Puissance et combat économique : deux verrous de l’internationalisme

par François Soulard – plateforme Dunia [email protected]

Creuset d’aspirations idéologiques, l’internationalisme s’inscrit avant tout dans les rapports de force de la scène internationale, autrement dit dans la confrontation entre États, principales entités stratégiques de l’échiquier mondial, mais aussi dans les relations entre les peuples dont l’influence s’est vue décuplée au cours des trois dernières décennies grâce aux leviers de l’économie et de la société de l’information.

Le décollage de la globalisation dans les années 1990 a aussi été celui de nouveaux courants internationalistes (altermondialisme, néolibéralisme, multilatéralisme, droit-de-l’hommisme, écologisme). Si l’ordre global continue de reposer sur les mêmes bases depuis l’après 1945, le réveil des frontières et le durcissement des rapports internationaux ont soulevé des angles morts ou des contradictions dans ces mouvances. Des obstacles se sont en effet posés à la marche de la mondialisation, moins liés à son propre fonctionnement qu’à la nature des affrontements entre les entités qui en composent le socle.

En 2022, soit trente ans plus tard, le monde s’est manifestement « réarmé », sans qu’un aggiornamento intellectuel n’ait pu véritablement innerver les ramifications de la solidarité internationale et de certains espaces politiques. Comme à d’autres époques, le risque est de perdre prise sur les enjeux et de voir les espaces vacants être occupés par des mouvances réactionnaires ou anachroniques. À ce titre, deux verrous structurels nous semblent importants à pointer.

Le choc structurel des nationalismes économiques

La pensée dominante, ancrée sur le libéralisme, a occulté durablement la nature des conflits impulsés par les États au nom de leur expansionnisme économique. L’une des conséquences est d’avoir enfermé de nombreux acteurs dans un débat polarisé entre, d’un côté l’économie libérale et l’échange équilibré – allant de pair avec l’idéal démocratique, de l’autre les contre-courants qui y étaient opposés (communistes, marxistes, anticapitalistes, etc.). La lecture classique des conflits sous un angle militaire et géopolitique a par ailleurs contribué à marginaliser le poids des affrontements économiques.

La dissimulation historique de la violence économique

Une brève rétrospective permet d’étayer ce constat. Au XVIIIe siècle, l’énoncé des bases du libéralisme par Adam Smith établit un premier repoussoir qui parvient à masquer habilement l’intention du Royaume-Uni de dominer le marché de l’Europe continentale lors du démarrage de la première Révolution industrielle. L’allemand Friedrich List est l’un des premiers, à la fin du XIXe siècle, à déconstruire ce socle idéologique en lui opposant l’idée d’un « protectionnisme éducateur »[i] qui tente de déplacer la réflexion dans le champ de l’économie politique. L’économiste Shirine Saberan[ii] sera l’une des rares – bien plus tard – à avoir précisé comment les notions d’intérêt général et de richesse des nations, formalisés par le philosophe écossais, créèrent une illusion optique dissimulant la recherche d’accumulation de puissance nationale par l’économie anglaise.

Avec le tournant des Lumières, les thèses d’Adam Smith triomphent tour à tour de l’église et de la monarchie. Le courant libéral s’en prend ensuite à l’État. L’école réaliste, qui de Thucydide à Aron en passant par Dante, Rousseau, Hobbes et Machiavel, investit le Léviathan, postule à juste titre que les rapports interétatiques sont au centre de la conflictualité. Mais à l’instar de Montesquieu et de sa notion de « doux commerce », la violence économique n’est pas conçue comme une violence structurelle, du fait qu’elle n’est pas directement raccordée à l’action de l’État.

Un épais voile se tire ainsi sur les affrontements économiques, même si certains courants plus ancrés sur une vision transnationale sont moins enclins à cette idée. Les Américains Joseph Nye et Robert Kehoane par exemple, s’opposent à l’idée que les interdépendances augmentent automatiquement les chances de paix et diminuent en proportion celles de la guerre. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’internationale libérale incarnée dans l’Oxford Manifesto s’oppose aussi à certaines positions libérales désignant l’État comme l’ennemi de l’échange. En face, les ultralibéraux durciront leurs positions en appuyant sur la plaie sanglante que les États totalitaires auront créé lors des deux derniers conflits mondiaux. Ce courant finira par s’imposer et pavera le chemin d’une école encore plus radicale, celle du néo-libéralisme.

Comme on le sait, la chute de l’Union soviétique est le tournant géopolitique qui va venir galvaniser le courant libéral. Samuel Huntington, Francis Fukuyama et Alvin Toffler portent l’idéologie à son apogée. L’ironie de l’histoire aura voulu que l’effondrement eut lieu précisément dans le camp qui avait prédit l’effacement de l’autre sous l’effet de ses propres contradictions. Néanmoins, comme le souligne Ali Laïdi dans sa très originale Histoire mondiale de la guerre économique, ce sont les marxistes, notamment Nikolaï Boukharine, qui appréhendent plus attentivement l’emploi de la violence économique dans les rapports internationaux. Alors que Thomas Hobbes et Max Weber condensent le monopole de la violence autour de l’État, le russe Nikolaï Boukharine associe le capitalisme à un comportement impérialiste et s’interroge aussi sur le principe d’une solidarité qui émanerait spontanément du développement des échanges.

Au bout du compte, le duel entre le libéralisme et le marxisme entretenu pendant près de deux siècles entérine un non-lieu sur la nature complexe des affrontements économiques. Au XXe siècle, Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein mirent respectivement en avant le rôle des territoires dans les étapes successives de l’économie monde, et les interactions entre les systèmes nationaux. Samir Amin, parmi d’autres penseurs du colonialisme économique (Prebisch, Quijano, Arrighi, etc.), mettra à jour un certain nombre de contradictions au sein du modèle libéral et fit également un parallèle entre l’impérialisme et les logiques de domination économique.

Si ces auteurs ont le mérite d’avoir mis le doigt sur une partie de la violence économique et guerrière émanant du modèle capitaliste, ils ne s’aventurèrent pas sur le terrain opaque des rapports de force économiques. Au final, les deux matrices libérales et marxistes ont été très discrètes pour déchiffrer l’épaisseur des confrontations économiques. Par extension, la même difficulté s’observe lorsqu’il s’agit de comprendre l’appréhension du rattrapage des pays de l’Est asiatique et d’autres pays émergents à partir des années 1980.

La montée de la Chine et d’autres émergents s’expliquent par un nouvel art du combat économique

En effet, comment expliquer que la Chine se soit hissée au deuxième rang de l’économie mondiale en l’espace d’à peine une cinquantaine d’année, et cela sans qu’elle ait eu recours à des actions de caractère militaire et impérialiste – entendues au sens classique d’interventionnisme et de contrôle territorial comme ce fut le cas tout au long de l’expansion européenne ? Dans le même style, comment appréhender l’ascension des économies conquérantes du Japon et de la Corée et comprendre ce que l’on peut désormais appeler, depuis 2010, la fin de la « grande divergence » entre l’Ouest et l’Est[iii] ? D’autres modèles d’économie combative ont également vu le jour en Inde, en Turquie, en Russie, en Allemagne ou encore en Israël et au Brésil.

Certes, on pourra arguer que ces pays ont bénéficié de la taille favorable de leur marché intérieur, de conditions de modernisation particulièrement porteuses ou d’effets de leviers sur les marchés internationaux. Mais ces arguments, sortis des manuels du libre-échange, ne résistent que trop peu à la singularité des trajectoires évoquées. Pour se situer à la racine de ces évolutions, il faut réintroduire trois notions restées jusqu’à présent dans l’impensé collectif : la question nationale ; la reconstruction de puissance dans le champ géoéconomique ; l’art du combat économique dans la mondialisation.

Les économies asiatiques, à l’instar d’autres économies avancées ou émergentes, ont mis en œuvre des stratégies de conquête et de combat économique, capable d’une part de profiter des marges de manœuvres offertes par l’échiquier géopolitique, d’autre part de se saisir des moteurs de la mondialisation en les mettant au service d’un retour de puissance puis d’un expansionnisme. La mise en œuvre de ces stratégies, dès l’aube du capitalisme, est ainsi inséparable de la question nationale, c’est-à-dire de l’existence d’une élite suffisamment homogène et porteuse d’un patriotisme national, capable de mobiliser ses forces économiques au sein d’un modèle dépassant la séparation artificiellement tracée entre l’État et le marché.

La consolidation des différentes formes de capitalisme étatique, l’enrichissement de la Nation, et autour d’eux un faisceau coordonné d’actions de conquête des marchés économiques, des technologies et des connaissances constituent l’ossature de ces stratégies contemporaines de combat. Le modus operandi qui sous-tend ces stratégies balaye tous les terrains : légal, illégal, secret, ouvert, politique, civil, financier, économique, etc. Dans la pure logique réaliste, tous les coups (ou presque) sont permis dans une arène interétatique qui laisse libre cours à ces phénomènes, étant donné les conditions actuelles de régulation. Or, ce mode d’affrontement n’est pas un « poids plume » dans les rapports de force. Cette guerre économique est devenue une modalité conflictuelle dont l’impact peut être aussi déterminant que la guerre classique en termes de transformation d’une situation stratégique.

La stratégie d’enveloppement de la Chine est un chef-d’œuvre à cet égard. Juste avant elle, celle du Japon fut aussi un modèle du genre avant d’être stoppée net par une alliance entre les États-Unis et l’Europe à la fin des années 1990. En s’affichant avant tout comme un nouvel élève converti à l’ouverture des marchés, la Chine est parvenue à devenir l’usine du monde sans cesser d’assurer un contrôle étroit sur les investissements étrangers parvenant sur son sol. Une fois concentrée la majorité des moyens de production manufacturière sur son territoire, elle a accaparé la connaissance à une échelle sans précédent. La captation de propriété intellectuelle réalisée par les Chinois a ainsi été évalué à près de 600 milliards de dollars par an, un volume correspondant selon certaines estimations au plus important transfert de richesse réalisé dans l’histoire[iv]. D’aucuns, dans les économies développées, n’ont vu dans cette manœuvre une entreprise de conquête ou une menace de caractère « impérialiste ».

Pour paraphraser Antonio Gramsci, le paradoxe est que cet art du combat économique est resté dans le poids mort de l’histoire. Ce à quoi nous devons ajouter qu’il a été subtilement dissimulé dans l’intensité de la lumière projetée par le triomphalisme néolibéral, aussi bien – paradoxalement comme on l’a vu – dans des courants qui lui étaient opposés. Dans la pratique, au moment même où était créée l’OMC en 1995, les nations auparavant alliées donnaient d’ores et déjà les signes de leur entrée en concurrence et voyaient se dégrader les solidarités qu’elles avaient tissées au sein du bloc occidental.

Il faut aller chez des auteurs comme Edward Luttwak, Gérard Chaliand ou Christian Harbulot pour voir réhabilitée la notion de guerre économique ou de reconstruction de puissance par l’économie. Sur le plan philosophique, Kant, Nietzche ou Foucault effleurèrent la question à travers l’analyse de la compétition et des rapports sociaux. D’autres penseurs, tels qu’Anton Zichka et Bernard Esambert ont aussi défriché ce champ de connaissance marginalisé dans les sciences économiques et politiques.

Le nationalisme économique structure les rapports de force

Jusqu’à une période récente, la globalisation coïncida sans commune mesure avec les projections de l’imperium nord-américain. Dans la lignée d’une full-spectrum dominance dessinée par les idéologues néoconservateurs, sa suprématie s’exerça sur tous les terrains d’interdépendances jusque dans les années 2000. Depuis 2001, l’échiquier global tend à mettre en scène des pôles nationaux concurrents dont les modalités de confrontation se sont élargies précisément à toutes les strates qui composent les rapports internationaux.

Après un retrait dramatique de l’Irak et de l’Afghanistan, Washington renforce ses alliances pour contenir Pékin et double la mise dans sa recherche de suprématie informationnelle et économique. La Chine vise le leadership économique mondial et déploie ses stratégies de conquête sur tous les fronts. En dehors de ce duopole de tête, les prétendants déploient leurs stratégies concurrentes, en jouant simultanément sur divers registres de conflictualité. L’affrontement militaire en est un, risqué et coûteux bien entendu, tout en ayant des effets politiques désormais plus limités. L’hostilité ou la nuisance en sont un autre, visant l’érosion et l’affaiblissement d’un adversaire, tout en se maintenant en deçà du seuil du conflit ouvert. Enfin, la compétition et l’influence renvoient à l’effort de domination d’un acteur, rival ou allié, par des actions cognitives ou économiques. Le combat économique que nous avons décrit agit sur tous ces registres conflictuels.

Le durcissement du monde est lié en grande partie à ce choc structurel des nationalismes et à l’extension de la conflictualité, entraîné par les acteurs les plus agressifs. Dans la pratique, tous les pays émergents livrent des batailles du faible au fort sur le terrain de l’économie, dans le but de reconstruire leur puissance sur l’échiquier géopolitique. Or, un tel choc des nationalismes modifie la grammaire des conflits. L’ordre géopolitique repose encore sur les fondements de l’après-1945, d’ailleurs étonnamment stables. Mais le climat stratégique a évolué. Les flux incessants d’intérêts qui traversent l’espace transnational superposent de manière contradictoire des coopérations, des hostilités ou des affrontements. L’allié sécuritaire d’une nation n’empêche pas qu’il soit aussi un rival économique. Un partenaire politique peut être une cible culturelle à affaiblir. Au-delà du périmètre des États et des entreprises, les citoyens et les peuples sont aussi les cibles d’offensives cognitives, informationnelles et économiques. Par ailleurs, un tel scénario fournit des marges conflictuelles qui favorisent autant la domination du faible par le fort que la subversion du fort par le faible, ce qui attise en retour l’intensité des confrontations.

Ce tableau hobbesien donne une première idée du réagencement qu’il est nécessaire de produire dans les cadres de lecture. Les luttes se font à front renversé, tandis que la délimitation binaire entre état de guerre et état de paix s’avère réductrice. La globalisation néolibérale n’est plus exactement synonyme d’imperium américain. La marchandisation et le néolibéralisme, notions cardinales pour les mouvements anti-globalisation, ont été pointé à juste titre pour mettre en cause la main invisible des puissances. Pour autant, le penchant pour leur déconstruction ne peut plus faire abstraction des rapports de force en présence dont dépend la dignité des peuples et des nations. Certes, les contradictions du système international continuent de se situer dans les modes de domination, les injustices endémiques ou les formes prédatrices du productivisme. Mais une part importante des effets délétères que de nombreux mouvements dénoncent sont à rattacher à l’usage conflictuel de l’économie qui a lieu dans le concert des ambitions nationalistes. Pour le dire plus concrètement : la désindustrialisation, le chômage, la dévaluation de la monnaie ou la perte de part de marchés sont, toujours suivant les contextes, davantage les conséquences du combat économique subordonné à une visée géopolitique qu’aux principes endogènes du capitalisme.

Le verrouillage des grilles de lecture explique aussi l’importante confusion des genres qui a caractérisé la lecture de certains événements d’envergure mondiale, et de proche en proche l’établissement des solidarités internationales. Les conflits russo-ukrainiens, syriens, congolais, sahéliens, boliviens, vénézuéliens, parmi d’autres, ont tous été marqués par un important brouillage des analyses. Le campisme, à l’instar d’autres postures privilégiant une vue figée au détriment d’une réalité beaucoup plus dynamique, a jeté un voile d’anachronisme sur ces situations.

Il n’empêche que ces mutations constituent un véritable appel d’air pour les mouvements internationalistes. Étendre le cadre de lecture des formes de violence, explorer un art défensif du combat économique dans le but de pacifier l’espace transnational, concevoir des mécanismes institutionnels capables de piloter un tant soit peu ce pré-système multipolaire, sont autant d’horizons prometteurs. L’une des difficultés réside dans le fait de ne plus se limiter aux approches et définitions antérieures. Une autre est d’avoir à l’esprit que, dans le contexte actuel, les mouvements internationalistes sont au cœur d’un nouveau champ de bataille multipolaire qui en font la cible des manœuvres d’influence.

Repli de l’hyperpuissance, essor de la puissance feutrée

La deuxième question qui refait surface dans l’internationalisme et qui fait étroitement écho au point précédent, est celle de la puissance, et plus précisément celle de l’accroissement de puissance dans un monde multipolaire.

L’exemple de l’Ukraine

Cette question est illustrée récemment par la guerre ouverte entre la Russie et l’Ukraine, dans une Europe qui a transité historiquement par un système de gestion des dérives de la puissance, à savoir l’ordre westphalien, reformulé plus tard dans le système de sécurité collective des Nations Unies. Émettons un instant l’hypothèse suivante : quel aurait été le destin de l’Ukraine dans un concert de démocraties européennes qui se seraient moins distanciées de la puissance et qui auraient pu proposer une force dissuasive entre Moscou et Washington au titre du maintien de la sécurité européenne ? N’auraient-elles pas été plus enclines à anticiper le risque d’entraînement de l’Ukraine dans un chassé-croisé entre, d’un côté le projet étasunien visant à détacher l’Ukraine de l’orbite russe dès 1991, et de l’autre la volonté de la Russie de reprendre la main sur l’un de ses territoires fondateurs après avoir repris confiance dans son rayonnement international ?

Cette hypothèse, bien entendu discutable, souligne toutefois que le renoncement de l’Europe à manifester une volonté commune de puissance sur le plan militaire, a participé plus largement au vide stratégique dans la sécurité européenne et en Ukraine, compte tenu du degré d’hostilités exprimé par Washington puis par la Russie dans la continuité de la Guerre froide. Dans un scénario qui n’est pas sans rappeler l’épisode des accords de Munich en 1938,elle a cherché tant bien que mal à désamorcer l’escalade militaire en agissant essentiellement sur le terrain de la diplomatie et en évitant le terrain scabreux de la realpolitik. Or, le même genre de dilemme est mis à l’ordre du jour avec la Turquie, pourtant membre de l’OTAN, qui n’hésite pas à empiéter sur le droit international et mobilise sa force militaire en Méditerranée et au Moyen-Orient. Comme le remarque le géographe Michel Foucher, le fait accompli s’avère désormais payant aussi bien en Méditerranée qu’en Mer de Chine dans la mesure où la force donne de meilleurs résultats que le droit et la diplomatie.

Permanence de la puissance et disparité des régimes politiques

Au-delà de ces deux exemples, le dilemme de fond qui se trouve nouvellement posé est celui des rapports entre la puissance et la disparité des régimes politiques qui peuplent le nouvel échiquier conflictuel que nous avons tenté de schématiser. Avec la révolution philosophique des Lumières au XVIIIe siècle, Emmanuel Kant postula que la démocratie, naturellement réfractaire à la guerre, pouvait augurer un horizon de paix perpétuelle susceptible de tourner la page des cycles incessants de paix et de guerre. L’histoire a donné raison à ce renversement conceptuel à l’intérieur de l’espace politiquement homogène de l’Europe. Mais ce n’est pas le cas dans d’autres démocraties et à l’échelle internationale, même si les conflits ouverts ont eu tendance à diminuer quantitativement.

Après l’effacement des impérialismes européens, les États-Unis se trouvèrent placés devant le dilemme de mettre leur puissance au service de la sécurisation de l’espace international. Ils reprirent à leur manière cette vision kantienne, en particulier sous les présidences de Woodrow Wilson, Jimmy Carter et George W. Bush. Leur superpuissance leur permit de promouvoir le modèle de la démocratie, mais aussi de modeler certains régimes politiques récalcitrants conformément à leurs intérêts, y compris des régimes de nature despotique totalement antithétique avec les premiers. Leur position unipolaire dans les années 1990 les plaça en face de deux options géopolitiques : se projeter vers l’avenir en instaurant un véritable système de sécurité collective ; occuper une position hégémonique, en jouant sur les rapports de force qui leur étaient favorable au risque de provoquer une anarchie comparable à celle qui précéda l’équilibre westphalien.

Après le court espoir d’une atmosphère multilatérale portée par Washington dans l’après-guerre froide, les attentats de septembre 2001 firent plonger la puissance atlantique tête baissée dans la deuxième voie. La culture stratégique américaine et les néoconservateurs entérinèrent une entreprise d’homogénéisation géopolitique, en contraste manifeste avec un échiquier international foncièrement déséquilibré et hétérogène, qui plus est peuplé d’injustices endémiques. En sus de la commotion psychique assénée par le deuxième « Pearl Harbor » de 2001, l’historien Arnaud Blin souligne au passage que les néoconservateurs réussirent habilement à ravir le monopole de production d’idées politiques à la gauche étasunienne.

 

Le bilan de l’hyperpuissance

Vingt ans plus tard, le bilan de cette aventure impériale est sans équivoque. Il démontre d’un côté le paradoxe de la puissance des États-Unis, essuyant une régression de sa force brute et de ses marges de manœuvre au niveau international. De l’autre, il met en évidence l’omniprésence des flux d’intérêts et de puissance, dans la mesure où l’échec des initiatives américaines en Irak et en Afghanistan a créé autant d’espaces vacants qui ont été rapidement occupés par la Turquie, la Russie, l’Iran ou la Chine. L’affrontement en Ukraine a rappelé ce qu’on l’on avait déjà vu en 2001 et ailleurs, à savoir que les guerres peuvent être désastreuses pour n’importe quel envahisseur. Certes, la phase actuelle d’affrontement en Ukraine a donné un sursis à Washington pour resserrer les rangs de son alliance sécuritaire autour de l’OTAN, tout en évitant le coût d’une montée aux extrêmes. Il n’en demeure pas moins que la tendance géopolitique en marche est celle d’un déclin de l’hégémonie occidentale et de la progression d’un groupe de puissances déplaçant l’épicentre géopolitique vers l’Asie. Dans ce décor postérieur au réflexe impérial de 2001, l’Occident est désormais davantage isolé en Afrique, tandis que le non-alignement avec la pax americana est ouvertement pratiqué en Amérique Latine.

Cette reconfiguration géopolitique dessine un tableau ressemblant de plus en plus à une Europe du XVIIIe siècle, c’est-à-dire à un système relativement hétérogène, sans chef d’orchestre principal, dominé par quelques grandes puissances mondiales et régionales. Les États-Unis et la Chine en sont les deux pièces maîtresses, jouant la fonction d’arbitre dans un pseudo-équilibre au sein duquel les quelques éléments perturbateurs (Corée du Nord, Russie, Iran, Pakistan) ne disposent pas des capacités réelles, malgré la menace nucléaire, pour remettre en question le statu quo. À court et moyen terme, on imagine mal comment cette situation géopolitique en demi-teinte serait capable de répondre à des crises affectant des régions entières et a fortiori aux grands enjeux liés à la mondialisation. Certes, les Nations Unies et le droit international auront un rôle à jouer, mais ils ne pourront pas peser suffisamment sur le cours des choses pour inverser les règles de la politique internationale.

Repli du triomphalisme et de la machtpolitik piégée par l’hyperpuissance, essor d’une nouvelle realpolitik et de la puissance feutrée. C’est l’équation qui semble structurer pour l’instant le pré-système multipolaire, lequel s’apparente en définitive à celle qui préexistait au système westphalien. Anarchique et pour l’instant sans règles établies (à la différence de l’ordre westphalien qui est doté d’un certain nombre de règles), cet ordre est foncièrement propice aux rapports de force et aux logiques d’accroissement de puissance. Nous avons entraperçu en première partie de ce texte comme celle-ci se reconstruisait dans le domaine de la géoéconomie et comment elle est devenue un champ principal d’affrontement à partir des années 1990.

Un réarmement mental pour l’internationalisme

Or, ce tableau n’est pas sans constituer une onde de choc pour la mouvance internationaliste qui s’est bâtie en grande partie sur l’idée de dépassement de la realpolitik. Pour une part de l’intelligentsia globale, les déboires de la puissance brute ont directement alimenté le sentiment d’une caducité de la force et a fortiori le repli dans une posture de refus de puissance. En Europe, mais pas seulement, le renoncement à la puissance est allé de pair avec une tentative de dépassement humaniste des rapports de force. C’est ce que l’analyste néoconservateur américain Robert Kagan ne manquait d’ailleurs pas de souligner, non sans une certaine arrogance : « l’Europe est en train de renoncer à la puissance ou, pour dire la chose autrement, elle s’en détourne au bénéfice d’un monde clos fait de lois et de règles, de négociation et de coopération transnationales ».

Pourtant, le fait est, particulièrement depuis 1990, que les États, petits, moyens ou grands, ont développé des stratégies de reconstruction de puissance qui élargissent les modalités de conquête, de domination et d’influence. Le nouveau partage du monde n’est pas séparable d’un art de la conquête appliqué de manière combative par les puissantes montantes. Ces stratégies se sont déployées sur des terrains imbriqués, dans des logiques de domination (du fort au faible) et de subversion (du faible au fort), en saisissant les brèches entrouvertes par le retrait de l’impérialisme classique et des anciennes puissances. L’affrontement militaire n’a pas disparu pour autant, mais nous avons vu que les buts politiques qu’il prétend atteindre sont plus circonscrits. Si les interdépendances n’ont pas cessé d’être investies par une visée conflictuelle, les rapports de force ont acquis un caractère plus systémique. Les alliances ambiguës, en apparence contradictoires, sont désormais monnaie courante. L’intelligence des rapports de force, l’action coordonnée sur différents échiquiers et la cohérence stratégique sont devenues des variables déterminantes.

Dans ce paysage mouvant, tout porte à croire que les lectures trop moralistes et idéalistes auront la vie dure. Le monde âpre et conflictuel qui s’est dessiné sous nos yeux appelle des regards réalistes, capable de faire dialoguer l’intelligence des rapports de force avec une éthique humaniste. Il en va aussi d’une pérennité de la démocratie puisque l’inhibition des médias ou de la sphère politique vis-à-vis de ces problématiques conduisent à des césures mentales qui contribuent à faire le lit des mouvances extrémistes en Europe et ailleurs. Ce réarmement global implique aux mouvances internationalistes un profond défi de perception et de renouvellement. Un sentiment de désillusion pourra se dégager de cet environnement planétaire froid et abrupt. Mais il porte en germe une formidable onde de repolitisation du monde, ce qui constitue une chance à saisir.

François Soulard

Notes


[i]Friedrich List, Système national d’économie politique, Capelle, 1857.

[ii]Shirine Saberan. La notion d’intérêt général chez Adam Smith : de la richesse des nations à la puissance des nations. Revue Géoéconomie, n°45, 2008.

[iii]Après la crise financière de 2008-2009, la décennie 2000-2010 a fait régresser la part des pays industriels dans la production industrielle mondiale à moins de 60 %, avec une croissance annuelle de la production industrielle de l’ordre de 6 % par an pour les pays émergents, contre 2 % ou moins dans les pays développés.

[iv]Raphaël Chauvancy, Les nouvelles guerres systémiques non militaires.