Existe-t-il un droit de la guerre économique ?

Par Olivier de MAISON ROUGE

Avocat associé (Lex Squared) – Docteur en droit. Enseignant à l’Ecole de guerre économique (EGE). Dernier ouvrage publié « Gagner la guerre économique », VA Editions (mars 2022)

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L’offensive armée russe sur l’Ukraine témoigne d’une intensité critique comme il en fut rarement enregistrée au cours des dernières décennies, ce d’autant qu’elle frappe directement le sol européen sur son flanc Est.

Un conflit armé interroge immanquablement le juriste car, contrairement aux idées reçues, il existe bien un droit de la guerre, pour partie codifié, mais aussi le fruit des usages et plus généralement des conventions.

Au cas présent, le Président Russe justifie son intervention sur le fondement de l’article 51 de la Charte de l’ONU qui énonce : Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. (…)

Ce faisant, Vladimir Poutine affirme, selon son interprétation des textes, que les accords de Minsk de 2014 – qui avaient réglé provisoirement la question ukrainienne une première fois – ont été délibérément violés par l’Ukraine, d’une part, et que celle-ci a sciemment engagé en février 2022 des hostilités dirigées contre ce que les Russes considèrent désormais comme des régions autonomes (notamment le Donbass), d’autre part. Par conséquent, la Russie n’aurait fait que venir au secours de ces territoires qui auraient fait appel à la protection des forces russes.

Tout est affaire de point de vue sur le sujet ; in fine ce sont souvent les succès militaires, qui déterminent a posteriori la loi applicable. Vae victis. L’Histoire n’est à ce jour pas encore écrite, même s’il est patent que la Russie a d’ores et déjà durablement perdu son autorité internationale qu’elle avait âprement tenté de restaurer depuis vingt-cinq ans.

Un conflit hybride

Ce qui pour le moins nouveau dans le cadre de ce conflit est le recours annoncé à la « guerre économique ».

A défaut de s’engager sur le front militaire, la France a répliqué par la voix de Bruno Lemaire, ministre de l’économie et des finances, en annonçant vouloir contribuer à « l’effondrement de l’économie russe » en livrant « une guerre économique et financière » (sur France Info, 1er mars 2022). Ce à quoi s’est empressé de répondre Dimitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité de Russie, que ce propos pouvait ouvertement être interprété comme étant une déclaration de guerre, obligeant les autorités françaises à rétropédaler immédiatement.

L’emballement médiatique créait de manière hasardeuse l’éventualité d’une guerre totale, ce qui eut été insensé.

Cela démontre néanmoins que si l’Occident condamne fermement l’agression dirigée contre l’Ukraine constituant une atteinte à l’intégrité de son territoire, les pays de l’Alliance atlantique (OTAN) n’entendent pas, à ce jour, entrer en guerre frontalement contre les armées russes.

En revanche, passés maîtres en la matière depuis plusieurs décennies, les Etats-Unis n’ont pas manqué d’engager des sanctions économiques destinées à infléchir les belligérants slaves (Russie, Biélorussie, Tchétchénie), et davantage encore à vouloir affecter leur potentiel de guerre. Cette conséquence montre combien la guerre est comme Janus, susceptible de changer de visage, et présente par conséquent une nature particulièrement hydride.

La guerre par l’économie

L’économie est par essence un rapport de force. Certes, elle prend la forme de collaborations et d’échanges volontaires. Bien sûr, elle permet la paix. Mais elle reste au fond, pour paraphraser Michel Foucault à propos de la politique, « la continuation de la guerre par d’autres moyens ».

Olivier Babeau[1]

La guerre économique ne doit pas se confondre avec la guerre à l’économie, telle que la destruction ou le sabotage, par des moyens armés, d’usines d’armement, de voies de communication de sites aéroportuaires, des approvisionnements, des moyens de télécommunication, des infrastructures cyber, etc., lesquelles actions relèvent davantage de la guerre totale[2]. La guerre à l’économie c’est neutraliser les capacités de production et de transport de l’ennemi.

La guerre économique n’est pas non plus la guerre à l’économie que les altermondialistes mènent dans leur velléité d’anéantissement du capitalisme sous toutes ses formes. Si la guerre économique n’empêche pas la remise en cause d’un modèle économique, elle ne se rattache pas aux contempteurs du capitalisme, sauf à en dénoncer les dérives.

Enfin, elle n’est pas l’économie de guerre à savoir l’effort industriel des entreprises d’armement pour alimenter l’appareil militaire en armement.

En réalité, la guerre économique prospère précisément en temps de paix et constitue l’affrontement géoéconomique des grandes puissances, à défaut d’employer des moyens armés.

D’où le recours essentiel aux stratégies indirectes et/ou asymétriques dont le droit, la fiscalité, les technologies, les normes environnementales etc. Elle est un affrontement de volonté dans le champ économique, créant un rapport du fort au faible, et sans déclaration de guerre préalable. Le bannissement de banques russes de la plate-forme de compensation électronique SWIFT en est l’illustration. Ce sont aussi les gels des avoirs financiers ou encore les embargos décrétés sur des armements et biens à double usage.

L’universitaire Frédéric Munier précise que : « La guerre économique peut tout d’abord être définie, au sens strict, comme une modalité de la guerre. Elle s’inscrit alors dans un contexte de conflit entre nations sous la forme d’actions de violence économiques : l’embargo, le boycott, des mesures de contingentement en sont des exemples parmi d’autres. Les armes économiques sont mises au service d’un projet politique, le plus souvent l’affaiblissement d’une cible. (…) Cette guerre économique s’apparente à une guerre par l’économie. »[3]

Guerre économique ou conflit létal ?

Dès lors, peut-on considérer que la guerre économique, qui constitue réellement un affrontement caractérisé, est un conflit de nature conventionnelle susceptible de s’inscrire dans un conflit armé ?

Rappelons que les traités et accords internationaux ne désignent pas les armes et procédés propres à la guerre ; le droit en exclue ou encadre certaines : nucléaire, chimique, bactériologique. L’emploi de l’arme cyber – offensive ou défensive – est devenu un élément incontournable pour les armées modernes.

Par voie de conséquence, le droit de la guerre n’obéit pas à une classification stricte des armements.

En revanche, pour revenir à la charte de l’ONU, il est expressément prévu une graduation dans l’échelle des sanctions susceptibles d’être infligées à un pays fauteur de guerre. A cet égard, l’article 41 prévoit que le Conseil de sécurité peut décider diverses mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée. « Celles-ci peuvent comprendre l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques. ». Ce n’est qu’après avoir épuisé ces actions qui se seraient révélées infructueuses, que le recours à la force armée peut être utilisé afin de restaurer la paix. Cela signifie que les mesures de « guerre économique » s’appliquent en amont de l’emploi des armes, durant un temps qui n’est pas encore la guerre à proprement parler.

A ce titre Jean-Vincent HOLLEINDRE déclare : « Alors que le droit de la guerre n’interdit pas de tuer, mais encadre l’usage de la force. A mon sens, l’économie est plus proche de la paix que de la guerre. »[4]

Pour autant, il ne faut pas oublier que bien souvent les mesures de guerre économique, à l’instar de celles exprimées par Bruno Lemaire, s’appliquent également en temps de guerre pour affaiblir et contraindre l’adversaire. Dès lors, la guerre économique s’applique tout autant en période de conflit, et s’intègre à la guerre totale comme l’a précisément supposé Dimitri Medvedev.

C’est en ce sens que s’était exprimé le juriste allemand Carl SCHMITT à l’aube de la seconde guerre mondiale « Le passage à la guerre totale consiste dès lors en ceci que des secteurs extramilitaires de l’activité humaine (l’économie, la propagande, les énergies psychiques et morales des non-combattants) sont engagés dans la lutte contre l’ennemi. Ce dépassement du plan exclusivement militaire entraîne non seulement un élargissement quantitatif, mais encore une promotion qualitative. C’est pourquoi loin d’atténuer l’hostilité, il la renforce »[5].

Prenons donc garde à ne pas user sans discernement de l’arme économique qui ne ferait qu’accentuer un conflit encore très localisé et privilégions la paix et la sécurité.


[1] BABEAU Olivier, Le nouveau désordre numérique, Buchet Chastel, 2020

[2] Voir Jean TANNERY (1878-1939 à l’origine de la guerre économique, par Michaël BOURLET, in « Guerres mondiales et conflits contemporains », 2004/2, n° 214

[3] MUNIER Frédéric, La Guerre économique. Rapport Anteios 2010, PUF, 2009

[4] HOLEINDRE Jean-Vincent, La ruse et la force, Perrin, 2017.

[5] La notion de politique, corollaire II : du rapport entre les concepts de guerre et d’ennemis (1938) ;