Note stratégique n°2 : la France qui sombre

Homme d’affaires sur le bateau de naufrage - Photo

Par Olivier de MAISON ROUGE

Avocat – Docteur en droit

Dernier ouvrage publié : « Gagner la guerre économique. Plaidoyer pour une souveraineté économique & une indépendance stratégique » VA Editions, mars 2022;

Tout ne doit pas être sujet au déclinisme ambiant.

Mais il faut cependant bien admettre que la France n’est pas au mieux de sa forme et se voit emportée dans la chute de l’Eruope que nous avions mise en exergue : www.epge.fr/une-europe-tierce-partie-ou-tiers-monde/

A ce titre, nous empruntons partiellement notre titre de cette note stratégique n°2 à l’ouvrage de Nicolas Baverez « La France qui tombe », (Perrin, 2003) pour parvenir au même constat malheureusement alarmant, malgré un legs précieux hérité de l’époque gaullo-pompidolienne depuis lors savamment sabordé.

Sans céder au catastrophisme, l’auteur se veut néanmoins lanceur d’alerte.

Un modèle libéral ayant créé un cercle vicieux

Désormais, la France n’est plus qu’en queue de peloton des 10 premières puissances économiques mondiales.

Elle a fait le choix de tourner le dos à son histoire économique pour s’aligner sur le modèle libéral-financier, depuis sans doute 1983. Ce faisant, elle s’est standardisée, y compris au sein d’entreprises qui étaient des fleurons, héritières de cette économie industrielle et paternaliste.

Ses élites sont formées selon les canons atlantistes (programmes PGE et classements qui se sont imposés aux écoles de commerce, etc.), participant à une forme de « corruption intellectuelle » ; le programme Young leaders piloté par les États-Unis en est encore une illustration parfaite, sélectionnant leurs profils adéquats pour mieux les propulser.

Faute de grands commis ayant choisi les grands corps de l’État (passés dans la politique ou le privé), elle perd en compétences propres, faisant de la France un pays sur-administré, mais sur un modèle bureaucratique, sans stratégie ni hauteur de vue. Pire encore, les grandes administrations sont désormais conseillées par des cabinets externes, pour la plupart anglo-saxons (Boston Consulting group, McKinsey, etc.), composés trop souvent de hauts fonctionnaires ayant cédé au chant des sirènes des rémunérations d’apporteurs d’affaires, usant de leurs connexions héritées de la sphère publique[i]. C’est un système mortifère qui s’est mis en place, au détriment de la sphère publique et plus généralement des Français[ii] ; sans parler de la perte de compétence interne au sein des grandes administrations alors que l’ENA – si décriée – formait au fond les grands serviteurs de la France.

Déjà, en 2006, Bernard Carayon déclarait[iii] :

« Ne peut-on s’étonner par ailleurs que de grandes administrations régaliennes de l’État fassent régulièrement appel à des cabinets d’audit ou à des banques d’affaires anglo-saxons ou américains ? Il serait instructif de connaître le nombre de cabinets européens, et en particulier français, ayant pu auditer le Pentagone ou le Département de la Justice… »

La France n’a plus de grand ministère de l’industrie, ce secteur étant devenu lui-même depuis une trentaine d’années un gros mot. Ce ministère a été démantelé, entre la Direction générale des entreprises (DGE) qui n’est qu’une courroie administrative sans volonté propre, et le ministère de l’Environnement, qui crée des normes contraignantes freinant davantage les ardeurs industrielles et énergétiques (piloté par les « antinucléaires »).

Le budget de la France est en déséquilibre constant, depuis la fin des années 1970, laissant la France dépendante de ses créanciers. Elle a choisi la dépense, sans corrélation effective avec l’impôt ni la croissance – trop faible – qu’elle génère. Parmi les parlementaires, il n’y a d’ailleurs plus de grands « budgétaires » comme auparavant, fins connaisseurs des finances publiques. Même le FMI s’en émeut, pour la première fois de son histoire.

La fin des classes moyennes, foyers de concorde et sources de prospérité

Dans tous les pays développés, la classe moyenne se meurt. Les classes sociales semblent plus étanches et éloignées que jamais. Olivier Babeau[iv]

La France n’a plus de prospérité intrinsèque reposant sur la cohésion nationale et la concorde.

Le monde ouvrier tend à s’effacer, ce qui n’est pas sans générer des angoisses légitimes au sein de cette frange laborieuse de cette population. La finance conquérante – au détriment des fleurons industriels démantelés au gré des choix des actionnaires prédateurs – a pris pied dans les villes et grandes agglomérations boboïsés. Ce phénomène a accentué le fossé entre villes excentrées et capitales régionales, la fameuse « France périphérique »[v] [ou « archipel français »[vi]], de même que disparaissait la classe moyenne (ou Middle class selon les Anglo-saxons), les populations craignant dorénavant le déclassement à l’œuvre dans cette nouvelle économie destructrice. Ceci explique la révolte des gilets jaunes.

La France a perdu 30 % d’emplois industriels en trente ans. « Elle a condamné de nombreuses PME sous-traitantes, mais aussi des activités de services qui vivaient de l’industrie, entraînant le déclin démographique de nos anciennes régions industrielles, la désertification de certaines villes moyennes »[vii].

Les écarts de salaires se sont considérablement accrus depuis quelques décennies, traduisant cette disparition sociale. Les plus grosses rémunérations sont celles des milieux de la finance, du consulting et des grandes entreprises multinationales, consacrant ce modèle libéral-financier, tandis que l’essentiel de l’emploi, constitué de bas salaires, sont dans les services, et notamment des métiers précaires et faiblement rémunérateurs comme l’aide à la personne (SAP), le secteur de la dépendance… c’est une autre conséquence de la désindustrialisation à l’œuvre depuis une quarantaine d’années.

Ce sont des fondamentaux sociaux qui ont ainsi été bousculés, affectant les mentalités et laissant poindre l’effacement de l’effort pour l’économie, avec un nouveau modèle « d’uberisation », une autre forme de paupérisation. La politique du « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy (2007-2012) n’aura pas compensé cette perte de capacité productive, qui aura largement contribué aux délocalisations massives dont la France ne s’est pas relevée.

L’adoption des 35 heures au tournant des années 2000 aura également été fatale à l’emploi et à la productivité de la France. Cette croyance consistant à vouloir partager davantage le temps de travail entre les salariés, pour leur laissant des loisirs, sans baisse de salarie, a durablement affecté la croissance française et l’organisation du travail. De cette mesure suicidaire date le décrochage avec l’Allemagne qui pourtant payait encore l’absorption de la partie Est du pays.

De fait, la conséquence a été de réduire la classe moyenne, qui a peur désormais du déclassement, en particulier mondial. Cette classe intermédiaire et médiane est le cœur de la prospérité économique d’un pays. Il n’est pas neutre d’ailleurs qu’à l’heure actuelle la Chine se consacre à la satisfaction de sa classe moyenne.

En effet, cette strate consomme, épargne, contribue à l’impôt et traduit la vitalité d’une économie. Elle irrigue davantage l’économie intérieure que les hauts revenus. Elle participe assurément à la prospérité nationale et à la cohésion sociale. Toutefois, la crainte de la globalisation, et la disparition d’un confort de vie a largement participé au phénomène des « gilets jaunes » et autres sursauts à la fois antifiscaux et anti élite mondialisées. Cette classe sociale source d’équilibre social est désormais à reconstruire avec les forces vives du pays.

Bien qu’ayant su cultiver un esprit entrepreneurial qui avait permis à de grands capitaines d’industrie de constituer – parfois avec le soutien de l’État et au nom d’une priorité française qui ne disait pas son nom – des fleurons assis sur un capitalisme familial mettant ces capacités économiques et commerciales à l’abri des participations hostiles, de nos jours, en l’absence de cadre stratégique, et de filière de développement dûment administrée, les jeunes chefs d’entreprise ne pensent qu’aux nouvelles technologies, à lever des fonds et revendre leurs start-up à Facebook ou à Google.

L’effet de levier financier français ne sert que des intérêts personnels ou étrangers, in fine contraires aux intérêts français, et ceci au détriment de secteurs stratégiques en sous-développement. De même, les jeunes diplômés ne pensent qu’à se faire embaucher chez SpaceX ou Apple, les entreprises françaises conventionnelles ne faisant plus rêver les « cerveaux ».

Une perte d’influence avérée

De même, la diplomatie française est en berne. La voix de la France est devenue atone, davantage alignée – au nom de l’Europe – sur les choix allemands, rompant ainsi le pacte de 1945.

Là où elle bénéficie d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, la France n’a jamais su prendre le parti des non-alignés, rejoignant d’une attitude suiviste le clan des G7 et autres puissances économiques libérales, sans user de son poids ni défendre ses positions singulières. Elle a provoqué la guerre en Libye, elle a participé au naufrage de l’Afghanistan, elle a ajouté sa voix au monde libéral sans vision stratégique.

Et désormais la « filière diplomatique française » de ce grand corps d’Etat a été supprimée (à l’instar de la Préfectorale).

De même, sa voix ne portant plus, la France s’est révélée incapable de veiller sur son influence naturelle qu’est la francophonie et notablement sur le continent africain. Bien au contraire, elle a perdu tout lustre en s’effaçant devant les conquêtes financières des Américains et des Chinois. Laissant la place à des dirigeants réclamant repentance tout en étant le jouet d’autres puissances hostiles à la France.

L’échec de la guerre au Sahel est révélateur d’une puissance fanée, montrant l’impasse dans laquelle elle s’est engagée à lutter conte le terrorisme, sans nommer l’ennemi, ou son impossibilité à fédérer autour d’elle. En Afrique, sous l’impulsion des nouveaux colons russes, chinois ou américains, l’heure est au « french bashing ».

Le naufrage démographique et territorial

En matière d’immigration, avec la fin du service national, et plus généralement l’abandon des attributs patriotiques, la France est tour à tour passée du modèle assimilationniste (l’acculturation française fondée sur le droit du sol), pour opter pour l’intégration (accueil sans abandon de la double culture) pour achever d’inhumer ce creuset en acceptant purement et simplement le communautarisme sous toutes ses formes (superposition de cultures étrangères les unes aux autres) tout en sombrant dans la négation de l’exception culturelle [ou « wokisme » désormais].

Depuis lors, là où de nombreux peuples immigrés avaient choisi la fusion charnelle avec la terre française, la masse démographique actuelle, de plus en plus diversifiée et étrangère culturellement, a depuis lors permis l’importation de religions et modes de vie totalement en inadéquation avec les valeurs françaises.

À cet égard, souvenons-nous de la prédiction de Gérard Colomb, ancien ministre de l’Intérieur, à l’occasion de sa passation de pouvoir en octobre 2020, déclarant :

« Aujourd’hui, c’est plutôt la loi du plus fort qui s’impose, des narcotrafiquants, des islamistes radicaux, qui a pris la place de la République. (…) Aujourd’hui on vit côte à côte ; je crains que demain on ne doive vivre face à face ».

Enfin, sur le plan institutionnel, la France a été dépossédée en grande partie de sa souveraineté politique. L’Autorité judiciaire s’est substituée en qualité de gouvernement des juges, générant un droit jurisprudentiel, réduisant la loi aux émotions du moment[viii]. Le quinquennat a réduit le temps politique aux tactiques électorales, tournant le dos au temps long et à la stabilité constitutionnelle.

Le redécoupage des grandes régions – pour les aligner sur la taille des länders allemands – a été la grande négation des territoires, des terroirs, des caractéristiques propres et des cultures locales. Cela a largement contribué à morceler la France et à dépecer le pouvoir politique français, au bénéfice de « baronnies » locales, sans vision nationale ni stratégique[ix].

Une France économiquement dépecée, une France dépossédée de sa puissance, une France amputée de sa grandeur, une France morcelée, une France déchirée.

Pire encore, elle a abdiqué de ce qui faisait encore sa puissance.

***

La France en quelques chiffres (données INSEE 2019)

Secteur d’activité ramené au PIB de la France :

Secteur d’activitéNombre d’emploisNombre d’entreprisesChiffre d’affaires
Industrie> 3 000 000> 250 0001.234 milliards d’Euros (dont 40 % à l’export)
Commerce> 3 200 000> 650 0001.385 milliards d’Euros
Construction> 1 400 000> 490 000332 milliards d’Euros
AgricultureNCNC75 milliards d’Euros
Services> 7 000 000> 1 700 000811 milliards d’Euros
Transports> 1 400 000> 145 000224 milliards d’Euros
TourismesNCNC1.139 milliards d’Euros

L’industrie demeure donc la source de profit directe la plus importante dans le PIB de la France.

La part de l’industrie dans le PIB français est passée de 19,7 % en 1995 à 13,5 % en 2019.

Commerce mondial :

Le déficit commercial annuel (balance commerciale) est de +/– 40 milliards depuis plus de 20 ans.

ExportVers UE225 milliards d’Euros
ImportDepuis l’UE269 milliards d’Euros
ExportVers USA52 milliards d’Euros
ImportDepuis l’UE98 milliards d’Euros

Les principaux clients de la France (export) :

  1. Allemagne
  2. USA
  3. Italie
  4. Belgique
  5. Espagne
  6. Grande-Bretagne
  7. Chine

Les principaux fournisseurs de la France (import) :

  1. Allemagne (71,9 milliards d’Euros) – dont UE 55 % des biens consommés en France
  2. USA –8 % des biens consommés en France
  3. Chine (56,6 milliards d’Euros) – 7,7 % des biens consommés en France

Dette française :

De plus de 2,150 milliards d’Euros depuis la crise sanitaire, elle atteinte désormais 116 % du PIB français, soit plus environ 36 000 € par habitant.

Qui détient la dette de l’État[x] ?

Assurances françaisesBanques françaisesOPCVM françaisAutres françaisÉtrangers
54 %18,5 %6,3 %1,5 %20 %

[i] MARLEIX Olivier, Les liquidateurs, Robert Laffont, 2021.

[ii] BRION Jules, « Les cabinets de conseil gouvernent-ils le monde ? », in LVSL, 27 septembre 2021 ; lire aussi ARON Matthieu et MICHEL-AGUIRRE Caroline, Les infiltrés,  Comment les cabinets de conseil ont pris le contrôle de l’État, Allary Editions, 2022.

[iii] CARAYON Bernard, Patriotisme économique. De la guerre à la paix économique, Éditions du Rocher, 2006.

[iv] In Le Nouveau désordre numérique, Buchet Chastel, 2020.

[v] GUILLY Christophe, La France périphérique, Champs actuels, 2015 ; GUILLY Christophe, Fractures françaises, Champs actuels, 2019.

[vi] FOURQUET Jérôme, L’archipel français, Seuil, 2019.

[vii] MARLEIX Olivier, Les liquidateurs, Robert Laffont, 2021.

[viii] SCHOETTL Jean-Eric, « Le Conseil d’État et de Conseil constitutionnel font-ils du droit ou de la politique ? », entretien, in Capital, septembre 2021.

[ix] Ni sans les économies de fonctionnement annoncées.

[x] Source : Agence France Tresor.