Extraits de mon audition à la commission du Sénat sur l’intelligence économique

Illustrations gratuites de Nuage

par Christian Harbulot

Question : Comment expliquer que la France semble avoir pris plus tardivement que d’autres le virage de l’intelligence économique ?

Réponse : Notre pays a une culture de l’information qui découle de ses particularités géographiques et climatiques. En histoire moderne, on nous enseigne que la France a été une économie de subsistances. Cela signifie que contrairement à la plupart des pays du continent européen, il a été possible d’y vivre sans trop de difficultés grâce notamment à ses ressources agricoles. Cette particularité française est à l’origine d’une culture informationnelle collective centrée sur la protection du patrimoine. Cet « ADN  paysan » a fortement marqué la manière dont  les décisions ont été prises pour fixer le cadre de développement de l’économie hexagonale. La protection des frontières contre l’envahisseur potentiel est le marqueur de notre histoire militaire. Vauban fut le symbole. Cette envie de rester vivre en France explique la difficulté de s’établir durablement sur le continent nord-américain par faute de volontaires pour s’y expatrier. C’est ce qui explique la vente de la Louisiane qui occupait un espace majeur. Autrement dit, la notion d’accroissement de puissance par la conquête territoriale ou commerciale n’a pas été une impulsion naturelle expliquée par les circonstances propres à la nécessité de survie. Il découle de ce constat une grande difficulté à saisir ce que signifie par exemple une politique d’accroissement de puissance par l’économie, en se projetant vers l’extérieur des frontières. Or les pays qui ont développé des pratiques d’intelligence économique ont tous été animés par ce désir de se projeter vers l’extérieur. Je pense au Royaume Uni dans l’élaboration de son empire maritime, à l’Allemagne dans sa pratique du « Drang nach Osten », au Japon dans la tentative de construction d’une sphère de coprospérité asiatique et bien entendu aux Etats-Unis pour s’imposer comme une superpuissance mondiale.

Question : D’après votre expérience, le rapport d’Henri Martre de 1994 est-il toujours d’actualité ?

Réponse : Si je reprends les quatre grandes actions prioritaires, force est de constater qu’en 2023, la mise en œuvre de la plupart des propositions figurant dans le rapport Martre sont restées lettres mortes. La diffusion de la pratique de l’intelligence économique dans l’entreprise n’a pas donné lieu à une prise en compte sérieuse de la part de l’ensemble du patronat français.  Seules quelques chambres de commerce ont tenté de créer des postes dédiés à l’intelligence économique sans pour autant aboutir à un effet démultiplicateur au sein de la CCIP ou de l’ACFCI. Comme je l’ai précisé lors de mon audition, le monde de l’entreprise s’est intéressé très marginalement à cette problématique. Il est à notre que l’information scientifique et technique puis la veille technologique ont donné lieu à des applications durables au sein de certaines structures de recherche et de développement de grands groupes sans permettre un élargissement de ces expériences à une pratique plus transversale de l’intelligence économique au sein des entreprises.

La seule avancée significative a été l’émergence en un quart de siècle d’un marché privé de l’intelligence économique et la montée en puissance de l’offre dans le domaine du conseil en IE. C’est grâce à ce l’existence de cette offre et à la fidélisation d’une clientèle française d’entreprises que l’intelligence économique a pu se maintenir et développer son capital d’expérience.

La fragmentation de la globalisation des échanges ainsi que la montée des périls géopolitiques et géoéconomiques modifie aujourd’hui, lentement mais surement, la position des comités exécutifs de grands groupes qui sont obligés de prendre en compte  ce nouveau contexte. Mais il n’existe pas pour l’instant de mutation significative vers une pratique reconnue de l’intelligence économique, même de manière diffuse.

L’optimisation des flux d’informations entre le secteur public et le secteur privé reste encore un vœu pieux.

L’État n’a pas joué un rôle incitatif puissant. On peut même affirmer qu’il a maintenu la pratique de l’intelligence économique dans un cadre d’accompagnement de la réflexion dans le meilleur des cas et pratiquement jamais d’anticipation. Cette défaillance a été très pénalisante dans la mesure où la plupart des acteurs économiques français se réfèrent à la manière dont l’Etat réagit pour changer de posture. L’incapacité de l’administration à s’emparer du sujet a fortement contribué à marginaliser la démarche de l’intelligence économique en France. Il va de même avec le souhait de voir apparaître des banques de données utiles pour aider les acteurs économiques à améliorer leur performance dans l’utilisation de l’information et la production de connaissances, pouvant en particulier servir à des opérations d’influence.

Si des expériences très originales ont pu apparaître dans le monde de la formation à l’image du bilan de l’Ecole de Guerre Economique, c’est uniquement dû à des initiatives privées sans aucune aide de l’Etat. Mais la mobilisation du monde éducatif n’a pas eu lieu.

Question : Quels sont les nouveaux défis et les nouvelles menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’économie française et qui doivent être appréhendés par l’intelligence économique ?

Réponse : La France doit faire face à la fragmentation géoéconomique du monde. Sa position est très délicate dans la mesure où elle reste coincée entre les pressions de Washington et l’espérance de conserver des flux d’échange avec le monde chinois et asiatique. La question de l’accès aux matières premières et à certaines ressources vitales l’oblige à redéfinir les priorités de sa résilience. La notion de besoins vitaux qui était propre au fonctionnement de l’appareil d’Etat risque de prendre une importance croissante sous l’effet de facteurs multiples de déstabilisation d’ordre géopolitique, géoéconomique et climatique. Tous ces signaux forts soulignent l’impérieuse nécessité de prendre enfin au sérieux les apports potentiels de l’intelligence économique dans ce qu’on appelle désormais la gouvernance.

Question : De façon plus prospective, quels sont les défis et menaces qui, selon vous, vont émerger dans la prochaine décennie ?

Réponse : Nous sommes aujourd’hui désarmés à un niveau alarmant dans plusieurs domaines :

  • La manière de faire face à la reconstitution masquée de la puissance allemande par des stratégies économiques qui ont déjà fortement pénalisé notre pays par rapport à notre industrie nucléaire et à ce que devrait être les points d’appui durables de notre politique énergétique.
  • Le monde éducatif français ne veut pas entendre parler d’intelligence économique (échec de Claude Revel, déléguée interministérielle à l’intelligence auprès du Premier Ministre entre 2013 et 2015, à convaincre les Présidents d’université à s’investir dans une démarche d’acculturation). Mais les grandes écoles (toutes catégories confondues) sont aussi concernées par cette forme d’évitement.
  • La posture défensive et souvent autocensurée des services spécialisés français face aux politiques d’accroissement de puissance par l’économie d’un certain nombre de pays étrangers.
  • La très grande difficulté du patronat français à changer de culture informationnelle. C’est un des angles morts les plus graves et les plus pénalisants. Très centré sur une vision du monde d’avant et fortement marqué par l’état de dépendance évoqué précédemment, le patronat français, grand ou petit, est aux abonnés absents. Et la démultiplication des menaces cyber qui n’a pas encore provoqué l’onde de choc salutaire que l’on serait en droit d’attendre, ne fait qu’illustrer ce décrochage qui affecte désormais les acticités de nature matérielle et immatérielle.

Question : D’après votre expérience, quelles actions pourraient être menées pour renforcer la place de l’intelligence économique au sein du monde académique ? Du monde universitaire et de l’enseignement supérieur ? De la formation professionnelle ?

Réponse : Le monde universitaire n’est toujours pas prêt à intégrer une telle démarche dans la mesure où il ne s’est pas préparé à une telle innovation par sa propre dynamique de recherche. Une expérience telle que l’EHSS a montré son intérêt mais aussi sa limite dans le temps car la fossilisation de la pensée est une maladie cognitive très répétitive. Il n’en demeure pas moins vrai que cette expérience a apporté un souffle. Il faudrait inventer une structure capable de s’inscrire dans le même élan intellectuel. En revanche, il me semble plus qu’utile de revoir les bases, c’est-à-dire le programme d’économie dans l’enseignement secondaire. Il devient vital d’intégrer à ce programme une grille de lecture sur l’utilité de l’intelligence économique dans le fonctionnement de la compétition mondiale ainsi qu’une sensibilisation à la nature d’un affrontement économique.