par Christophe Challier
Commissaire des armées, spécialisé dans le montage de projets complexes, Christophe Challier agit à l’interface des grands ministères, des collectivités locales et des entreprises. Après une première expérience dans l’audit, il a rapidement assuré la direction administrative et financière d’une entité du ministère de la Défense, puis accompagné l’encadrement juridique des restructurations administratives qu’a connu le Ministère de la Défense ces dernières années.
Il a, par la suite, piloté les procédures budgétaires et financières du Contrat de Partenariat Public-Privé dit « Balard 2015 », qui reste à ce jour l’un des plus vastes projets immobiliers conduits dans l’hexagone (4,2 Mds€ en investissement). Diplômé de Sciences Po (Aix-en-Provence) et titulaire d’un Master II-Contrôle de gestion, Christophe Challier s’appuie, dans les domaines juridiques et financiers, sur une solide expertise acquise en interministériel (ministère des Finances, ministère de la Défense), mais aussi dans le secteur privé (International Certificate in Corporate Finance HEC-FFI).
L’ancien ministre Arnaud Montebourg affirmait en décembre 2017 [1] : « je pense qu’aucun d’entre eux (Manuel Valls et François Hollande) n’avaient le désir d’affronter les Américains pour des affaires géopolitiques et géostratégiques ». A contrario, outre-Rhin, Peter Altmaïer pose pour l’État une « obligation d’agir » dans la conduite des affaires industrielles. Cette appétence pour l’engagement d’un côté et la frilosité de l’autre reflète des différences culturelles profondes entre l’Allemagne et la France. Confrontée au défi de la réunification, l’Allemagne a dû se battre et consentir des sacrifices pour inverser le rapport de forces économique, qui lui était nettement défavorable au début des années 90. Lovée dans le confort et pétrie de certitudes, la France a préféré faire l’économie d’un débat sur l’état réel de ses forces. Loin d’être réduite à une confrontation uniquement axée sur la puissance des moyens, la guerre, y compris économique, reste ce qu’elle a toujours été, une dialectique des volontés.
Dans les phases d’analyse et de synthèse, le décideur doit identifier le centre de gravité de l’adversaire, c’est à dire le point de bascule de la décision, généralement assimilable à une vulnérabilité critique. Le chef doit en déduire le point d’application de son effort. Assurément, la stratégie américaine consiste à étendre la sphère d’influence de ses propres intérêts, s’appuyant sur un ajustement fin (pour reprendre l’allégorie monétaire du fine tuning) des instruments de politique publique, par la convergence des efforts. La confrontation des modes d’action, dans une logique de comparaison puis de confrontation des options souhaitables et réalisables, aboutit à la sélection dialectiquement rationnelle du meilleur moyen pour atteindre l’effet majeur. Cette phase permet également au décideur d’imaginer les modes d’actions de l’ennemi.
En France, il est frappant de constater l’absence de débat préalable à la disparition d’un géant industriel national. La stratégie américaine dans le cas d’ALSTOM était-elle à ce point peu perceptible qu’elle n’a pas suscité l’intérêt des observateurs ?
Certes, le secret des affaires commerciales, qui est d’usage, explique sans doute pour partie le silence politique et médiatique. Pourtant, certains observateurs[1] pointent une forme de naïveté à ne pas avoir vu le « racket américain », magistralement mis en œuvre par le Department of Justice (DoJ). Ce vide est d’autant plus surprenant que le patriotisme judiciaire américain est bien documenté, le DoJ ne faisant pas mystère de sa volonté de défendre les entreprises américaines, tranchant ainsi avec notre vision égalitariste de la justice. Le process de MéDO (méthode de décision opérationnelle) pose, dès la première ligne, la tonalité offensive du patriotisme judiciaire américain ; nier cette réalité est une naïveté coupable[2]. La méthode de décision opérationnelle jette un regard lucide sur la réalité. Sommé d’agir et confronté au danger, le chef militaire ne peut se permettre de mensonge, surtout vis-à-vis de lui-même.
Nous devons aujourd’hui regarder la réalité en face. L’intelligence économique n’est pas dans notre culture nationale. Aucune explication rationnelle à cette lacune, simplement quelques hypothèses qui peuvent être formulées. Notre idéal patriotique est forgé sur le mythe chevaleresque du duel, de l’affrontement prétendument viril. Il ignore et même méprise la feinte, considérée comme un moyen moins noble de parvenir à ses fins. Le combat économique est donc par nature asymétrique, puisque la France refuse de se doter des mêmes moyens que ses concurrents. Le cas ALSTOM illustre ce déséquilibre des forces. Mais les différences culturelles ne sont pas seules à expliquer notre hésitation à affronter l’adversaire sur le terrain économique. Il faut certainement y voir un évitement de la confrontation[3], une peur de ne pas être la hauteur, faute de disposer de moyens adéquats. Pierre Manent évoque largement, dans ses écrits[4], cette réticence des nations contemporaines à utiliser la force, alors même qu’elles se sont construites sur la domination.
L’État n’ignorait pas la volonté américaine[5] mais, faute d’avoir établi une stratégie claire, en amont, sur la défense des intérêts stratégiques nationaux, n’a pas pu, au moment de l’offensive commerciale révélée le 23 avril 2014, agir de concert avec les entreprises privées. Peut-être, cette surprise eût été moins forte si nous avions vraiment voulu voir ce que les Américains préparaient…
Les États-Unis ne « tirent pas les dividendes de la paix »
Les années qui suivent la fin de la guerre froide vont être dignement célébrées par les Occidentaux. Soulagés de savoir que les chars russes ne rouleraient pas sur l’hexagone, les Français se mettent à croire que les conflits, du moins ceux de grande intensité, sont derrière eux. La pensée de Fukuyama[6] est à ce point destructrice qu’elle aveugle les Occidentaux sur l’état réel du monde. Pour la plupart des pays dans le monde, la fin de l’histoire est un conte de fée…confrontés à la misère, plongés dans la réalité des combats, d’autres profitent de la torpeur occidentale pour réarmer. Les Américains, loin de « tirer les dividendes de la paix », forgent les armes d’une nouvelle guerre, celle du renseignement[7]. Sous l’impulsion de Georges Bush père (1988-1992), la première étape consiste à préserver la liberté d’action des États-Unis par la maîtrise des technologies, paradigme émergent du combat en ce début des années 90 : tel est le but assigné à l’Information Security Oversight Office (ISOO).
La manœuvre
initiale vise à convaincre les experts d’apporter leur contribution à la guerre
économique. L’administration américaine voit dans la communauté scientifique un
facteur clé de succès. Le National Industry Security Program (NISP)
fut mis en place, afin de sensibiliser la communauté scientifique à la
protection de l’information. La désignation de ce facteur clé, comme
condition décisive, c’est à dire indispensable à la création ou au maintien de
notre liberté d’action ou à la réalisation des objectifs assignés[8],
joue un rôle déterminant dans la mobilisation des efforts.
La manœuvre future préserve le potentiel d’innovation et de développement de l’économie américaine en protégeant les petites et moyennes entreprises des effets d’une concurrence généralisée qui pourrait leur être fatale. C’est l’affaire du Small Business Act. En contrepartie de cette protection, les entreprises doivent être loyales à la politique du gouvernement : la loi Helms-Burton de 1996 empêche les entreprises américaines et étrangères de commercer avec Cuba, de même que la loi d’Amat-Kennedy régule les relations des multinationales avec l’Iran et la Lybie. De surcroît, la stratégie de moralisation de la vie publique assure à la manœuvre future une grande stabilité dans le temps, en la rendant incontestable, et même indispensable aux yeux d’une opinion publique en quête permanente de transparence. A la lumière de ces développements, le cas ALSTOM passe de l’échiquier concurrentiel à l’échiquier géoéconomique[9] : ce n’est pas l’affrontement de deux firmes mais bien de deux puissances auquel nous assistons. Le principe d’extraterritorialité des lois donne aux États-Unis les moyens de combattre, au-delà des seules limites du territoire national.
L’Europe reste aveuglée par le respect idéologique des règles de la concurrence
L’application d’une législation nationale hors des frontières de l’État considéré peut surprendre. Contraire, si ce n’est aux règles, tout du moins aux usages du droit international, l’extraterritorialité n’en constitue pas moins un pilier de la stratégie commerciale américaine. Cette stratégie, parfaitement assumée, interroge et inquiète, à juste titre, la représentation nationale française[10]. Loin de se limiter à la politique commerciale, cet empiètement sur le droit international emporte des conséquences sur la diplomatie française, et remet donc en cause notre capacité à faire des choix de manière autonome. Comme le note le sénateur Philippe Bonnecarrère[11], « À l’heure d’une aspiration croissante à un exercice légitime de son autonomie et de sa souveraineté, l’Union européenne doit exploiter toutes les options possibles pour enrayer l’impact de ces décisions ».
Assumer le conflit, c’est déjà se donner les moyens d’étudier l’adversaire. Comme le rappelle Jean-Philippe Debleds[12], notre manière d’étudier l’ennemi remonte à Napoléon. En la matière, deux écoles s’affrontent : l’école des « possibilités » et l’école des « intentions ». La distinction s’opère sur la probabilité de l’attaque. Dans la version française, celle des possibilités, le spectre est large et tout facteur susceptible de s’opposer à la mission amie sera étudié dans le paragraphe ennemi. A contrario, l’armée allemande, notamment pendant la seconde guerre mondiale, étudie la manœuvre la plus probable. Or la probabilité d’un débarquement sur les plages de Normandie, plus compliquées d’accès et plus éloignées du rivage britannique, était beaucoup moins probable qu’un débarquement sur les plages du Nord, ce qu’avaient bien identifié les Alliés. L’opération Fortitude a savamment entretenu cet aveuglement, confortant l’ennemi allemand dans sa certitude d’une probabilité élevée d’un débarquement dans le Nord de la France.
Devinant que la guerre économique allait prendre un nouvel élan avec l’internationalisation des échanges, la Justice américaine « refuse tout effet absolutoire aux prohibitions étrangères », depuis une position constante prise par la Cour Suprême américaine en 1958[13]. Ce bouclier juridique rend inopérantes les sanctions que pourraient prendre des puissances étrangères à l’encontre des États-Unis.
D’autres voies de riposte existent. C’est bien le rôle du politique de recentrer les débats sur des enjeux globaux, loin des questions partisanes. Une action diplomatique est toujours possible pour débloquer un dossier délicat. Encore faut-il que des relations constructives et durables soient entretenues avec les interlocuteurs, ce qui suppose de dialoguer avec un panel élargi d’acteurs et d’entretenir une vaste palette d’options.
Nous ne pouvons plus faire l’économie d’une réflexion sur le positionnement stratégique de l’Europe, et derrière elle de la France dans le monde. La redéfinition du positionnement stratégique passe assurément par la réindustrialisation du pays. L’aide à la réindustrialisation est articulée autour d’un double objectif : soutenir des projets fortement capitalistiques et structurants pour les territoires, ainsi qu’accompagner les PME.
En assumant la dialectique des volontés, nous dressons le constat que la
Chine est un adversaire certain, et l’Amérique, un challenger redoutable.
Lucide et persévérante dans l’effort, l’Allemagne a bien compris que
l’entreprise de capitalisation n’était pas gagnée par avance. Un certain
dirigisme est nécessaire pour redresser l’économie ; mais le mot fait peur.
Diriger, c’est prendre des responsabilités, ce qui n’est pas vraiment dans
l’air du temps.
[1] DENECE (E.), VARENNE (L.), Racket américain et démission d’État, le dessous des cartes du rachat d’Alstom par General Electric, 2014
[2] « La naïveté en général est mortelle dans les jeux de rôles entre les Etats » (Alain Juillet, cité par http://lcp.fr/emissions/droit-de-suite/283004-alstom-une-affaire-detat)
[3] cet évitement de la violence dans nos sociétés est un trait des plus des démocraties occidentales contemporaines,
[4] notamment MANENT (P.), La raison des nations, Gallimard, 2006
[5] le 23 octobre 2012, l’APE commande un rapport au cabinet A.T. Kearney pour évaluer les « avantages et inconvénients d’un changement d’actionnaire », cité par http://fdgpierrebe.over-blog.com/2018/04/macron-et-l-alstom-besoin-de-la-verite.html
[6] FUKUYAMA (F.), La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion,1992
[7] Les développements qui suivent reprennent DELBECQUE (E.) et GIQUEAUX (F.), Introduction à la sécurité économique, UPPR, 2017, p.52 et s.
[8] Définition contenue dans la publication interarmées (PIA) 5(B) n°152/DEF/CICDE/NP du 26 juin 2014
[9] reprenant la distinction opérée par Christian HARBULOT des 3 échiquiers qui permettent de mieux appréhender la notion de guerre économique, cité par DELBECQUE (E.), L’intelligence économique, PUF, 2015, p.40
[10] BERGER (K.), LELLOUCHE (P.), rapport d’information Assemblée nationale n° 4082 du 5 octobre 2016
[11] rapport n°17, enregistré à la présidence du Sénat le 4 octobre 2018
[12] note de l’Institut Stratégie http://www.institut-strategie.fr/strat_053_DEBLEDSGOL.html#Note1
[13] Rogers 357 U.S 187
[1] audition du 13 décembre 2017 devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale