Contrat du siècle en Australie : quels enseignements pour la France ?

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par Nicolas Ravailhe

Tout avait bien commencé. L’Australie et la France signaient le contrat du siècle, plus de 50 millards d’euros pour la construction de sous-marins et s’installaient dans une alliance. Un mélange hybride d’intérêts technologico-militaires, géopolitiques et commerciaux qui semblaient inébranlables. Emmanuel Macron, radieux en visite en Australie, s’offrait même une confusion linguistique en qualifiant l’épouse d’un Premier ministre australien de « delicious ».

Patatras : Ce contrat est dénoncé au profit d’une alliance « Aukus », Australie, Royaume-uni, Etats-Unis. Depuis, les commentaires se déchainent et de nombreux observateurs rivalisent d’opinions sur les loupés et les carences de l’action de la France comme sur les trahisons de nos « alliés ».

La France rappelle ses ambassadeurs et annule une célébration de bataille maritime commune avec les USA datant de 200 ans. Pour quel effet, à l’exception d’enjeux de politique intérieure ? Rien et presque rien ? La presse américaine raille la France en qualifiant la réaction de Paris de « bouderie » ou de « caprices enfantins ». Peut-on envisager d’autres actions ? Des leçons à en tirer ?

Jusqu’où ? Egalement rappeler tous nos ambassadeurs lors de chaque commande de matériels de défense émanant des Etats membres de l’UE auprès des USA, par exemple des F35 contre des Rafales ? Nul n’ignore que cela menace le futur avion de combat européen SCAF et la conception d’une défense européenne. Peut-être aussi revenir sur la prédation d’Alstom et agir contre l’extraterritorialité du droit américain ?

Pouvait-on éviter cette situation ?

Dans ce type de marché, peu de personnes disposent des éléments complets pour répondre à cette question. En l’état, nous ne sommes certains que d’une chose : l’échec de notre diplomatie.

Que la diplomatie ait été informée des risques très en amont ou qu’elle soit surprise, le résultat aurait-il été identique ? Devant l’habilité déployée par les concurrents « Aukus » et les réactions des responsables français qui crient à la trahison, on peut penser légitimement qu’être mieux au fait n’aurait rien changé.

En effet, nous ne sommes pas face à une trahison, sûrement pas des Britanniques, ni des Américains. Il est de jurisprudence constante que les Britanniques excellent dans cet art comme il est de notoriété publique que les USA n’accordent leur protection qu’aux pays qui les payent pour être dépossédés de leur souveraineté en matière de défense.

Dire aujourd’hui que Biden se comporte comme Trump montre une grande naïveté et affiche une faiblesse dont même un observateur européen « atlantiste » ne ferait pas preuve. La diplomatie européenne, peu encline au rapport de force et encore moins avec les USA, en était ouvertement consciente. Donc la française aussi …

Quant aux Australiens, on ne peut pas ignorer que le « client » est roi et il ne nous appartient de décider à leur place de qui ou quoi les protégera mieux. Certes, on peut se plaindre de la manière, mais nous ne sommes pas dans un « exercice de maintien », lequel servait à recruter les diplomates français au début du siècle précédent avec une efficacité connue pour être très relative.  

De plus, il est manifeste que plusieurs signaux alertaient et ont pu être déterminants.

  • Le départ américain d’Afghanistan qui a fait craindre un retrait américain de la zone indopacifique. Rien de mieux qu’une énorme commande pour montrer qu’ils peuvent rester présents dans la région ; 
  • La faiblesse de la présence militaire française dans la zone qui rend une alliance compliquée à activer en cas de tensions fortes contre un Etat aussi puissant que la Chine ;
  • Les attaques incessantes lancées par les industriels outre-Rhin appuyés par la diplomatie allemande, concurrents du projet français. Ainsi, les divisions de la classe politique australienne, alimentées par ce jeu d’oppositions entre Européens ont probablement été exploitées au profit d’une solution tierce « Aukus ».

On notera que des travaux d’analyse de ces situations sous l’angle de la guerre de l’information issus de l’Ecole de guerre économique et publiées par l’epge.fr auraient gagné à être mieux intégrés dans la stratégie française.

Quelles leçons en tirer ?

« C’est la vie » comme cela a été écrit en langue française par les vainqueurs britanniques ? Pas tout à fait … et il y a fort à parier que la stratégie « Aukus » ne leur soit pas étrangère. Les Britanniques savaient qu’isolés, ils n’avaient pas de chance de gagner ce contrat. Une mobilisation américaine était nécessaire.

L’inverse n’était pas forcément évident… La présence Britannique ne semblait pas impérative. Pourtant, elle ne relève vraisemblablement pas du hasard ou de leur capacité technologique – même reconnue – en matière de sous-marins.

Qui dispose de cette intelligence tactique pour concevoir « Aukus » ? De cette audace ? De ce savoir-faire opérationnel ? 

Pour réaliser une opération complexe, qui associe des grilles de lectures géopolitiques, économiques, politiques en Australie, juridiques, technologiques, militaires …, il faut être très bien formé et disposer de la culture de combat – si bien décrite par Christian Harbulot et Nicolas Moinet – qui manque en France, notamment à tous les naïfs qui pensent que nous avons été trahis.

Qui enseigne cela en France ? A l’exception des intervenants en intelligence économique, c’est-à-dire presque exclusivement de l’EGE et de l’IAE de Poitiers, notre pays est bien loin de ce qui se pratique outre-Manche et outre-Atlantique. Pire, il ne fait aucun doute que le système universitaire

On pourra également relever que les Britanniques, voire les Américains, nous rappellent habilement qu’agir sans eux, de surcroit dans le secteur de la défense et dans un pays avec lequel ils ont des liens, est risqué et qu’à défaut, il faut être fort, très fort. Dont acte.

D’autant plus que le Royaume-Uni et l’Australie, demeurent pour la France des partenaires commerciaux très importants dans plusieurs secteurs économiques. Bien davantage que d’autres Etats européens, à l’instar de l’Allemagne et des Pays-Bas qui creusent notre déficit commercial en milliards d’euros tous les ans. Le Royaume-Uni saura encore nous le rappeler, avec pragmatisme, pour contenir notre colère.

A l’avenir que faire ?

Installer en France une culture de Retex, retour d’expérience, est une priorité. Nous en avons peu l’habitude et peu de savoir-faire, en dehors des exercices militaires. Cette approche est nécessaire et devra se développer en intégrant l’impératif d’éviter les guerres picrocholines franco-françaises.

Un sujet de préoccupation est par exemple inhérent aux informations technologiques dévoilées aux Australiens. La mise en œuvre du contrat était déjà bien avancée et il est à craindre que des informations intéressantes aient pu être transmises ; bien entendu, dans l’hypothèse où elles n’étaient pas déjà connues de nos concurrents.

Arrêter les discours larmoyants et les leçons de vertus sur la trahison dans les affaires ou en matière de géopolitique. La France a des atouts scientifiques et technologiques. Elle est compétitive et peut conquérir de nouveaux marchés.

Les poncifs géopolitiques sont déjà de retour, en situation de quasi-monopole, à propos des conséquence à tirer en termes d’alliances. Pour quels renversements d’alliances ?  Allons-nous nous associer à la Chine ? A la Russie ? Surement pas … alors évitons de perdre du temps.

Défendre un statut de « non – aligné » à travers une solution européenne ? Cette solution est déjà dominante depuis des années mais elle ne trouve pas de réalisation. La raison est simple et a déjà été évoquée dans d’autres publications sur le site de l’epge.fr

D’une part l’Europe est la première puissance commerciale au monde. Elle ne se rêve pas autrement sauf pour développer quelques innovations in situ. Surtout, l’Union européenne n’est pas faible mais elle est stratège. Les Etats « aux manettes de l’UE » pensent qu’être une puissance géopolitique ou militaire engendrerait des tensions qui nuiraient gravement à leurs intérêts commerciaux. L’Europe connait des excédents commerciaux dans la quasi-totalité des pays tiers, notamment les USA : 150 milliards par an. Qui irait aider la France à défier cela ?

La Chine fait exception, mais pour servir les importations essentiellement néerlandaises (75 milliards par an) et belges / flamandes qui sont revendues ensuite dans le marché intérieur, contre les productions d’autres Etats européens. Quant aux exportations allemandes en Chine, elles sont excédentaires sur les importations. Benelux et Allemagne ont développé deux modèles opposés mais qui rencontrent une convergence d’intérêt pour ne rien changer dans la relation sino-européenne.

D’ailleurs, les Etats-Unis dans leur opposition à la Chine savent que l’Europe ne les aidera que très mollement et encore… Comment leur reprocher de rechercher seuls des alliances, notamment dans la zone indopacifique ?

D’autre part, de nombreux Etats européens sont très liés aux USA. Moins pour des raisons historiques ou géopolitiques que pour faire du troc. Les Etats décisionnaires en Europe, en tête l’Allemagne, utilisent la liberté ouverte par la législation européenne en matière de marchés publics de défense afin de passer des commandes aux USA.

En échange, les Allemands négocient avec les Américains, souvent des lobbies puissants – L’Amérique n’étant pas unique mais complexe -, la protection de leur intérêts commerciaux aux USA, par exemple des importations voitures « made in Germany ».

Il est donc intéressant pour l’Allemagne d’acheter des matériels de défense « made in US » ; ce qu’elle fait largement dans des applications militaires qu’elle ne produit pas mais aussi quand elle peut les coproduire avec d’autres Européens.

La France, concurrente des USA sur ces marchés défense, ne peut agir comme eux étant donné que le droit du marché intérieur européen protège les exportations allemandes de représailles dans l’hexagone. En l’espèce, la Commission européenne lancerait contre la France des poursuites juridiques pour entrave.

Pourtant, il est un consensus – à tout le moins en France – pour affirmer qu’à défaut d’intégration de l’industrie de défense européenne, il n’y aura pas de défense européenne. En effet, en la matière, les USA peuvent à distance et en une minute décider de « clouer au sol » un avion vendu à un pays tiers ou neutraliser dans un port un sous-marin conçu par eux.

Jouer sur les contradictions européennes

Développer des solutions européennes demande des investissements lourds en commun avec accords de partage industriel, notamment en matière de R&D. A défaut de commandes publiques fermes des Etats européens dès leur conception, qui peut prendre ce risque ?

Tel est le cas du futur avion de combat européen SCAF et rien n’est donc définitivement abouti … Les Britanniques sont déjà en embuscade avec le Tempest et les USA vendent des F35 dans une majorité d’Etats européens. Sans commandes européennes fermes dès maintenant, un bis repetita du contexte australien se prépare.  La vision française de la défense européenne ne sera alors qu’un leurre qui aura permis à d’autres Etats européens de mieux négocier avec les USA.

Ensuite, il nous faudra aussi une vision européenne commune pour employer ces technologies de défense et / ou les vendre à des tiers. Nous en sommes très loin. Elle ne se construira pas sur les convictions d’une nécessaire Europe puissance.

Même lors du mandant de Donal Trump rien n’a bougé en Europe en ce sens alors que tout plaidait pour. Nous avons même connu l’effet inverse, des concessions européennes aux USA, compréhensibles afin de protéger l’excédent commercial européen. Trump ou Biden, les Etats-Unis défendent leurs intérêts. On le sait. Où et comment est-ce enseigné en France pour que l’on en débatte encore de manière invalidante ? 

Pourquoi tant de lobbying émanant d’Etats européens afin de pouvoir intégrer des partenaires non-européens – donc principalement anglo-saxons-, dans le fonds européen de défense ?

Comment accepter que la recherche civile européenne, le programme Horizon, puisse financer des technologies inventées en Europe – avec l’argent des citoyens européens – au bénéfice d’entreprises créés ou cédées en lien avec des Etats tiers à l’Europe, en particulier la Chine ? Qui peut affirmer que certaines de ces technologies n’auront pas d’applications milliaires par exemple dans les secteurs du numérique ou de l’énergie ? 

Dans sa documentation publique, le Parlement explique que les « trade off » / les trocs sont dominants pour concevoir la législation et les programmes européens. Telle est la réalité qui s’impose face aux circonvolutions béates sur l’UE. Exprimé autrement, cela signifie stratégies d’intelligence économique appliquées au marché intérieur européen et à la politique extérieure, principalement commerciale, de l’Europe. Plus vite notre pays l’intégrera, le mieux cela sera, si on veut éviter des crises majeures. (Également pour vendre prochainement des sous-marins aux Pays-Bas).

Le serpent de mer de l’Europe de la Défense

De cette conjoncture à propos des sous-marins en Australie jusqu’au repli déjà opéré vers la défense européenne comme solution à une perte d’influence, la France gagnerait donc à s’émanciper des arguties ggéopolitiques pour faire accepter la construction d’une Europe de la défense non isolée des autres politiques européennes, budgétaires, technologiques et législatives / normatives.

Ne feignons rien. Nous savions déjà tous que les Etats-Unis comme la Grande-Bretagne sont parfois des alliés et toujours des concurrents et que la même réalité prévaut entre Européens mais avec des règles différentes.

Nous coopérons avec nos concurrents en matière de défense comme dans d’autres secteurs. Les enjeux au sein des gouvernances d’Airbus ou de KNDS, la difficulté de constituer un consortium autour du SAF, en témoignent comme tant d’autres. Entre entreprises ou groupements d’entreprises, entre fédérations professionnelles comme entre Etats ou même entre territoires, l’Union européenne est un espace de coopération et de compétition entre ses membres. Elle l’est également entre eux, pris séparément ou collectivement, et des pays tiers à l’Europe.

Être alliés constitue une convergence d’intérêts à constituer et à valoriser. Ce n’est pas une fin en tant que telle. La première exigence commande de bien analyser ses intérêts. C’est aussi une sécurité pour nos partenaires qui menaceraient les leurs en cas de revirements et réciproquement.

Cette évaluation fait fréquemment défaut en France. D’où souvent le sentiment que l’Europe se retourne contre nous et l’agacement de nos partenaires. L’Europe n’est pas un fantasme, c’est une réalité à intégrer offensivement dans les choix du pays.

Sans commande publique européenne dès la R&D, l’Europe de la défense sera une chimère ou, pire, l’abandon de la souveraineté française sans acquérir de partage de souveraineté en Europe. 

La France n’est pas un petit pays qui ne peut pas agir seul. C’est un grand pays auquel il manque une culture et des pratiques d’intelligence économique, de rapports de force et de trocs pluridisciplinaires, de guerre de l’information et de techniques d’influence.

C’est une priorité à travailler et à diffuser. Elle est aussi nécessaire pour notre pacte social que pour rester un pays pacifique et européen. On l’enseigne déjà et elle évolue en permanence, notamment en incluant l’ensemble des enjeux européens, pour que l’Europe soit un projet gagnant – gagnant pour tous. A suivre …