La guerre économique sur le front des langues

par Valéria Faure Muntian ( auditrice de la MSIE38 de l’EGE)

D’après le Larousse une langue est un système de signes vocaux, éventuellement graphiques, propre à une communauté d’individus, qui l’utilisent pour s’exprimer et communiquer entre eux.

La valeur économique d’une langue est appréciée en fonction du nombre de ses locuteurs, c’est-à-dire d’usagers, qu’il s’agisse de leur langue maternelle ou d’une acquisition par voie d’apprentissage, ainsi que de la place socio-économique de ces locuteurs vis-à-vis des locuteurs d’une autre langue.

Une langue peut être majoritaire, disposant d’un nombre important de locuteurs ou minoritaire disposant d’un nombre limité de locuteurs. On estime que pour perdurer une langue a besoin d’au moins 100 000 locuteurs. Elle peut-être forte, représentant un intérêt et une attractivité économique ou faible. Les langues minoritaires ou faibles sont vouées à disparaitre.

Etat des lieux

Selon une étude de l’UNESCO (commencée en 1997 et dont le rapport fut diffusé en 2002), pas moins de 5500 langues sur 6000 disparaîtront d’ici un siècle et seront devenues des langues mortes. L’organisation souligne également que 97 % de la population mondiale parle 4 % des langues du monde.

Analysons alors le poids des deux langues les plus répondues et leurs perspectives d’évolution.

D’après Ethnologue les deux langues les plus répondues sur la planète sont l’anglais avec 370 millions de locuteurs natifs et près d’un milliard de locuteurs supplémentaires et le mandarin avec 900 millions de locuteurs natifs et 200 millions de locuteurs supplémentaires. Le français se situe en septième position dans le classement des dix langues les plus parlées, après les hindi, espagnole, arabe et bengali, avec 267 millions de locuteurs seulement.

La domination de l’anglais dans l’économie est historique et multifactorielle. La langue anglaise s’est d’abord imposée dans la recherche fondamentale en économie politique, puisque cette dernière a été théorisée par Adam Smith, un philosophe et économiste Écossais en Grande Bretagne, à la fin du XVIIIe. Puis les Etats-Unis se sont imposés en produisant les normes, notamment en matière du droit de la concurrence au début du XXe siècle. Enfin une certaine terminologie spécifique à la finance n’est utilisable qu’en anglais.

La domination linguistique

Sur le plan des relations internationales et de la géopolitique l’anglais reste dominant. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’anglais n’a cessé de progresser. Il a obtenu d’être reconnu comme langue officielle de travail à l’Organisation des Nations unies (ONU), au Conseil de l’Europe, à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). L’Union européenne garde quant à elle le bilinguisme – malgré la sortie de la Grande Bretagne.

Enfin, le poids de la langue anglaise est intiment lié à l’expansion de la production culturelle et de divertissement. L’influence douce exercée par les Etats-Unis, première puissance économique mondiale, ne vient pas uniquement d’Hollywood, mais aussi de la construction même de la langue qui offre une grande plasticité, ainsi que par la capacité d’innovation et la création de nouveaux concepts de ses locuteurs. Par conséquent, de nombreux mots anglais intègrent les autres langues par l’usage et par commodité. Au-delà des anglicismes reconnus par l’Académie Française, nous utilisons de nombreux mots emprunts de l’anglais dans notre vie quotidienne.

L’extension de la conquête linguistique par le numérique

Ce mouvement semble s’accélérer avec la numérisation et l’usage des réseaux sociaux. En effet, le digital est un fort pourvoyeur de la culture et de la langue. Une forme de standardisation s’installe au travers du vocabulaire utilisé et des conditions d’utilisation qui imposent d’une part une éthique et d’autre part une sémantique propres aux plateformes.

Le mandarin quant à lui compte à ce jour plus de locuteurs natifs que d’autres types de locuteurs. Cependant, cette tendance évolue rapidement pour des raisons du fort potentiel économique de la Chine, notamment dans le domaine du numérique. De la nouvelle offre de réseaux sociaux et de plateforme de e-commerce à la 5G la Chine est en pleine expansion dans le monde et séduit fortement en Europe. Ainsi le nombre d’élèves à choisir le chinois au collège et au lycée a doublé entre 2008 et 2018. Même si leur pourcentage reste encore faible, autour de 1%, l’évolution fulgurante mérite d’être soulignée. C’est aussi en 2018 que la barre de 100 000 apprenants en France a été franchie, ce qui en fait le premier pays d’Europe en enseignement du mandarin.

La Chine deuxième puissance économique mondiale est un grand exportateur des matières premières industrielles et des technologies. Elle tient aussi une bonne place comme importateur de nombreux produits d’énergies fossiles et d’agroalimentaire, ainsi que de biens de consommation et de véhicules de manière croissante. De ce fait l’attractivité de la Chine entraine naturellement l’acquisition du mandarin par un nombre croissant de personne dans le monde entier.  A l’Université de Harvard et de Princeton aux Etats Unis par exemple, le mandarin est en deuxième position des langues étrangères étudiées après l’espagnol. Il devient indispensable pour les entreprises cherchant leur croissance à l’export de recruter des spécialistes de la Chine et des personnels parlant le mandarin en France comme dans d’autres pays afin de partir à la conquête de la classe moyenne chinoise.

Les risques de marginalisation des langues non conquérantes

Cette prédominance de l’anglais et du mandarin risque de s’accélérer et de marginaliser encore plus les langues les moins répandues. En effet, le développement de nouveaux outils technologiques, notamment de l’intelligence artificielle (Ensemble de théories et de techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine) par apprentissage machine automatique entrainera de facto un déséquilibre linguistique. La technique par apprentissage machine autonome nécessite une grande quantité de données, puisque la machine apprend par le grand nombre d’exemples avant de pouvoir apporter des réponses pertinentes. Non seulement les géants technologiques prédominants dans le monde sont américains, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et chinois, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) ce qui leurs confèrent un avantage concurrentiel en terme du nombre d’utilisateurs et donc en quantité de données collectées, mais, ils bénéficient également d’une grande quantité de données dans leurs langues. Nous pouvons déduire qu’avec plus d’un milliard de locuteurs en anglais et en mandarin chacun, il est plus aisé pour ces géants du numérique de collecter la quantité de donner pertinente afin d’entrainer des algorithmes d’intelligence artificielle et proposer sur le marché les solutions les plus abouties, ce qui va mécaniquement accroitre le nombre d’usagers. Toutefois, vu l’importance du langage et de la sémantique dans le développement des solutions technologiques, ces dernières uniformisées, risquent de rendre définitivement les langues moins répondues, faibles.

La guerre économique sino-américaine fera encore plus de victimes collatérales, puisqu’au-delà de la dépendance technologique, ce sont des cultures et des civilisations qui risquent de disparaitre par la marginalisation et la disparition de leur langues autochtones.

L’Union Européenne a d’ores et déjà imposé l’anglais comme langue universelle pour les pilotes d’avions et les contrôleurs aériens pour des raisons de commodité et de sécurité. Il serait catastrophique que l’anglais ou le mandarin s’imposent pour des véhicules autonomes ou autres diagnostics médicaux pour les mêmes raisons.