Retour sur un cas d’école : l’art hollandais de la ruse pour dominer le marché au XVIIè siècle

par Adrien Bellanger, Responsable completude BNP Paribas et ancien MSIE41 de l’EGE

Diffusion de fausses cartes maritimes sur toute l’Europe pour faire s’échouer les bateaux concurrents, création de normes maritimes pour garantir leurs intérêts économiques, extraterritorialité du droit… Tout est bon pour les Hollandais pour dominer le marché des épices au XVIIe et XVIIIe siècle. Le cas hollandais est un excellent cas d’école de l’encerclement cognitif pour l’époque.

En effet, la course aux épices au XVIIe siècle n’aura pas uniquement des conséquences gastronomiques comme nous allons le voir. Cette course aux profits va permettre aux marchands hollandais de former un grand empire commercial en alliant un certain esprit de rentabilité, en utilisant les messageries maritimes vénitiennes et en créant un système d’intelligence économique novateur.

La découverte de l’intérêt du commerce des épices et la création de la VOC

C’est en 1595 que quatre navires partent pour les pays des épices. Deux ans plus tard les navires rentrent avec très peu de marchandises mais toute la richesse de ce retour réside non dans la cale des navires mais dans l’information récoltée par l’équipage sur place : le prix de toutes les épices dans les pays de production. Les marchands hollandais font très vite le calcul et cernent tout l’intérêt que peut avoir le commerce des épices.

Les Hollandais décident de créer plusieurs compagnies maritimes et font de multiples allers-retours pour revenir les cales remplies de poivre, de clous de girofle, de noix de muscade et de camphre. Mais rapidement ils font face à une concurrence exacerbée entre compagnies, entre villes, etc. Le cours des épices chute et ruine bon nombre de marchands. Ils comprennent l’importance de réunir leurs moyens. Les cinq plus grosses compagnies hollandaises se regroupent pour n’en faire plus qu’une seule : la Verenigde Oost Indische Compagnie (VOC). La nouvelle compagnie devient très vite leader sur le marché des épices et compte garder le monopole. La culture du clou de girofle et de la noix de muscade est autorisée à la culture uniquement sur deux iles de l’archipel indonésien des Moluques et seulement sur ces îles.

Pour les Hollandais, le droit va, en effet, être utilisé comme une arme économique pour garder le monopole sur le commerce des épices. Le Néerlandais Grotius élabora notamment les principes du droit maritime international pour justifier les actions de ses compatriotes.

La défense des intérêts économiques hollandais en créant du droit

C’est à cette époque que l’un des plus grands penseurs politiques européens de ce début du XVIIe siècle, le Hollandais Hugo Grotius, va poser les prémices du droit positif international. Il constate que le monde entre dans un début de globalisation et que les échanges entre Etats s’intensifient.  Il définit les relations entre Etats comme régis par les lois et non par la force ou les guerres. Là où ce courant de pensée devient intéressant c’est quand il pose des lois qui sont favorables au commerce de cette même personne qui pense la loi.

Grotius, entre autres avocats, est également employé par la VOC comme conseiller. Il rédige en 1605 le manuscrit De jure Praede (le droit de prise) pour notamment justifier la prise d’un navire portugais par un navire hollandais. Il rédige un autre traité en 1608, le Mare liberum (De la liberté des mers) qui pose le principe que la mer est un territoire international et par conséquent toutes les nations sont libres de l’utiliser pour le commerce maritime.

Ces deux traités permettent de justifier les actions des marchands d’épices hollandais et de les protéger dans leur commerce en faisant adopter et accepter ce droit à tous les autres Etats concurrents ou non.

Grotius, avec ses traités, défend le droit de prise, la liberté de navigation et également la liberté des mers. Il réunira par la suite, en 1625, toutes ces idées et normes dans son ouvrage De jure belli ac pacis (Droit de la guerre et de la paix) pour exposer sa vision du droit naturel, de propriété et surtout de la « guerre juste ».

La ruse et la force

La VOC a utilisé tous les moyens qui sont à sa disposition pour obtenir le monopole du commerce des épices.

Une des techniques de la VOC pour maintenir les cours au plus haut et d’éviter de saturer les marchés européens en épices, sachant qu’ils avaient le monopole, était de détruire leur propre récolte en arrachant notamment les plantations d’arbres à épices. Cela permet de garder le prix de la rareté pour faire davantage de profits.

Durant une large partie du XVIIIe siècle, il est clairement impossible pour ne pas dire dangereux de s’approcher des terres hollandaises produisant des épices. Les Hollandais ont édité de fausses cartes maritimes de toute la région asiatique puis ont inondé de ces fausses cartes le marché européen afin de tromper, voire de faire s’échouer sur des bancs de sable, les navires trop curieux. De manière générale, s’approcher des différentes îles aux épices sous pavillons autre qu’hollandais et en repartir avec un plant de giroflier ou de muscadier ou bien encore de prendre une graine était passible de la peine de mort.

Un capitaine anglais du nom de Thomas Forrest (1729-1802) relata les rivalités anglo-hollandaises de l’époque. Le capitaine Forrest travaillait pour le compte de la Compagnie des Indes. Il fonda notamment le comptoir de l’île Balambangan (près de Bornéo). Il partit ensuite sur l’île de Batchian, qui se trouve dans la zone des Moluques pour y découvrir les îles Aïou puis se rendit sur les côtes de la Nouvelle-Guinée. Dans son ouvrage, Voyage aux Moluques et à la Nouvelle Guinée[1], Démeunier souligne en préface du livre cette rivalité entre anglais et Hollandais dans la zone : « Les Hollandais ont jusqu’ici induit volontairement les autres peuples en erreur, relativement à la position des Moluques, aux bancs de sable et autres difficultés de la navigation de ces parages ; ils ont fait, de propos délibérés, de fausses cartes. Le capitaine Forrest rectifie ces cartes et dévoile toutes leurs manœuvres[2]. »

NOTE 1

Dès 1605, les Hollandais s’emparent de l’archipel des Moluques en chassant les portugais de l’archipel et en écrasant les rébellions indigènes sur place. Ils découragent ensuite la visite de ses concurrents européens en arraisonnant leurs navires. Les Hollandais vont, en effet, attaquer les navires à pavillons portugais mais aussi espagnols et anglais.

Les îles dépeuplées et isolées vont être colonisées pour approvisionner exclusivement la VOC. Aux îles Java, le gouvernement en place taxe de manière importante les exportations et la VOC décide d’y établir un comptoir pour contourner ces taxes. Les hollandais vont également rebaptiser Djakarta avec un nom à consonnance Pays-Bas : Batavia.

Ils poursuivent leur avancée en s’emparant en 1638 de la baie de Trincomale (Sri Lanka). Puis en 1641 c’est au tour de Malacca en Malaisie de passer sous pavillon hollandais et réussissent à chasser les Portugais de pratiquement tous les établissements de l’océan Indien. Ils arrivent à être présents jusqu’en Extrême-Orient en prenant l’île de Formose : Taïwan.

A la fin du XVIIème siècle presque toutes les îles Banda produisent des épices pour le compte des Hollandais sauf une seule île, l’ile Run. L’ile étant occupée par les Britanniques, les Hollandais se lancent dans d’âpres négociations pour récupérer cette dernière île. Pour éviter un conflit, les deux protagonistes négocient un échange d’îles. Les Hollandais proposent aux anglais de leur céder une possession hollandaise bien plus loin que les territoires d’intérêts économique hollandais : l’île de Manhattan en Amérique (actuellement à New York). Cet accord d’échange est officiellement entériné en 1667 avec le traité de Breda.

L’entrée en jeu de la France

De découverte en conquête, la VOC va réussir à créer le deuxième empire colonial du monde derrière l’empire britannique pour ce qui concerne le commerce.

Le capitalisme moderne apparait alors. Amsterdam, avec sa bourse des valeurs, devient la plaque tournante de ce commerce lucratif. Le peuple Hollandais s’enrichit en créant la première classe moyenne européenne. Durant plus d’un siècle, personne ne réussira à percer ce monopole hollandais.

Dès le départ, les Français ont voulu prendre leur part du gâteau au moment où le monopole était aux espagnol et portugais et que les Hollandais arrivaient tout juste sur le marché. C’est en 1600 qu’est créé la «Compagnie de Saint-Malo, Laval et Vitré », également appelée « Compagnie française des mers orientales », qui arme deux navires le Croissant commandé par François Martin et le Corbin commandé par François Pyrard. Sa création devait permettre de donner aux villes de Vitré, Saint-Malo et Laval un moyen de concurrencer directement les puissances en place (l’Espagne, le Portugal et les Néerlandais) sur le commerce de la zone Asie grâce à cet outil de commerce international.

En 1601, le Corbin et le Croissant sont séparés au large des Moluques par une tempête. Le Corbin s’échoue et perd l’intégralité de sa précieuse cargaison. Quant au navire le Croissant il arrive tant bien que mal à rejoindre l’Europe et est abandonné, suite à ses dommages, près du Cap Finistère en Espagne. Trois navires hollandais qui venaient de Venise portèrent secours à l’équipage mais pillèrent l’intégralité de sa cargaison d’épices.

Le monopole qu’avait acquis VOC sur les épices vacilla de manière dangereuse sur la fin du XVIIIe siècle avec l’arrivée, entre autres, d’un Français.

Ce n’est qu’à partir de 1754 qu’un certain Pierre Poivre réveille la France d’une longue absence de la scène du commerce international. Pierre Poivre (1719-1786) réussit à introduire en contrebande des plants de girofliers et de muscadiers et d’en faire une culture à grande échelle en parallèle des Hollandais.

Pierre Poivre abandonne la voie missionnaire pour se rêver « voleur d’épices, corsaire d’un nouveau genre et héros de la France dans la mer des Indes[1]. »

En étant stationné à l’île de France à Pondichéry en 1746 il pense alors à acclimater et à cultiver les « épices fines[2] » (clou de girofle et la muscade). Pierre Poivre envoya trois expéditions aux Moluques (1768, 1769 et 1771). Deux d’entres elles revinrent avec les fameux plants de girofliers et de muscadiers dans leur soute. Malgré leurs impressionnants efforts, les Hollandais n’ont pas réussi à empêcher la culture de ces épices et de leur dissémination sur l’ile Maurice et de la Réunion ou encore à Zanzibar grâce à Pierre Poivre.

G. Buttoud dans son ouvrage fait remarquer qu’« il ne s’agit alors plus de vol, les Anglais ayant déjà mis un terme à la suprématie hollandaise dans la mer des Moluques, ouvrant le marché des épices à une concurrence plus pacifique[3]. »

Au fil du temps et malgré la ruse des fausses cartes maritimes, le commerce clandestin prit de l’essor et affaiblit la position de monopole des Hollandais. Cet empire colonial bâti par la VOC commença à décliner au XVIIIème siècle. Il faut également noter qu’entre temps les épices ont perdu de leur intérêt dans la société européenne. Le marché européen s’était entre temps ouvert aux nouvelles cultures venant des Amériques (par exemple de la canne à sucre provenant du Brésil). Finalement, après l’inondation d’épices du marché européen, cette denrée était devenue un produit ordinaire.

Finalement, la VOC fait faillite et sera dissoute sous l’occupation des troupes françaises aux provinces-Unis le 1er janvier 1800. L’Etat hollandais récupèrera son empire colonial en faisant une sorte de nationalisation. 

« Tout art de la guerre repose sur la duperie » Sun Tsu.

Notes :

[1] FORREST (Capitaine Thomas), Voyage aux Moluques et à la Nouvelle Guinée, rédigé sur la galère « Tartare » entre 1774 et 1776, Paris, Hôtel de Thou, 1780.

2 Il s’appelait Poivre un chasseur d’épice dans la mer des Indes (1750-1772), p.19, Gérard Buttoud, éditions L’Harmattan

3 Ibid.

Ibid.

Sources :

Sites internet :

Livres :

  • Album illustré des éditions suisses Silva : La route des épices, par Jean-Christian Spahni et Maximilien Bruggmann (1991)
  • Il s’appelait Poivre un chasseur d’épice dans la mer des Indes (1750-1772), Gérard Buttoud, éditions L’Harmattan

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