Généalogie et originalité du lawfare américain

homme d’affaires touchant l’icône de l’équilibre de la justice. concept de conseil juridique, de droit et de défense. - la loi photos et images de collection

Par Paul Margaron (ancien SIE 25 de l’EGE)

À la suite des attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis développent une politique de « guerre contre le terrorisme » (war on terror) avec pour objectif de prévenir les attaques terroristes, de capturer et de traduire en justice les terroristes présumés, et de démanteler les organisations terroristes. L’action américaine ne tarde cependant pas à être parasitée par des recours en justice. Des acteurs tels que Human Rights Watch accusent l’armée américaine de violer les droits de l’Homme, notamment en ce qui concerne le traitement des prisonniers de Guantanamo. Ces accusations déclenchent des poursuites judiciaires et montrent surtout qu’un acteur extrêmement fort (les Etats-Unis) peut être surpris par des acteurs très faibles (des membres de la société civile) avec des conséquences importantes : le parasitage d’opérations militaires.

Le traumatisme du lawfare

Cette surprise a alors poussé les experts militaires et juridiques américains à élaborer un cadre permettant de comprendre les défis posés par cette pratique du droit et la manière d’y répondre. C’est ainsi que le concept de lawfare a été popularisé par le général Dunlap. Néologisme formé à partir de la contraction de law (droit, loi) et warfare (guerre, combat) et désignant « l’utilisation du droit comme arme de guerre ». Il ajoute d’ailleurs que le lawfare est l’arme de ceux qui « tentent d’utiliser le droit comme une forme de guerre « asymétrique » [parce qu’ils] ne sont pas en mesure de défier les capacités militaires américaines de haute technologie » [i]. Le lawfare est donc d’abord l’arme utilisée par un acteur faible pour rétablir un rapport de force qui lui soit plus favorable.

Les Américains ont alors retenu deux leçons fondamentales de cet épisode :

  • La première leçon est que leur puissance hégémonique restait susceptible d’êtrecontrecarrée y compris par des acteurs très faibles qui l’emmènent sur un terrain inhabituel : celui du droit.
  • La seconde leçon est celle de l’importance de la légitimité. L’efficacité de la contestation de l’armée américaine se fondait en effet sur une contradiction majeure : qu’un régime démocratique viole les droits de l’Homme.

La force et l’intelligence des Américains a alors été de renverser le paradigme en rappelant que les 3000 victimes des attentats du 11 septembre étaient bien dans leur camp. Le général Dunlap expliquait alors que le problème n’est pas l’action militaire des Etats-Unis mais plutôt les « nombreux acteurs non étatiques hostiles [qui] utilisent […] le droit pour transformer le respect du droit aux États-Unis et dans d’autres pays démocratiques en une vulnérabilité. ».

Le lawfare par opportunisme

Parallèlement à la guerre contre le terrorisme (et toutes proportions gardées) les Etats-Unis mènent une autre guerre : la guerre économique. Depuis 1993 et la création de l’Advocacy Center par Clinton, le pays soutient ses entreprises sur les marchés publics étrangers en faisant appel à ses services de renseignement « lorsqu’un marché étranger risque d’échapper à une entreprise américaine »[ii].

Ali Laidi explique d’ailleurs, à ce propos que, « la France est victime, à deux reprises au moins, de ces méthodes particulièrement agressives. En 1994, la société française Thomson CSF est en train de remporter le marché SIVAM de surveillance électronique de l’Amazonie au Brésil. Placée sur écoutes par la National Security Agency (NSA), la délégation française est immédiatement suspectée de corrompre des officiels brésiliens. La presse brésilienne s’en fait l’écho et Thomson perd ce marché de 1,4 milliard de dollars au profit de l’entreprise américaine Raytheon. Les mêmes procédés sont utilisés par les Américains un an plus tard dans la vente d’avions civils à l’Arabie saoudite. Avec leur avion européen, les Français sont persuadés de remporter le marché. À tort. Quelques écoutes de la NSA plus tard… et des articles sortent dans la presse et désignent les Français comme des corrupteurs. Un coup de fil du président Clinton au roi d’Arabie saoudite et l’affaire retombe dans le panier des Américains. La perte est estimée à 6 milliards de dollars pour Airbus, au profit de Boeing etMcDonnell Douglas. »

Cette manière de procéder est extrêmement intéressante puisqu’elle illustre qu’avant d’utiliser le droit comme un outil de guerre économique, les Américains avaient déjà compris qu’ils pouvaient construire un rapport de force qui leur soit favorable en déstabilisant des entreprises par l’information.

Le lawfare comme outil de domination économique

Rétablir la situation par le lawfare

Bien plus que la double prise de conscience du pouvoir du droit et du potentiel de la déstabilisation par l’information, les Etats-Unis ont développé le lawfare pour compenser leur faiblesse économique.

Il convient en effet de rappeler que les Etats-Unis sont un acteur faible, en termes économiques, par rapport à l’Union Européenne. Ils connaissent en effet un déficit commercial supérieur à 200 milliards d’euros ce qui signifie que les Etats-Unis « perdent » chaque année 200 milliards d’euros à la faveur des européens.

[iii]

Une double originalité…

Promulgué en 1977 pour interdire la corruption d’agents publics étrangers, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) est une loi fédérale américaine initialement dépourvue de tout caractère extraterritorial. La première originalité du lawfare américain a ainsi consisté à lui donner une portée extraterritoriale.

Amélie Ferey (IFRI) écrit ainsi que : « une application extraterritoriale du droit à grande échelle [a été permise] à partir de 1998, en élargissant la notion de « nexus », soit de rattachement d’une affaire juridique au territoire américain. ». Parmi ces « nouveaux » critères de rattachement, elle évoque notamment « L’utilisation du dollar, l’emploi d’un salarié américain [ou encore] le transit d’un e-mail par un serveur hébergé aux États-Unis ».

La deuxième originalité du FCPA réside, quant à elle, dans la guerre de l’information déployée pour renverser le paradigme et légitimer l’extra-territorialisation de cette loi. C’est en effet sous couvert de la lutte contre la corruption et de la recherche d’une concurrence juste que les Etats-Unis se sont arrogé la capacité de s’attaquer aux entreprises étrangères.

Qui ne parvient pas à faire oublier que le lawfare est d’abord l’arme du faible en termes économique

En dépit de cet « enrobage marketing » puissant, de nombreux facteurs permettent de remettre en cause ce narratif. Parmi ces nombres facteurs, il est possible d’évoquer quelques observations de Frédéric Pierucci[iv] :

  • 78 % des amendes ont concerné des entreprises non américaines [..] ;
  • 66 % des poursuites concernent des entreprises européennes (UE + Suisse) pour un montant d’amendes cumulé de 7 856 millions USD […].
  • [Il y a dans cette liste] beaucoup de grands « absents » évoluant dans des secteurs ultra-sensibles : armement, industrie pétrolière, secteur minier, construction, télécom… Le DoJ et le FBI ont donc été très efficaces à détecter depuis 2005 les faits de corruption commis par des entreprises européennes dans ces secteurs, mais très peu efficaces depuis 1977 à détecter ceux de leurs propres entreprises exportant pourtant sur les mêmes marchés internationaux, dans les mêmes pays à risques.
  • Aucune entreprise chinoise ne figure à ce jour dans ce palmarès. […]. Cet état de fait risque d’évoluer car le DoJ a publié le 1er novembre 2018 le DoJ China Initiative qui donne instruction aux agences américaines de cibler « les entreprise chinoises concurrentes de sociétés américaines pour enfreinte au FCPA ».

Ces observations nous mènent à considérer que le lawfare à l’américaine, et le FCPA tout particulièrement, est l’arme du faible en termes économiques puisqu’il sert à rétablir un rapport de force favorable (par l’intermédiaire de l’État) lorsque les entreprises sont incapables de rivaliser avec leurs concurrentes.

Tout en restant l’arme du fort en termes politiques

« L’affaire des sous-marins australiens » révèle enfin l’importance de la volonté politique dans la pratique du lawfare. Les Etats-Unis ont en effet obtenu de l’Australie qu’elle renonce à son contrat avec la France en lui promettant des appareils à propulsion nucléaire alors même que la commercialisation de cette technologie est (tacitement) proscrite.[v] A titre de comparaison, le Brésil est assisté par Naval Group uniquement sur la partie non-nucléaire de son programme de développement de sous-marins à propulsion nucléaire.

Cet exemple illustre ainsi que le lawfare est l’arme du faible en termes économiques, puisque l’État intervient pour compenser la faiblesse de ses entreprises, mais c’est aussi l’arme du fort en termes politiques car les États-Unis sont un des rares pays à pouvoir assumer de transgresser de tels principes.

Notes


[i] About lawfare: A brief history of the term and the site. (2015, mai 14). Lawfare. https://www.lawfareblog.com/about-lawfare-brief-history-term-and-site

[ii] Laïdi, Ali. (2020). Histoire mondiale de la guerre économique. Perrin.

[iii] Bête noire de Trump, l’excédent commercial de l’UE avec les États-Unis augmente encore. (2020, février 14). LEFIGARO. https://www.lefigaro.fr/conjoncture/bete-noire-de-trump-l-excedent-commercial-de-l-ue-avec-les-etats-unis-augmente-encore-20200214

[iv] Frédéric Pierucci. (2020, septembre 8). De l’asymétrie des sanctions américaines en matière de lutte contre la corruption. La Jaune et la Rouge. https://www.lajauneetlarouge.com/de-lasymetrie-des-sanctions-americaines-en-matiere-de-lutte-contre-la-corruption/

[v] Sous-marins australiens : « Ces nouveaux accords entre l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni peuvent être inquiétants ». (2021, septembre 16). TV5 MONDE. https://information.tv5monde.com/info/sous-marins-australiens-ces-nouveaux-accords-entre-l-australie-les-etats-unis-et-le-royaume-uni