Un monde dominé par la recherche de puissance

Les paroles s’envolent, les écrits restent. Au cours des années 2000, l’Ecole de Guerre Economique avait tenté d’initier un débat sur la question de la puissance. A l’époque, il s’agissait d’une pari presque impossible dans la mesure où le discours dominant était celui propagé par le politilogue Bertrand Badie. Ce commentaire rédigé en 2013 par les éditions du CNRS qui republiait L’Impuissance de la puissance dans la collection Biblis donne un bon aperçu de ce biais cognitif :

« La puissance n’est plus ce qu’elle était : elle est devenue internationalement impuissante. Car il ne suffit plus d’accumuler des ressources diverses pour maîtriser le jeu international. Aujourd’hui, en effet, les conflits asymétriques prennent le pas sur les guerres classiques et ruinent la fonctionnalité de la puissance. Derrière ces bouleversements stratégiques se cache l’ouverture de la scène internationale à de nouveaux acteurs, souvent de faible taille, États, réseaux, ou communautés d’individus, que les puissances d’antan ont trop longtemps choisi d’ignorer. Les récents événements en Irak, Afghanistan, Iran, Corée du Nord, Palestine, Somalie, Syrie et lors du Printemps arabe sont autant d’exemples pour en témoigner. Provocante hier, la thèse de Bertrand Badie s’impose avec force aujourd’hui. »

L’EGE ne partageait pas cette analyse. Et force est de constater que l’actualité des dix dernières années démontre que les bouleversements stratégiques mettent en exergue non pas un renversement de valeur des critères de puissance mais plutôt une réactualisation des clivages de nature impériale qui structurent l’histoire du monde. Aujourd’hui, les dynamiques de puissance ne cessent de prendre de l’importance à travers l’affrontement majeur entre les Etats-Unis et la Chine en termes de recherche de suprématie, mais aussi à travers la guerre en Ukraine qui souligne le schisme entre une partie du monde occidental et la Russie,

Rappelons à ce propos la conclusion de l’ouvrage Les chemins de la puissance édité en 2007.

« Toute tentative de réflexion sur la puissance aboutit aujourd’hui à nier sa légitimité dès lors qu’on assimile l’idée de puissance à la volonté de dominer l’autre, donc à une forme politiquement incorrecte de la démocratie. L’histoire du XXème siècle a pourtant démontré l’incompatibilité qui existe entre la lecture des logiques de puissance et la construction des démocraties. Les accords de Munich, signés en 1938, ont démontré l’incapacité des démocraties à contrer les stratégies de puissance des Etats totalitaires. A l’époque, les opinions publiques européennes ont applaudi la victoire de la paix sur la guerre. Les cinquante millions de morts de la seconde guerre mondiale ont confirmé par la suite la justesse du ressenti des peuples face à une telle problématique.

Cette leçon de l’Histoire n’a pas été retenue. Aujourd’hui, la plupart des médias occidentaux ont une lecture épurée des dynamiques de puissance, car ils associent la construction de la démocratie à une vision pacificatrice des relations internationales. Une telle confusion des genres fausse la lecture de l’évolution des rapports de force internationaux. C’est ainsi que la volonté de puissance des Etats-Unis d’Amérique à l’égard des empires coloniaux européens est devenu au fil du temps un non-événement. Il en est de même pour les enjeux géoéconomiques de l’après-guerre froide. La superpuissance américaine n’est pas un fait acquis pour mille ans ou plus.

Comme l’ont vécu les empires précédents, la suprématie de l’empire américain sera contestée par d’autres empires émergents. Il suffit de lire ce qui se dit à Washington pour constater que la Chine est déjà désignée par les faucons américains comme une menace bien plus importante que le terrorisme islamiste. Une telle vision des rapports de force n’est pas anecdotique. Les co-auteurs des Chemins de la puissance ont tenu à le souligner en comparant les cultures stratégiques des puissances présentes et passées et surtout en soulignant l’actualité du concept par une évidence : contrairement à ce qui est dit et répété chaque jour par les bien pensants, le monde reste dominé par la  recherche de puissance de grandes, de moyennes et de petites nations.

Il est étonnant, pour ne pas dire tragique, de constater à quel point une telle évidence est niée par la science politique occidentale. Ce n’est pas en cachant la vérité aux peuples que l’on fortifie leur sagesse et qu’on minimise le risque d’affrontement. Les théories de Fukuyama pronostiquant la fin de l’Histoire après la guerre froide ou celles de Bertrand Badie qui affirme l’impuissance de la puissance ont entretenu le mirage de l’avancée des peuples vers le progrès universel et la pacification des relations internationales. L’actualité nous renvoie chaque jour à d’autres réalités moins simplistes. Les pays qui tournent le dos à l’accroissement de puissance se condamnent au mieux à une position de vassal plus ou moins bien traitée, au pire à la soumission aux pays les plus prédateurs.

Telle est la loi du plus fort que n’ont pas gommé pour l’instant ni le siècle des Lumières, ni la déclaration des Droits de l’homme  et du Citoyen, ni la création de l’Organisation des Nations Unies. Nier la dynamique de puissance est un vieux rêve des savants, des humanistes et des révolutionnaires. Ce rêve se réalisera le jour où l’humanité réussira à se doter d’un gouvernement mondial. Nous sommes encore loin du compte. En attendant, il est vital de comprendre ce qui se passe, en n’hésitant pas à briser les tabous pour comprendre comment se forment et où nous mènent les chemins de la puissance. »