, c’est-à-dire chemin d’un pouvoir-faire illimité, méthode de la puissance. Faute d’une volonté générale de la méthode, la theôria a fourni à Epaminondas un stratagème, sans que l’époque puisse s’en saisir comme un système d’objectivation et d’exploitation des forces.

Naissance de l’Homo faber et libération de la puissance

Au moment antique et médiéval de la puissance artisanale, a succédé une histoire de la puissance, allant de sa potentialisation à sa virtualisation. En effet, très schématiquement, une fois lancé, le travail du concept se mit à fonder (et à ruiner) les ordres successifs de l’Occident. A ce procès, s’ajouta et se combina l’horizon romain du bâtir civil et impérial, passionné des œuvres de la main et de l’imagination humaines, soigneux de la croissance de la chose (la res) naturelle ou publique. Malgré la lourde chape de la transcendance chrétienne, malgré le « Refuse l’extérieur ! » (« Noli foras ») d’Augustin, la curiosité (curiositas) spéculative et pratique à l’égard du monde se remit, dès le bas moyen âge, à motiver l’activité sociale. On s’attache ainsi à mieux lire, mieux compter, mieux connaître les phénomènes physiques, mieux produire. Au point qu’on a pu parler d’une révolution industrielle du Moyen Age[x] : le XIIIe siècle européen n’invente-il pas le moulin à vent, l’horloge, les lunettes, la valeur monétaire des biens, la cartographie des portulans ?

Une nouvelle image de l’homme et du monde germine souterrainement dans les bourgs et les ports, les monastères et les universités. L’Homo faber attend la théorie qui fasse éclater les apories de l’ordre conceptuel et pratique des scholastiques, de la physique aristotélicienne des lieux, de la conception qualitative de l’espace et du Temps. Une gigantesque refondation de l’homme se produit donc à la Renaissance sous l’égide notamment de la redécouverte de Platon et de son pythagorisme mathématisant l’essence du réel. Un nouvel homme implique d’envisager une nouvelle nature, de penser l’être d’une nouvelle manière, de procéder à une mutation ontologique de l’univers. De cette mutation, deux hommes sont, à nos yeux, les théoriciens : Giordano Bruno et Galilée. Et c’est avec eux qu’il faut penser le procès de la puissance qui se déploie jusqu’à nos jours et nos lendemains.

Giordano Bruno, prophète du Déploiement

Moine dominicain, Giordano Bruno, ne se satisfait pas du cloître et de sa macération intérieure. En revanche, il s’émerveille de l’immensité du ciel et de ses astres innombrables. Désertant son couvent et les illusions torpides du salut théologique, il se voue à la connaissance du cosmos et de son origine.

Or, en 1543, un astronome, Copernic, a écrit un ouvrage des plus controversés, De Revolutionibus Orbium Caelestium. Reprenant l’antique école héliocentrique (Aristarque de Samos, Héraclide du Pont), il y émet l’hypothèse que c’est la terre qui tourne autour du soleil, et non l’inverse. De l’héliocentrisme copernicien, Bruno tire une physique et une compréhension de l’homme radicalement nouvelles.

Selon la cosmologie aristotélico-scholastique, l’univers était clos et tournait autour de la terre qui était à la fois le centre et le lieu le plus bas. A suivre Aristote, l’homme habite l’épicentre obscur et imparfait d’un puits cosmique. Copernic nous libère d’un tel cachot, proclame Bruno : si la terre tourne autour du soleil, l’univers clos se trouve totalement décentré. Or, un espace privé de centre est un espace infini. En outre, dans un univers décentré et sans limite, on peut toujours imaginer et découvrir de nouveaux astres, de nouveaux mondes. Une fois la terre banalisée, le système solaire devient un système parmi d’autres ; et Bruno d’affirmer alors sa fameuse thèse de la pluralité des mondes. La voûte des luminaires fixes qu’imaginait Aristote est une pure illusion d’optique. Elle se dissipe nécessairement dans un univers infini, sans centre et peuplé infiniment d’astres. La sphère des étoiles fixes n’est aucunement la clôture d’un monde fini ; bien au contraire, c’est elle qui se trouve plongée au sein d’un monde infini. Dès lors, elle ne peut plus garantir la véracité d’un cosmos hiérarchisé et de son ontologie scalaire, et l’univers doit être pensé autrement que comme ordre des lieux.

Dans cet espace infini, le lieu perd toute signification ontologique et pathique, car désormais égalisé dans un continuum physique homogène. L’espace ne jouit plus d’une définition qualitative et il est expliqué par Bruno comme « une certaine quantité continue physique, consistant en trois dimensions… » [xi].

Cessant d’être une échelle des corps, l’espace devient un lieu géométrique, condition première de la localisation des corps. Le terme espace désigne désormais une réalité absolue – Bruno anticipe génialement Newton – et le lieu une réalité relative. Si les corps ont une localisation relative, il en est de même pour leur mouvement. Avec Aristote, le mouvement des corps relevait d’une causalité ontologique ; avec Bruno, il se met à appartenir à un système mécanique. Point de mouvement ontologique chez Bruno, qui révélerait l’essence des corps ; mais une infinité de mouvement locaux compris dans une suite infinie et englobante d’ensembles dynamiques, que recèle un espace infini, vide et que l’on peut seulement lire géométriquement. Homogène et isotrope, l’espace peut s’ouvrir indéfiniment à la dynamique des corps. Vidé de tout relief ontologique, de tout sens axiologique, il est prêt à accueillir le déploiement de la puissance.

Lecteur de Platon, Bruno pense en effet l’univers comme expression, déploiement (explicatio) de la puissance. Au départ, Platon définit l’être comme puissance. Dans Le Sophiste (247 d-e), l’Etranger déclare : « Je dis que ce qui possède naturellement une puissance quelconque, soit d’agir sur n’importe quelle autre chose, soit de subir l’action, si petite qu’elle soit, de l’agent le plus insignifiant, et ne fût-ce qu’une seule fois, tout ce qui la possède est un être réel ; car je pose comme une définition qui définit les êtres, qu’ils ne sont autre chose que puissance (dùnamis)[xii]. » L’essence de l’être est à chercher dans sa puissance. Les choses ne sont qu’autant qu’elles disposent de la puissance, c’est-à-dire qu’elles peuvent éclore, croître, se lier et devenir. Pas d’être sans puissance, sans faculté d’agir ou de pâtir. Posséder une dynamique de manifestation et de transformation : voilà la mesure de tout être réel.

La définition de Platon portait sur l’être des choses, non pas sur l’Etre souverain des choses. Mais les néo-platoniciens et les chrétiens firent de l’être commun, le dérivé ou le produit d’un Etre suprême, Dieu. En régime chrétien, Dieu est l’Etre des êtres, transcendant à toute chose et identifié à la puissance absolue et infinie. Inconditionné et cause de tous les êtres, Dieu est infini parce qu’il n’est borné par aucun temps, aucun lieu et surtout parce que sa puissance est sans limite. L’onto-théologie livre donc les êtres, en tant que créatures, à la toute-puissance d’un dieu tout à la fois personnel et infini. D’un côté, un dieu infiniment puissant ; de l’autre une création finie et sans puissance. L’idée d’un espace infini était intolérable pour l’onto-théologie chrétienne.

Giordano Bruno justifie cependant l’image d’un univers illimité avec une logique implacable. Il s’étonne d’abord qu’une puissance absolue puisse limiter sa propre efficace. La volonté de Dieu ne peut être moindre que sa puissance. Dieu peut ce qu’il veut et veut ce qu’il peut. N’étant pas un composé, l’unité parfaite du Créateur implique sa simplicité. Aussi puissance et volonté, nécessité et liberté coïncident-elles en lui. Il s’ensuit que la création manifeste nécessairement la productivité de l’infinie puissance divine, une et simple.

Mais s’il y a identité entre la puissance infinie et son activité créatrice, il y aurait contradiction à dire qu’un dieu infini a créé un univers fini et unique. Un infini qui produirait du seul fini ne peut être reconnu comme infini et parfait. Bruno souligne cette contradiction avec force : « Il n’y a pas de puissance infinie si l’infini n’est pas réalisable ; il n’y a pas, dis-je, un infini capable de produire s’il n’y a pas d’infini capable d’être produit[xiii]. »

Bruno ne s’arrête pas là. Comme il n’y a pas de « puissance de faire » sans « puissance d’être fait », et comme la puissance de Dieu étant infinie ne saurait être extérieure à son objet, puissance active et puissance passive sont par conséquent identiques. Si l’une est infinie, l’autre l’est nécessairement. L’effet produit est aussi infini que son principe infini. Effet de l’Infini, l’univers est également infini. Les deux infinis ne pouvant se limiter l’un l’autre, ils s’appartiennent l’un l’autre. L’Un-tout divin est dans le tout universel et réciproquement : « Dès lors il apparaît […] que, puisqu’il y a vraiment un individu infini absolument simple, alors il y a une ampleur dimensionnelle infinie, qui est en celui-ci, et dans laquelle se trouve celui-ci, de la façon dont il est dans le tout et dont le tout est en lui[xiv]. » En somme, l’univers infini déploie l’acte créateur infini de la Totalité incommensurable. La divinité infinie s’auto-engendre, s’auto-produit dans l’infinie pluralité des mondes.

Ainsi, la divinité brunienne n’est en rien transcendante et séparée de sa production. Toute de simplicité et impersonnelle, elle est la matrice inépuisable des mondes en devenir, c’est-à-dire des formes qu’elle suscite à l’infini à travers les dimensions de l’espace et du temps. Ces dimensions ne sont pas d’ailleurs des réceptacles passifs des formes, elles constituent l’acte originaire de la Materia prima qui se déploie en formes par leur médiation active. Nous sommes tous, êtres, événements et choses, les enfants de Circé[xv], les figures transistoires de sa combinatoire infinie dans son dimensionnement incessant.

L’univers – il faudrait dire les multivers – actualise en permanence les possibilités infinies, latentes de l’Un-tout qui « s’explique » dans un incessant jeu différentiel, celui de ses combinaisons et de ses métamorphoses. L’univers, en tant que l’Un-tout se déployant et, matrice inépuisable, est en effet en appétit insatiable de nouvelles formes, puisqu’il doit parcourir toutes les possibilités latentes de la Totalité ouverte et infinie. Aucune forme ne pouvant accomplir le volume d’être de la matière, cette dernière se caractérise par son « impatience » à se libérer constamment d’une forme pour une autre[xvi]. Dans cette philosophie, les êtres ne sont que des modes d’être du Devenir infini, la réalité un simple moment actuel du procès de puissance. Et ce procès doit être considéré comme déploiement d’un potentiel infini de formes. L’univers-puissance est Déploiement.

Ainsi, notre univers empirique et limité ne jouit d’aucun être fixe. Il est inéluctablement travaillé et transformé par une immanence productive sans projet et sans visée, par un pouvoir-faire qui, l’habitant et l’animant, le produit comme un possible parmi d’autres et le phénoménalise comme expression ponctuelle de l’infini Potentiel, du Déploiement.

Chez les Grecs, la phùsis était faculté d’éclosion mais dont la puissance était parfaitement limitée à la manifestation ordonnée et hiérarchisée des choses. N’oublions pas que pour la philosophie grecque classique, l’infini était signe de l’informe, l’indéterminé, et l’imparfait. Bien que Bruno restitue, aux dépens du dieu chrétien, sa productivité à la phùsis, il en bouleverse totalement le sens. Elle devient chez lui un potentiel infini et dynamique de formes. La perfection ne se trouve pas dans la forme achevée ; mais bien au contraire dans l’inachèvement foncier des formes et l’indétermination radicale de la puissance génésique. Circé est parfaite parce qu’elle opère tous les possibles et qu’elle invente donc des formes nouvelles et inédites[xvii]. Mariant et combinant les choses, elle en engendre sans cesse des nouvelles, et c’est ainsi que se déploie, progresse, la puissance de l’Infini. A l’indétermination de l’infini originaire, correspond nécessairement la plasticité illimitée de sa production.

Aussi la nature est-elle toujours provisoire quant à ses formes et expressions, et les choses et les situations sont-elles vouées à connaître une perpétuelle vicissitude. L’infinie richesse du Potentiel originaire nécessite, dans l’actualisation de sa puissance, le caractère provisoire et transitoire de toute nature des choses, de tout ordre des phénomènes. L’unité du monde et des mondes n’est pas à rechercher dans un être caché, stable et fondateur, mais dans la « mutation vicissitudinale » des choses, dans leur interaction dynamique et créatrice. L’unité du monde et des mondes n’est pas donnée, déjà là ; elle est toujours en devenir, procès continuel de figuration, défiguration et reconfiguration.

Il ne faut pas penser le Potentiel comme séparé de ses effets. La nature opératrice est le tissu même de la nature opérée. Chaque chose étant elle-même le potentiel d’une autre forme, le Multiple est Un en tant que puissance interactive des potentiels. Le Multiple persiste car ses innombrables formes ne cessent de se lier, délier et relier. Ce jeu combinatoire et productif des liens[xviii] éclaire la nature comme Grande Lieuse, puissance d’interaction et de génération.

Etres et choses vivent et durent parce que, à travers l’épreuve de leurs liens d’union et de désunion, d’accord et de discorde, ils portent de nouvelles possibilités et en accouchent les figures. En somme, le Potentiel originaire, l’Un-tout infigurable de Bruno, resterait Chaos, Tohu-Bohu, s’il n’était mû par la dynamique différenciatrice et polaire de la puissance, d’où éclosent et paraissent ses possibles, en leur infinie diversité (varietas). Que les mondes perdent le mouvement, et ils se précipiteront, se confondront dans l’innommable.

Le dynamisme de Bruno transmute la physique antique et renverse les cieux théologiques. Avec le supplicié du Campo dei Fiori, la dignité et la grandeur du faire obtiennent leur fondation philosophique. Bruno renverse la finalité de la theôria : la fin humaine n’est pas de voir l’ordre des essences et de s’y conformer, elle est de voir et participer au processus de la puissance à l’œuvre dans le déploiement des mondes. La physique des choses, la matière, est enfin totalement digne de la theôria, puisqu’elle détient désormais la perfection de l’être grec et la puissance de l’infini théologique. Avec Bruno, la situation humaine ne dépend plus de la transcendance onto-théologique ; elle relève désormais de l’immanence d’un pouvoir-faire universel et infini dont l’homme est contributeur. Immergé dans l’océan de la combinatoire cosmogonique, l’homme est tenu de se produire lui-même ainsi que livré aux variations du Monde. Penser la puissance avec Giordano Bruno, c’est comprendre occidentalement que l’homme s’est reconnu un pacte avec le Chaos primordial, dont l’infinie transfiguration le voue au Grand Jeu catastrophique et palingénésique. « Devenir et produire : le même », au péril de soi et des autres, telle est la formule de la puissance.

Galilée : mathématisation et mobilisation stratégique de la nature

Connaître le péril et le reconnaître ne signifient évidemment pas s’y abandonner. C’est plutôt celui qui s’illusionne sur un ordre de l’être, qui s’écroule stupéfait sous les fracas de l’histoire. A la fin du moyen âge, les marchands ont considérablement développé leurs affaires. Eux ne se reposent pas sur les terres et les Indulgences ; ils ont entrepris de développer leurs réseaux d’échanges. Ils doivent veiller à ce que ce rapport productif qu’est le réseau fonctionne bien. La situation des marchands est précaire et ils doivent y voir clair dans leur compte. Il en est de même pour ces premiers ingénieurs de l’armement que sont les artilleurs. Ils doivent y voir clair dans les effets destructifs qu’ils comptent obtenir. Les marins au long cours ne sont pas en reste : traverser les océans implique d’y voir clair dans les routes maritimes à prévoir et à suivre. Au même moment, les peintres de la Renaissance redécouvrent la perspective et commencent à partir de Giotto à concevoir leurs tableaux comme ce que voit l’œil d’une situation donnée à un moment précis. Tous ces créateurs et entrepreneurs se mettent alors à mesurer l’espace où ils déploient leurs activités. L’enjeu d’un pouvoir-faire efficace est donc de régler l’espace et le temps selon la mesure du nombre[xix]. Les militaires du XVIe siècle apprennent aussi à mettre en ordre de bataille des milliers d’hommes selon la figuration géométrique de l’espace[xx] . Les chefs de guerre doivent désormais « parcourir la haute mer de l’algèbre et des nombres »[xxi] pour s’assurer de la conduite efficace des troupes.

Alors que les platoniciens antiques et médiévaux admiraient les mathématiques mais ne concevaient pas qu’elles pussent organiser et transformer la vie matérielle, tout un ensemble de groupes sociaux (bourgeois, artistes, philosophes et militaires), mû par la nécessité d’être efficace et l’esprit de curiosité (curiositas) comprend qu’il lui faut une nouvelle image du monde, une theôria utile au développement de sa puissance. L’essor des pouvoir-faire requiert un monde homogénéisé, productif et prévisible.

Bruno a conçu et fondé un nouveau monde, animé par la dynamique de la puissance. Il a lié la theôria et la poièsis ; il a rendu la nature digne de la theôria ; enfin il a engagé l’homme dans un pacte magique avec la nature génitrice. Néanmoins, il n’a pas trouvé la clef qui faisait voir la techné de la nature opératrice. L’objectif est en effet de comprendre comment la nature procède dans ses opérations. Plus profondément, il s’agit d’arracher ses secrets à l’efficace divine, de telle sorte que l’homme, la théorisant, puisse en reproduire les effets. Un autre génie va révéler la langue qui construit le mécanisme de la nature : Galilée.

Celui-ci, héritier de Platon, Copernic, Kepler et Bruno, invente une nouvelle herméneutique du réel : comprendre le monde, c’est savoir lire le Grand Livre de la Nature en termes de lingua matematica, élaborer la lecture des phénomènes physiques à partir d’un domaine de rationalité préalablement déterminé, celui des Eléments d’Euclide ou des Traités d’Archimède. Il ne s’agit plus de mesurer empiriquement le monde, mais de construire, modéliser, mathématiquement la phénoménalité physique. Les mathématiques sont projetées comme theôria sur les phénomènes de la nature. Ici, comme le dit très justement Jean Beaufret, « la philosophie libère scientifiquement la physique à la faveur d’un projet mathématique de la nature. Car c’est en philosophe et non en physicien que Galilée procède[xxii]… »

Il faudrait ajouter que c’est en philosophe-stratège que Galilée avance. En effet, pour posséder la nature, l’Italien la pose comme une réalité à vaincre. Et il la vainc par la subversion de l’idée même de réalité : celle-ci ne se donne pas dans les représentations issues des sens et du sens commun, elle se livre au contraire par la médiation du raisonnement abstrait et de l’expérimentation. Par l’artifice expérimental, le scientifique contraint la nature à révéler les structures profondes de son fonctionnement. C’est donc en quittant d’abord la confusion des phénomènes qu’il les « sauve » ensuite, en les réglant par les lois et principes de la mécanique universelle, pensés par l’esprit et vérifiés au cours de l’expérimentation, et que seule la langue mathématique peut rendre intelligibles.

La configuration mathématique des phénomènes est l’unique signe opératoire et efficace de la nature productrice. La techné par laquelle procède la phùsis, ne peut être expliquée et reproduite que par la médiation des mathématiques. En tissant ainsi un univers géométrique opératoire, Galilée a relié concrètement des facettes du réel jusque là distinctes. Il a fait œuvre de puissance. Avec Galilée, l’homme occidental s’est érigé consciemment comme le co-producteur technique de la puissance de l’Univers. Ce faisant, comme la science devient ici méthode d’appropriation du réel, elle ouvre à son détenteur de multiples possibilités stratégiques de domination ou de libération. A l’ère de la techno-science, invention et combinaison relèvent nécessairement d’une intention stratégique.

D’ailleurs, celle-ci est déjà nettement perceptible chez Galilée. En effet, la Troisième et la Quatrième journée des Discorsi ont comme motif de recherche, le mouvement des projectiles, l’établissement d’une science de la balistique. La démarche galiléenne conditionne ainsi le pouvoir-faire militaire qui ne relève plus dès lors des préceptes de l’ingéniosité empirique, mais d’un processus de potentialisation d’effets indéfiniment répétables et calculés selon les lois d’une physique mathématisée[xxiii]. Le mouvement des projectiles est désormais calculable a priori. On en voit aussitôt l’application en balistique : le tir courbe qui projette le boulet le plus loin est déterminé a priori et non plus par tâtonnements. Salviati, un protagoniste des Discorsi est très clair sur ce point : « La connaissance d’un seul effet par ses causes permet à l’esprit de comprendre et de s’assurer d’autres effets sans qu’il soit besoin de recourir à l’expérience[xxiv]… » La modélisation mathématique du réel permet de rentrer et d’agir dans un monde prévisible et sûr. Cette physique révolutionnaire permet, en quelque sorte, de stocker indéfiniment des possibilités de puissance.

Autrement dit, la maîtrise cognitive et mathématique d’un phénomène physique sélectionné signifie la capitalisation d’un pouvoir-faire, entendu comme processus opératoire d’effets anticipés et pré-disposés à la volonté. Par cette nouvelle épistémé, la theôria mathématique cesse d’être une propédeutique au savoir de l’Etre ; mobilisée par le projet de coïncidence entre science et puissance, elle mute en cette méthode dont Descartes a « battu le tambour » selon le mot de Valéry, et dont la vérité doit désormais être vérifiée, justifiée par la production d’effets tangibles et certains. La théorie s’ordonne ainsi à la stratégie de production pendant qu’investie et réglée par cette même théorie, l’activité du faire se transforme en processus effecteur, en dispositif, organisation rationalisée de production et de rendement. Toutefois, c’est avec la découverte de la machine à vapeur, puis la découverte et l’exploitation des énergies fossiles, que cette épistémé pourra développer son monde ; celui de l’ère technique et industrielle. Il convient aussi d’ajouter que la physique géométrique de Galilée sera enrichie et englobée par la mécanique des forces, théorisée par Newton. Hermétiste et alchimiste, le génie anglais lit dans l’univers autre chose que des plans. Il y voit une totalité intelligible où des liens sont à l’œuvre entre les corps, des forces réglées par les lois de la dynamique et de la gravitation. Depuis Newton, les plans de l’univers pourront être compris comme champs de forces, soumis à une légalité universelle que l’Homo faber peut connaître et exploiter.

Le cours des mondes possibles sera alors profondément transformé et accéléré par le torrent d’énergies arrachées à la Terre, la Mer et l’Air. La dùnamis du Monde sera investie par l’energeia extraite des éléments, choses et corps ; la ronde des formes par la spirale des forces. Matrices socio-technologiques, réseaux productifs et distributifs, flux énergétiques et éliminateurs : tel sera désormais le visage constellaire de la puissance occidentale se ramifiant planétairement[xxv].

A la suite de Galilée, dans le domaine militaire, l’artillerie va renouveler ses techniques de tir et devenir un dispositif organisationnel et vectoriel du feu. Au fur et à mesure que cette épistémé s’emparera de toute l’activité sociale, et qu’elle mobilisera l’extraction des énergies naturelles, il s’agira dès lors moins pour le stratège de s’y entendre, sur le champ, à saisir le kairos de la victoire, à faire le geste juste et décisif, orienter la fureur des âmes au combat, que de savoir (et ici le scire efface le sapere) potentialiser la puissance des énergies matérielles et mentales, capitaliser les territoires par la cartographie, les énergies explosives et propulsives par l’industrie d’armement, les forces humaines par l’instruction et la mobilisation des effectifs.

La physique des plans, devenus champs d’énergies, se substituant à celle des lieux, le stratège doit répondre aux exigences de la planification : plan pour l’organisation et la mobilisation, plan pour l’emploi étendu ou concentré des forces. Le stratège doit établir et lire des plans parce que c’est à partir d’un univers aplani et modélisé qu’il peut manœuvrer et gérer l’étendue massive des choses et hommes qui deviennent des êtres opérables, disposés dans les systèmes opérationnels de la production générale.

La virtualisation de la puissance, porte de l’ubique

L’efficace de la Materia prima opératrice, révélée par Bruno, s’est transformée avec Galilée en puissance du rationnel. Le processus dynamique et métamorphique des figures du Déploiement a muté en processus de potentialisation méthodique des forces suscitées et exploitées par le dispositif de la techno-science.

Bruno définissait la puissance de la nature génératrice comme puissance de l’ubique[xxvi] ; sous l’égide de Galilée et de Descartes, c’est le sujet humain qui par l’exercice de sa rationalité, prétend être l’ubique du monde qu’il élabore et habite techniquement. Dans la course à la puissance, l’enjeu essentiel est donc de devenir, de plus en plus et avant les autres, cette volonté ubique qui partout peut produire le monde, et le contrôler, selon les normes opérationnelles qu’elle génère et étend. Etre la matrice centrale de tout monde productible : telle est la finalité de toute stratégie actuelle et prospective. Traversé par le Déploiement, le Titan technique, potentialisant tous les effets possibles, travaille à être le potentiel de tout futur.

Aujourd’hui, cette recherche de la puissance ubiquitaire se révèle encore plus flagrante, notamment sur le plan militaire. En effet, grâce à la théorie de l’information et au savoir-faire cybernétique, la potentialisation devient virtualisation de la puissance. La virtualisation dépasse la potentialisation. Avec la virtualisation, l’Homo faber ne garde pas seulement la possibilité de répéter des séries d’effets expérimentés et anticipés, il obtient le pouvoir de produire de nouveaux effets et à partir de ceux déjà symbolisés. La numérisation cybernétique des objets permet de générer des effets nouveaux à l’intérieur des espaces préalablement potentialisés. La virtualisation, c’est la connexion productive d’objets ou de champs déjà mémorisés. La potentialisation planifie des effets dans le réel, la virtualisation traite le réel même en lui programmant ses phénomènes.

La traduction digitale du monde permet la virtualisation des effets destructeurs, c’est-à-dire le stockage d’un potentiel de puissance que l’on peut actualiser sans délai sur des cibles programmées. Grâce à leur codage numérique, les forces matérielles et humaines, ainsi que leurs configurations et mouvements possibles, sont abstraitement reproduites, simulées et traitées dans le dispositif des ordinateurs et des laboratoires de simulation. La virtualisation de la bataille ambitionne d’anticiper et de régler a priori son déroulement effectif. De la modélisation de la bataille, l’ingénierie cyberstratégique passe à sa télé-programmation. Elle travaille par là à ce que la rationalité stratégique absorbe sinon efface la conduite du combat, l’art tactique, dont le succès est trop aléatoire. Le champ ne doit que valider la décision programmée.

Dès lors, le théâtre du conflit n’est pas tant une figure de lignes de front et de mouvements qu’un volume spatio-temporel d’informations totalisées, réticulées et traitées par le dispositif du computing. On n’y fait pas l’expérience de l’ennemi ; on traite la menace par phases d’informations destructrices, programmées et contrôlées. Le cyberstratège met sous contrôle le volume socio-technique hostile, et il en vérifie la validité. La stratégie cybernétique destine la guerre à être un laboratoire de forces dont on vérifierait l’expérimentation dans la transparence du direct. Le stratège est appelé à se transformer en opérateur d’optimisation, aux commandes d’un appareillage de télé-contrôle du réel. Son idéal est d’obtenir l’hypertélie de l’effet-puissance. Tout voir et tout produire, en tout temps et tout lieu : voilà le prodige ubiquitaire qu’espère le maître du virtuel[xxvii].

Cette méthode ne concerne pas seulement l’activité militaire, mais aussi la techno-industrie civile. Pour former un nouveau réel, l’impératif est d’explorer le réel, de le décomposer en données informationnelles, d’essayer celles-ci au sein de nouvelles combinaisons, de valider la combinatoire la plus opérationnelle, et d’en tirer enfin une norme de production qui régira le débit de nouveaux produits. Stocker, par exemple, les données génétiques de l’humain, valider leurs combinaisons expérimentales, en tirer des normes productives de sûreté biologique et médicale, n’est-ce pas virtualiser la modification de l’homme ? Un autre exemple de cette virtualisation de la puissance, qui tient en réserve l’actualisation de nouvelles formes du réel, est donné par les enjeux de la biodiversité[xxviii]. On sait ainsi que plus de 40% des molécules commercialisées par l’industrie pharmaceutique mondiale sont d’origine biologique dont 61% proviennent de plantes, 32% de micro-organismes et 7% d’animaux. Or, depuis les années 1970, nombre d’entreprises américaines procèdent à la constitution de banque de gènes de plantes et d’animaux originaires de diverses régions tropicales du globe ; et depuis quelques années, elles brevètent aussi les gènes. Elles pourront ainsi revendre dans l’avenir des espèces importantes pour l’agriculture ou l’industrie pharmaceutique, sachant que leurs populations se seront entre-temps éteintes dans leurs pays d’origine. On voit combien la puissance, passée aux mains de l’homme et devenue science et capacité de virtualisation, prétend même dérober à la nature ses possibilités de régénération et de reproduction.

Puissance ubique, l’homme travaille à l’être en se posant comme le maître central, non plus seulement des intervalles comme dans la modernité galiléenne et newtonienne, mais des interfaces de la toile technique qu’il a tissée autour de lui et dont il pense contrôler le déploiement. Son enjeu est d’être le centre de la programmation générale, du rapport entier de l’univers qu’il produit.

En définitive, est puissant tout groupe humain qui produit le monde, le sien, celui des autres. Et la règle stratégique la plus essentielle pour obtenir la puissance est la suivante : qui détient les germes du futur et la science de leurs combinaisons ; qui donc concentre le stock des normes omnitemporelles et omnispatiales de la production mondiale, prend la clef de tous les possibles technologiques et de la domination planétaire.

Puissance et Grande Politique

Le pouvoir, canal ou frein de la puissance

Le travail de la puissance a des conséquences historiques et politiques. Les clefs de la puissance ouvrent les voies de la domination sur la terre et les hommes. Toutefois, il importe de ne pas confondre puissance et pouvoir. La puissance n’a d’autre source et jouissance qu’elle-même tandis que le pouvoir dépend par essence de son objet. L’homme de puissance acquiert éventuellement le pouvoir par surplus et sans nécessité ; à l’inverse, l’homme de pouvoir est nécessairement déterminé par la puissance qu’il a par soi ou qu’il parasite ou subvertit. Les grandes entreprises spirituelles et historiques, et leurs empires, répondent toujours à l’appel d’un Bâtir, ils ne procèdent pas d’une ratiocination politique.

Le mouvement de la puissance est à la fois créatif et destructif. Aussi les sociétés humaines s’organisent-elles autour du pouvoir pour canaliser et stabiliser la puissance. Sous cet angle, le pouvoir politique apparaît comme de la puissance sociale instituée et institutionnelle. Mais il est un moment où le pouvoir s’autonomise et ne figure plus la puissance d’une société vive. Il craint en effet l’élan bouleversant et révolutionnant de la puissance, et s’emploie à le figer. Il devient dès lors une puissance négative, une contre-puissance qui s’organise pour freiner sinon tarir le jaillissement de la puissance que recèlent les individus et les groupes, soucieux d’explorer et de produire de nouvelles formes du monde.

La liberté implique de se risquer au déploiement de la puissance. Celui qui ne peut entreprendre, déployer son pouvoir-faire, n’est pas un homme libre. Effrayé par la liberté, le pouvoir stérile et répétitif complote pour transformer ses citoyens productifs en sujets administrés. Partout, il cultive et orchestre l’esprit d’autorité et de conformité aux dépends de l’esprit de liberté. L’idéologisation des esprits travaille à éteindre la curiosité et l’exploration ; la moraline à interdire l’invention et l’expérimentation ; la commémoration à dessécher la futurition. Le déchaînement de l’Inquisition aux XVe et XVIe siècle montre la contre-puissance du pouvoir chrétien à l’œuvre contre la puissance des Renaissants. Les régimes totalitaires du XXe en témoignent également : des pouvoirs étouffants dominent une puissance populaire débilitée. Les pouvoirs bureaucratiques, anonymes et stériles, prétendent organiser et assurer rationnellement la production sociale du futur ; mais en réalité, leur rationalité a cessé d’être une méthode de puissance. Elle ne fait qu’entretenir une puissance dépassée ; et celle-ci en retour nourrit une rationalité contre-productive.

Quand le goût de la puissance et de ses risques, guidé par le discernement, n’anime plus le corps politique ; quand un peuple et ses institutions s’obnubilent l’un l’autre par l’obsession sécuritaire, alors l’ensemble perd sa dynamique unitaire et se décompose dans la stagnation historique. Des signes patents en manifestent le processus : érosion de la prospérité, perte de l’intelligence collective, indigence de la culture, méfiance générale et haine intestine. On claironne les valeurs au lieu de cultiver les vertus civiles. On étouffe les talents inventifs et prospectifs sous les interfaces bureaucratiques. Bref, on invertit la puissance. Les individus productifs partent alors vers de nouveaux mondes ou se retirent dans l’exil intérieur. Aux moteurs et motifs de la puissance, ces pouvoirs nécrosés substituent la totale rationalisation sécuritaire de la vie. Au nom de la vie, ils combattent la vie et s’enferment dans une logique folle. « L’organisation rationnelle et totale des conditions de vie produit de soi-même, la règle arbitraire et irrationnelle de l’organisation[xxix] », a écrit très justement Karl Löwith.

Grande Politique et métamorphose des âges

Tout autre est le souffle de la Grande Politique. La Grande Politique se manifeste lorsque le déploiement de la puissance se révèle historiquement et modifie sociétés et politiques humaines. Ainsi la révolution copernicienne (Bruno, Galilée, Descartes) se concrétise deux siècles plus tard dans la Grande Politique de la Révolution française et l’empire napoléonien. Pensé par l’esprit, le modèle de la puissance travaille les sociétés, mûrit en leur sein, en modifie les modes de production et à terme exige un nouvel ordre des siècles. De l’œuvre de l’esprit à sa traduction cosmo-historique, bien des siècles peuvent s’écouler. Pourtant point d’égalité civique, d’ubiquité légale et républicaine, de productivisme bourgeois, de sujet national et militaire, sans l’espace homogène et isotrope, la puissance de l’Infini, la physique mathématisée, établis par la révolution copernicienne. De même, point d’empire britannique moderne sans le choix théorique fait par les Anglais au XVIe siècle de l’océan comme plan où se déployer.

C’est par la Grande Politique qu’un monde bascule dans un autre, un âge est dépassé par un autre. Dans la Grande Politique, la puissance qui a germé souterrainement éclate au grand jour, souvent dans la violence, et provoque un nouvel ordre des siècles. Mais cet ordre recèle aussitôt de nouvelles figures latentes qui croîtront sur son travail interne, son usure théorique et pratique, et toutes les questions qu’il n’aura pas su résoudre. Périssant et renaissant, les dieux tracent la spirale de l’histoire. Jamais totalement abolis, ils subsistent comme traces symboliques ou strates culturelles et sociales dans les corps historiques. L’ordre catholique, par exemple, bien qu’il « ne fasse plus monde », gouverne encore bien des réflexes et comportements de certains Etats et groupes dominants. La Russie a-t-elle jamais quitté, au fond, la mentalité tsariste ? N’a-t-elle jamais compris ce qu’exigeait la dynamique moderne ? La figure révolutionnaire qu’elle a prétendu porter est apparue trop jeune dans cette étendue sidérale.

Quand sur une même aire, un vieux monde résiste de toutes ses forces à une figure nouvelle qui ne réussit pas à s’y imposer, faute de médiations partisanes assez décidées ; quand les interprétations de la vie y sont trop usées, trop légères ou trop disparates, alors l’incohérence spirituelle bouche toute direction historique, ruinant la confiance sociétale et la cohésion sociale. L’unanimité décrétée s’emploie à masquer la schize générale ; et les « valeurs », l’anomie partagée. La crainte des mondes possibles sévit, et bien peu peuvent entendre la sentence de Vico : « Le monde est encore jeune ! »

Déploiement historique et idée de l’empire

Si dans certains lieux, le procès de puissance patine, ailleurs il enfante sa forme conquérante et unissante. Quelle est donc la forme politique qui totalise ou universalise un mode bouleversant de la puissance ?

La puissance lie, délie et relie. Comme elle combine, en tant que puissance active et constructive, des figures et des forces, elle tend à être sur le plan politique une capacité fédératrice. Elle se risque donc à nouer des identités différentes pour que naisse un nouvel âge du monde.

En ce sens, la puissance tend toujours à excéder les formes de vie closes et stationnaires. La puissance veut une cosmopolitique et use les souverainetés bornées et limitées. Politiquement, la puissance engendre le procès impérial. L’empire est l’horizon historique de tout peuple destiné à bâtir une nouvelle forme du monde. Néanmoins, cette forme ne doit pas être uniforme. L’empire ne doit pas être compris comme la simple extension territoriale ou économique d’une souveraineté prédatrice. La fin de l’empire, c’est de combiner productivement des différences, non pas de les aplanir sous une norme univoque[xxx].

En son concept, l’empire peut être défini ainsi : processus fédérateur des peuples de l’univers, produit par un centre de commandement, qui est inspiré par l’image d’une fin des âges ou d’un nouveau monde, et pratique les vertus politiques, nécessaires à son couronnement. Dès que l’empire atteint sa frontière (limes), il devient un royaume promis au déclin.

Certes, il y a du jeu entre le concept et ses exemples historiques. Cependant, brève ou longue, l’aventure impériale porte toujours une conversion du sens et du monde. Aux Noces De Suse, Alexandre le Grand, mariant Grecs et Perses, matérialise l’idée d’une unité humaine que lui a léguée le Logos. Pour sa part, la République romaine, dans sa marche impériale, consacre l’humanitas par la progression (progressio) des œuvres et l’amour de la Loi (lex) constitutrice et civilisatrice.

Plus proche de nous, le Reich allemand fondé par Bismarck recueille et universalise pour le peuple allemand, les idées de citoyen et de nation, semées par l’empire fugace de Napoléon. Forgeant la puissance politique allemande, Bismarck répond, en outre, à l’appel de la puissance thermo-industrielle. L’effort en matière de développement ferroviaire fut stupéfiant : entre 1864 (guerre dite des Duchés) et 1870 (guerre contre la France), la capacité de mobilisation de la Prusse fut multipliée par huit, grâce aux trains. L’œuvre impériale de Bismarck pendant qu’elle forgeait une modernité allemande, défiait l’empire anglo-saxon pour la domination de l’Occident.

Entre 1870 et 1945, l’histoire de l’Occident doit être lue comme la lutte inexpiable de deux prétendants à l’empire, le monde germanique et le monde anglo-saxon. L’enjeu en était de prendre le commandement de l’univers industriel, lui façonner sa figure historique, morale et politique. Imprimer une forme directrice à l’activités des forces : tel est le motif herméneutique de la guerre des empires et des nations. Quant à l’Allemagne, elle fut logiquement écrasée, car sa visée impériale exprimait un seul provincialisme dément et un militarisme aveugle. A l’ère de l’Homo faber, le pouvoir militaire, comme il étouffe la productivité et les amitiés civiles, n’est qu’une illusoire matrice de puissance universelle ; il en est seulement le conducteur opportun.

La méfiance à l’égard du dynamisme civil interdit aussi, dès sa naissance, toute possibilité impériale au socialisme soviétique. Par deux fois, celui-ci, avec Lénine (Brest-Litovsk) et Staline, préféra le repli sur un seul pays, celui de l’ancienne terre du tsar et du Christ Pantocrator, au procès impérial que promettaient les énergies prolétariennes en Europe. Ce choix fut fatal : le pouvoir moscovite se fit progressivement contre-puissance bureaucratique, propagandiste et policière, grosse de sa dislocation.

L’empire, figure affirmative du monde, se refuse aux pouvoirs qui cultivent la métaphysique de la souffrance. Aujourd’hui, moins que jamais, la Russie ne sait qui elle est. Faute d’une imagination historique et populaire, son pouvoir tend à se répéter morbidement. L’infortunée Russie saura-t-elle échapper à son sort de proie historique ?

Mû par l’appel du millénium, animé de forces civiles, jeunes et confiantes, libre d’une trop lourde mémoire, mais sachant faire expérience de ses aventures et essais, le centre impérial se comprend parce qu’il s’applique à façonner le monde. A travers l’expansion de ses intérêts et l’exercice de ses forces, c’est un monde qui se fait jour et attire l’univers. Ses entreprises et ses normes ont une signification générale, tandis que celles des pouvoirs locaux n’ont de portée que fortuite. Sujet de l’époque, le centre impérial en départage les camps et les forces, faisant ainsi que les autres se comprennent ultimement par son unique médiation normalisatrice. Il arbitre et personne ne l’arbitre. Détenteur des critères de la guerre et de la paix, il nomme l’ennemi mais bien peu osent le désigner comme tel. Sagace, sa politique débusque l’ennemi quand un pouvoir s’emploie subrepticement à miner son déploiement.

Comme il n’est pas grevé d’histoires et de traumas accumulés, ou sait les dépasser, le commandement impérial jouit d’une simplicité politique qui l’autorise à faire l’Histoire. Ainsi identifié comme franc sujet, solide et sûr, du destin général, il est tenu d’être à la hauteur de sa réputation. Magnanime ou implacable, l’empire se risque à être le foyer ou la cible des uns et des autres. Hors de tout abri que procurerait une Lettre, postulée transcendante et infrangible – car c’est l’empire qui donne vie ou mort à la Lettre –, l’empire convoque les autres puissances du monde à l’épreuve du face-à-face ainsi qu’à l’exercice de leur liberté historique. Et c’est par la lutte que l’empire devient empire et que son mode de puissance s’agrège productivement des mondes.

Lien impérial, lien des œuvres

L’empire repose sur des Alliances et des Pactes, il ne prétend pas faire du vaincu sa colonie. Rome relevait ainsi les vaincus en leur proposant le lien (fœdus) impérial qui les rétablissait comme socii. Etre sociétaire de l’empire, c’était être de droit protégé de l’arbitraire du dominant. Comme la puissance, l’empire aimante les peuples, il est promesse de paix et de prospérité. Pour que les figures des peuples croissent et arrivent à maturité, il leur faut jouir de la paix et de la fortune que garantit l’ordre formel[xxxi] de l’empire. Sinon passions et tyrannies locales s’enflamment, la guerre sévit et la confusion barbare ruine les œuvres. Le lien impérial doit être fructueux pour les sociétaires. S’il devient un rapport unilatéral d’exploitation, une pure relation de contrainte, il se transforme en despotisme universel, miné par l’arbitraire et les luttes intestines.

L’empire est un pôle d’union, un égrégore historique et civil, non pas un idiotisme politique, impuissant à cultiver alliances et vertus fédératrices. Aussi, bien des empires ne relèvent pas de l’Empire, mais d’un hêgemôn brutal et aveugle. Malgré son invention démocratique et sa vie délibérative, Athènes exploite trop souvent ses alliés et colonies : elle ne sut pas exister impérialement. L’hégémonie de Sparte sur le Péloponnèse fut pire. A l’inverse, la Pax romana permit, par exemple, une régénération de la civilisation hellénistique ; ainsi qu’à Hérode le Grand d’engendrer en Judée-Samarie un grandiose éclat civilisateur. Rome donna aux vaincus la possibilité de « s’augmenter », de croître vers des figures plus accomplies. En revanche, la polis, trop close, ne comprit pas la puissance d’une cosmopolitique impériale. Et les Grecs, impuissants à se fédérer, firent appel à l’empire pour échapper à l’arbitraire macédonien.

Certes, l’empire s’impose par les armes, mais combien de fois n’est-il pas aussi appelé par cités et nations qui entendent maintenir leurs œuvres. L’empire agrège, combine et englobe des différences, il ne cherche pas à les éradiquer. D’un autre point de vue, l’empire sanctionne la démesure des provincialismes, ethnicismes et nationalismes prédateurs. Les Gaulois firent appel à Rome pour repousser les hordes germaniques ; les chrétiens d’orient, monophysites, préférèrent la dhimmitude dans le Califat à l’auto-théocratie persécutrice de Byzance ; avant que le fanatisme islamique d’Aurangzeb ne l’ébranle, l’empire du Grand Moghol se concilia les Radjputs de l’Inde. Le Raj britannique sut aussi fédérer la diversité indienne.

En outre, l’empire honore ses alliés et cultive leurs talents. Rome accueillit, éduqua et se donna à de multiples générations étrangères ; malgré sa brutalité, son opacité, l’empire ottoman confia à certains Grecs (les phanariotes) le gouvernement de son administration et de ses finances. L’empire britannique instruisit dans ses collèges et universités les bourgeoisies autochtones qu’il suscita. Pour de multiples talents et ambitions, l’empire est une aventure à tenter et à gagner. Sur le plan social, loin d’être un lieu restrictif aux hiérarchies pyramidales et figées, l’empire est un jeu ouvert et synergétique d’ambitions concurrentes. Sous le couvert de la paix impériale, bouillonne le dynamisme des entreprises humaines, avec leurs rêves exaucés ou fracassés.

Les empires périssent, à l’instar des formes du Déploiement. L’idée d’empire n’en traverse pas moins les âges et les lieux. Moment palingénésique de l’aventure humaine, mue par la promesse des Hespérides, c’est dans la marche impériale que se révèle le plus hautement la nécessité tragique de la puissance. Leur jetant le défi d’un nouvel ordre des siècles (Novus Ordo Saeculorum[xxxii]), l’empire convoque les corps historiques au tribunal de leurs vertus et vices politiques. Il est le fléau des pouvoirs corrompus et des sociétés viciées. Face à l’empire, ressentiment et indignations lacrymales ne constituent pas une grande politique. Toute praxis de lutte qui désire se confronter à la figure dominante, nécessite de s’élever au niveau de sa productivité herméneutique et historique. Elle exige de s’appuyer sur un topos, la visée d’un monde qui soit aussi une dynamique poétique et stratégique des forces de l’époque. Seul l’empire latent est en mesure de bouleverser l’empire prépotent. La fortune impériale échoit à celui qui, la saisissant par les cheveux, traverse héroïquement le cortège des vicissitudes.

Puissance et horizons imaginaires

Comme il s’agit de produire le monde, celui qui cultive la puissance passive développe son impuissance historique. En même temps, il est utile à la puissance active des autres puisqu’il la subit. Il leur permet de mesurer leur dynamisme. La faible puissance est toujours comprise dans l’économie des forces de la forte puissance. Elle est faible justement parce qu’elle ne peut plus inventer et déployer une nouvelle forme du monde. Faire l’histoire, ce n’est pas en effet suivre platement le cours des événements, c’est bien plutôt façonner le visage d’un nouveau monde, opérer la métamorphose d’une phase de la puissance. Il n’y a pas d’histoire sans fin de l’histoire, sans la dynamique de sa genèse et de son accouchement. A l’histoire, il faut un horizon, une figure du monde à entreprendre et à achever. Roue ouverte et mutagène des mondes, l’histoire explicite le déploiement humain de la puissance. Sur le theatrum mundi, pour reprendre l’expression évocatrice de Bruno, la puissance la plus haute se destine à celui qui en anime le jeu, ouvre les portes du futur, en trame le récit, affectant les uns et les autres à leurs rôles hiérarchisés. Ce dynamisme du futur assigne son détenteur au personnage central de Dator formarum et de grand Producteur. Les autres pouvoirs deviennent alors les figurants et les éléments narratifs d’un theatrum mundi que bâtit le Producteur. (Il va s’en dire que son effort se révèle toujours précaire et problématique, puisqu’il est lui aussi co-produit par le Déploiement, et qu’il reste donc fondamentalement exposé aux accidents du Chaos qui l’excède). Quand plusieurs pouvoirs sont possédés par des figures vives du monde, leur conflit est inévitable, et la victoire appartient à la combinatoire la plus dynamique et juste des forces individuelles et sociales. La défaite du pangermanisme nazi et de la société soviétique face à la productivité des Etats-Unis l’illustre. On remarquera que depuis lors, les vaincus sont jugés comme des contre-puissances historiques dépassées.

Le déploiement historique de la puissance voue les figures vaincues au non-sens. L’histoire est ainsi jalonnée de ruines herméneutiques. Toutefois, les ruines ne sont pas un pur désert. Leur rémanence peut susciter de nouvelles interprétations, le jour où la combinatoire historico-mondiale en décide ainsi. Les germes de la puissance sont aussi pris dans la spirale des métamorphoses. Aujourd’hui, par exemple, la voix d’Allah semble à nouveau enfiévrer l’Orient. Qui l’eût cru, il y a un siècle ? Ré-entendue, rénovée, et habilement orchestrée, cette voix construit d’innombrables mosquées et réseaux au cœur de l’Asie et chez ses anciens vainqueurs. Sera-t-elle à nouveau domestiquée par l’œil et la main de l’Occident, ou saura-t-elle les soumettre à son unité, s’ils perdent toute vigueur et toute forme directrice ? Le djinn, génie de l’Air et des interstices, rené dans les friches de la puissance technique, renversera-t-il le maître du feu occidental ?

Dans le combat des figures, le Déploiement tranche, et l’emporte celui qui a le plus riche potentiel de puissance. La manifestation de la puissance exige donc le jeu des différences de potentiel. Sans ce jeu, notre monde est voué à l’état de cadavre désarticulé. Les potentiels s’évaluent nécessairement les uns par rapport aux autres. Il n’y en a aucun d’absolu puisque aucun ne peut exprimer la totalité ouverte du Déploiement. Autrement dit, aucune figure sociale et historique – qui est l’expression momentanée d’un potentiel de puissance – ne peut prétendre consommer l’histoire. Aussi les figures donnent-elles sens à des phases ou moments ou concrétions de la puissance, et du sens aux groupes de mortels qui la co-produisent, mais leur déclinaison reste-t-elle une errance sans raison parmi la course des mondes.

Il faut donc reconnaître l’errance des formes du monde et leur caractère transitoire. Dans l’océan tumultueux des forces au travail et des formes aux prises, celui qui prend le frêle esquif de son monde pour une terre à jamais ferme, se trompe tragiquement. Crispé sur sa subjectivité qu’il croît souveraine, il n’est pas prêt à affronter les vicissitudes de l’histoire, ni à les chevaucher. La puissance dominante d’une époque panique nécessairement les sociétés qu’elle bouleverse et qui se décomposent sur leurs intérêts statiques. Il n’y a pas plus de forme fixe et définitive du droit et de la politique, qu’il n’y en a de l’art ou de la science. Ces activités sont de simples facettes de l’activité universelle. Leurs formes viennent-elles à être pétrifiées en idoles, à susciter dévots et Tartuffes, et c’en est fini de la Grande Politique. Celle-ci se donne seulement à ceux qui ont en perspective la Frontière, ses espaces, ses épreuves et ses fortunes.

En définitive, inventer et façonner une figure, la rendre fertile d’un monde où séjourner : tel est le chemin historique de la puissance. En Occident, cette fabrication du monde s’est faite par la théorisation du réel. Du jour où celle-ci est devenue l’Odyssée du concept, de l’épistémé techno-scientifique, elle a soulevé et mobilisé les énergies de la Terre, la Mer et l’Air. Fasciné par ces prodiges, l’univers entier s’est rallié à leur logique. Toutefois, si l’épistémé propre à l’Occident a transformé le monde, ses seuls schèmes de production n’ont pas suffi à motiver l’activité générale. La techné systématisée devient une mécanique morbide si elle ne vise plus à engendrer l’œuvre de la poièsis. L’efficacité opérationnelle n’est puissante que si elle est englobée dans une dynamique supérieure, celle d’un autre monde. Si manquait le sentiment magique de la Materia prima, la science, galiléenne ou autre, serait sans motif productif. Giordano Bruno plaçait l’imagination comme la reine des facultés[xxxiii]. C’est en effet elle qui unifie en monde les images reçues des sens, pendant qu’elle peut l’inventer autrement en les recomposant. Principe cognitif, l’imagination (spiritus phantasticus) est également un principe vital de transformation des êtres et des situations. Elle est do


[i] Martin Buber,Le Problème de l’homme, Paris, Aubier, 1962, p.96.

[ii] Cf. Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre VI. Aristote reste ici bien plus que Platon, proche des normes éthiques et politiques de la cité grecque.

[iii] Cf. Jacques Taminiaux, La fille de Thrace et le penseur professionnel, Arendt et Heidegger, Paris, Payot, 1992.

[iv] La langue latine garde aussi cette connaissance pathique du monde : sapere (savoir) et sapor (le goût) possèdent une racine identique.

[v] Voir Enée le Tacticien, Poliorcétique, Paris, Les Belles Lettres, 1967 ; Frontin, Les Stratagèmes, Paris, Economica, 1999 ; Flavius Végèce, L’Art militaire, Bordeaux, Editions Ulysse, 1988 ; Xénophon, Cyropédie, Paris, Les Belles Lettres, 1978.

[vi] Cf. Giambattista Vico : « Mais dans cette épaisse nuit de ténèbres qui recouvre l’antiquité première, si éloignée de nous, apparaît la lumière éternelle, qui ne s’éteint jamais, de cette vérité qui ne peut d’aucune façon être mise en doute : ce monde civil a certainement été fait par les hommes, et par conséquent on peut, parce qu’on le doit, trouver ses principes à l’intérieur des modifications de notre propre esprit (mente) humain. », La Science Nouvelle, trad. Alain Pons, Fayard, 2001, p.130.

[vii] Cf. Alfred North Whitehead, Aventure d’idées, Paris, Le cerf, 1993.

[viii] In Pierre Vidal-Naquet, Le Chasseur noir, formes de pensées et formes de société dans le monde grec, Paris, La Découverte/ Fondations, pp. 95-121.

[ix] Ibidem.

[x] Cf. Jean Gimpel, La Révolution industrielle du Moyen Age, Paris, Seuil, 1975.

[xi] Giordano Bruno, De immenso I,1, p. 231, cité par Hélène Védrine, La Conception de la nature chez Giordano Bruno, Paris, Vrin, 1967, p. 251.

[xii] Platon, Le Sophiste, Paris, Garnier Flammarion, 1969, p. 101.

[xiii] De immenso, III, I, cité par Hélène Védrine, in op. cit.,  p.151.

[xiv] Giordano Bruno, De l’infini, de l’univers et des mondes, premier dialogue, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p.108.

[xv] Cf. Giordano Bruno, Cantus Circaeus, Opera latina conscripta, II, 1, Florence, 1989.

[xvi] Cf. Giordano Bruno, De la cause, du principe et de l’un, notamment le quatrième dialogue, Paris, Les Belles Lettres, 1996.

[xvii] Cf. Ibidem.

[xviii] Cf. Giordano Bruno, Des liens, Paris, Allia, 2001. Pour avoir une connaissance plus complète de G. Bruno, penseur de la puissance, voir aussi Philippe Forget (dir.), Giordano Bruno et la puissance de l’Infini, Paris, L’art du Comprendre, vol. 11-12, 2003.

[xix] Ce tournant historique de l’Occident, engendré par la quantification du réel, est très bien montré par Alfred W. Crosby, La Mesure de la réalité, Paris, Allia, 2003.

[xx] Cf. Barnabe Rich, Path-way to military practice, Londres, 1587 (Amsterdam, Da Capo-Press, 1968).

[xxi] Cf. Thomas Digges, An arithmeticall militaire treatise named Stratioticos, Londres, 1571, p.70 (Amsterdam, Da Capo Press, 1968).

[xxii] Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger, vol. 3, Paris, Minuit, « Arguments », 1974, p. 35.

[xxiii] Cf. Dominique Janicaud, La Puissance du rationnel, Paris, Gallimard, Bibliothèque des idées, 1985.

[xxiv] Cité par Dominique Janicaud, op.cit., pp. 194 -195.

[xxv] Cf. Alain Gras, Grandeur et dépendance : sociologie des macrosystèmes techniques, Paris, PUF, 1993 ; Fragilité de la puissance, Paris, Fayard, 2003 ; Bertrand de Jouvenel, La Civilisation de puissance, Paris, Fayard, 2001 ; Peter Sloterdijk, La Mobilisation infinie, Paris, Christian Bourgeois, 2000 ; Philippe Forget et Gilles Polycarpe, Le Réseau et l’infini, Paris, Economica, 1997.

[xxvi] De la Cause, Cinquième dialogue, op.cit., p. 282.

[xxvii] Tout voir, pouvoir agir et réagir partout et sans délai, tel est d’ailleurs cet idéal d’être l’ubique que recherche la stratégie américaine par la RMA (Revolution in Miltary Affairs). Un stratège américain, Richard J. Dunn, ne compare-t-il pas le dispositif de la RMA à un « œil de Dieu » technologique qui gouvernerait tout le champ du conflit.

[xxviii] Cf. François Ramade, « La conservation de la biodiversité, un défi majeur pour le XXIe siècle », Les Cahiers rationalistes, n° 565, 2003, pp. 7-21.

[xxix] Karl Löwith, Max Weber and Karl Marx, trad. H. Fantel, Londres, Allen & Unwin, 1982, p. 48.

[xxx] En substituant sur le dollar, la devise « In God We Trust » à l’ancien « Ex Pluribus Unum », les Etats-Unis n’ont-ils pas donné un premier signe de méprise sur le sens de leur vocation impériale.

[xxxi] L’empire se soucie des œuvres communes mais ne cherche pas à être l’inquisiteur des reins et des cœurs. Les puissances politiques qui assènent un ordre monothéiste ou mono-idéologique ont évidemment bien du mal à être impériales.

[xxxii] Pour saisir les fondations philosophiques et herméneutiques d’une politique d’empire, lire L’Enéide de Virgile (Paris, Folio, 1991) ; Henri Jeanmaire, Le Messianisme de Virgile (Paris, Vrin, 1930) ; Antoinette Novara, Les Idées romaines sur le progrès (Paris, Les Belles Lettres, 2 vol. , 1982) ; Ernst Kantorowicz, L’Empereur FrédéricII (Paris, Gallimard, 1987) ; Hanna Arendt, « Constitutio libertatis », « Novus ordo saeclorum », in Essai sur la Révolution (Paris, Gallimard, 1967, pp. 205-316) ; Philippe Forget, « Herméneutique et grande politique », L’Art du Comprendre, n°10 (Paris, 2001, pp. 29-48). Cette liste est loin d’être exhaustive ; il faut aussi méditer Cicéron, les historiens romains, Polybe, Hegel, E. Gibbon (que chaque cadre de l’empire britannique lisait), Mommsen, etc.

[xxxiii] Giordano Bruno, De imaginum compositione.