L’Occident n’apprend rien : « L’Europe doit penser la guerre hybride »

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L’interview accordée par Christian Harbulot à Stefan Brändle pour le Frankfurter Rundschau démontre qu’une certaine forme de lucidité allemande commence à s’exprimer à la suite de la guerre en Ukraine et la nécessité d’avoir le point de vue de l’école de pensée française sur la guerre économique. Voici les quatre points à retenir de cet entretien.

Premier point à retenir : la manière dont l’Allemagne doit tirer les enseignements critiques de son rapport avec la Russie.

Christian Harbulot insiste notamment sur son manque de discernement dans l’approche de la Russie qui peut apparaître dans un premier temps comme un allié de circonstance et dans un second temps comme un ennemi potentiel. Il rappelle à ce propos que l’Allemagne a utilisé la Russie dans le passé pour atteindre des objectifs militaires dans le cadre ses accords secrets entre la République de Weimar et l’URSS pour contourner les règles du Traité de Versailles sur le désarmement allemand. Le pacte germano-soviétique de 1939 est une seconde illustration de cette instrumentalisation de la Russie avec les risques inhérents à cette forme de duplicité. Ce fut le cas aussi dans la signature bilatérale sur le gaz russe entre Berlin et Moscou (profiter du prix faible du gaz russe afin de doper l’industrie allemande tout en acceptant de se rendre dépendant de la Russie.

Question de Stefan Brändle : « Les services secrets allemands n’ont-ils pas été aveugles pendant des années au fait que Moscou a finalement utilisé les livraisons d’énergie comme une arme ?« 

Réponse de Christian Harbulot : « Je parlerais moins d’aveuglement que d’opportunisme. Pendant des années, l’économie allemande a profité de prix du gaz très intéressants. En revanche, Berlin a fermé les yeux sur les aspects géopolitiques, notamment le rapport de force entre Russes et Allemands. »

Deuxième point à retenir : La faiblesse de la réponse occidentale dans sa politique de sanctions économiques. Et l’incapacité du monde occidental à cerner la particularité de la dynamique russe pour préserver sa puissance militaro-industrielle.

Question de Stefan Brändle : « L’économie russe souffre-t-elle de la pression occidentale et des sanctions ?« 
Réponse de Christian Harbulot : « C’est une question centrale. En achetant moins de gaz russe, l’Occident affaiblit sans aucun doute le régime de Poutine. Mais Moscou trouve de nouveaux clients en Asie, ce qui réduit la pression occidentale. Mais surtout, l’Occident passe à côté de l’essentiel : Le secteur militaro-industriel russe, principal outil de l’impérialisme russe, préserve sa force. Même sous Vladimir Poutine.
Il a réformé de fond en comble l’armée et le secteur de l’armement de son pays. Pour l’école de pensée américaine, la Russie n’est qu’une nation industrielle délabrée avec un faible produit intérieur brut. Mais ce n’est qu’une demi-vérité dans cette guerre. Le complexe militaro-industriel reste solide. Et ce notamment grâce à des années d’espionnage – voire de pillage – des technologies occidentales
. »

Question : « Du pillage, dites-vous ?« 
Réponse : « Oui, bien sûr. En Occident, on n’est pas assez conscient de l’ampleur de cet espionnage industriel, qui a été et restera probablement toujours aussi important. A Paris, on ne s’est réveillé qu’une seule fois, lorsque les services secrets français (DST) ont démasqué un agent soviétique dans l’affaire dite Farewell et trouvé chez lui des dizaines de milliers de documents sensibles. Hormis ces cas exceptionnels, l’Occident n’a même pas remarqué à quel point son industrie militaire avait été massivement pillée.« 

Troisième point à retenir : Les points forts (politico-militaires) et points faibles (guerre offensive de l’information) du renseignement occidental.

Après un an de guerre, le soutien à Zelenski s’effrite. Personne ne croit raisonnablement à une victoire totale de l’Ukraine sur la Russie. A partir de ce constat réaliste, le soutien militaire de l’Ukraine a des limites. Les intérêts non militaires commencent à prendre une place dans le débat. Le fait que les États-Unis tirent un avantage économique certain (exportation de gaz, exportation d’armements et logique de dépendance qui en découle) par rapport à l’Europe qui s’affaiblit (crise énergétique, déstabilisation des économies nationales, crise sociale).

Question de Stefan Brändle : « L’Ukraine reçoit de précieuses informations de la part des services de renseignement américains et britanniques. Cela peut-il être décisif pour la guerre ?« 
Réponse de Christian Harbulot : « Dans la première phase de la guerre, cette avance a été très utile aux Ukrainiens : ils ont ainsi déjoué l’attaque éclair russe sur Kiev. La question est toutefois de savoir si l’aide des services de renseignement anglo-saxons sera aussi efficace dans la deuxième phase de la guerre, lorsqu’un nouveau rouleau compresseur russe déferlera sur l’Ukraine. Même si les Russes ont agi en dilettante au début, ils ont prouvé dans l’histoire qu’ils étaient capables d’apprendre de leurs erreurs alors qu’une guerre était encore en cours. C’est le cas lors de la guerre russo-japonaise de 1904 et également lors de la Seconde Guerre mondiale.« 

Question : « Guerre d’Ukraine : l’Occident a du retard à rattraper en matière de guerre de l’information et de propagande ?« 
Réponse : « En matière de désinformation et de propagande, la Russie a également une longue tradition …
Poutine mène une guerre hybride – militaire contre l’Ukraine, propagandiste contre l’Occident. Moscou suggère par tous les moyens que les Américains profitent de la guerre sur le plan économique et que l’Europe est en revanche affaiblie. C’est censé diviser l’Occident. Et manifestement, l’Occident ne trouve pas de réponse. Même sur les crimes de guerre russes, le monde démocratique ne lance pas de campagne d’information durable et internationale.
Pourtant, ces actes sont prouvés et documentés. Il y a quelque chose que je ne comprends pas : pourquoi l’Occident n’exploite-t-il pas les crimes de guerre de Poutine ? Car, finalement, ces méfaits deviennent un non-événement pour l’opinion publique internationale, ou du moins sont remis en question. Cela ne profite qu’aux intérêts russes.

Ukraine : les États-Unis et l’Europe se limitent aux aspects militaires de la guerre hybride. En Afrique, en Amérique du Sud et en Asie, on agite aujourd’hui des drapeaux poutiniens.
C’est aussi la faute des Américains. Leurs médias, leurs services de renseignement et leurs faiseurs d’opinion se limitent à l’aspect militaire en Ukraine. Là où ils sont directement attaqués par la désinformation russe, ils ne contre-attaquent pas suffisamment.
« 

Quatrième point à retenir : Les déficiences des pays européens (dont la France) par rapport à la guerre hybride.

L’interlocuteur allemand note que la France a un gros problème dans ce domaine. Il cite la manière dont la Russie joue avec un certain talent de multiples formes de déstabilisation dans plusieurs zones géographiques à travers le monde en prenant appui sur les points faibles récurrents de l’Occident (impérialisme, colonialisme, post-colonialisme).

Question de Stefan Brändle : « Guerre d’Ukraine : l’Occident ne sait pas faire les guerres hybrides. Où se situe le problème ?« 
Réponse de Christian Harbulot : « Dans de nombreuses armées occidentales, l’encadrement militaire intermédiaire – jusqu’au niveau du régiment – est incapable de mener une guerre hybride. Israël a commis la même erreur contre les milices du Hezbollah lors de la guerre du Liban en 2006 : Tsahal (l’armée israélienne, ndlr) leur était certes supérieure sur le plan militaire, mais elle a perdu la guerre de l’information contre le Hezbollah. Depuis, les Israéliens ont beaucoup appris. Contrairement à nous en Occident.« 

Réaction : « La France a tout de même mis un terme à des chaînes comme « Russia Today » et « Sputnik ».« 
Réponse : « Ces interdictions ont surtout eu pour conséquence que la désinformation russe se déplace encore plus vers les médias sociaux. Personne ou presque ne s’y oppose. A Paris, la doctrine désastreuse selon laquelle une guerre d’information et de propagande ne peut être que défensive prévaut. Pourtant, on ne peut gagner de tels engagements que s’ils sont menés de manière offensive.« 

Question : « Guerre en Ukraine : l’Europe a besoin de solutions créatives. Que devrait faire l’Occident ?« 
Réponse : « Tout d’abord, les Européens doivent se concerter en interne et se mettre d’accord sur des solutions créatives. Pour cela, ils devraient faire preuve de beaucoup de flexibilité et d’agilité. Je crains que des instances lourdes comme l’OTAN ou la concertation franco-allemande ne soient d’aucun secours. Elles pensent de manière trop traditionnelle et n’ont pas compris l’importance de la communication.«