Les guerres économiques dans le conflit russie-ukrainien | Volet 1. La guerre des sanctions

Par Nicolas Ravailhe

Considérant que la Russie est seule responsable du cette guerre et comme de la barbarie dans la conduite de la guerre qu’elle déploie ;
Considérant que dans la guerre russo-ukrainienne, les urgences sont à l’aide aux populations vulnérables, dans les analyses militaires de la situation comme dans les actions diplomatiques afin de tenter d’arrêter ce conflit et de rechercher des responsabilités face à la barbarie ;

La France comme les Etats membres de l’Union européenne, pays non directement belligérants, sont particulièrement exposés. En effet, nous savons qu’un conflit armé comprend des enjeux hybrides et qu’en l’espèce, les questions militaires, politiques, économiques, juridiques et les stratégies de d’information comme de désinformation sont imbriquées. Cela a d’ailleurs été récemment rappelé par le Chef d’état-major des armées dans sa « Vision stratégique ». Aussi grave et incertaine soit cette conjoncture, nous ne devons pas négliger la guerre économique qui s’installe en dehors des belligérants principaux, Russes et Ukrainiens. Nous pouvons et devons traiter de tous les enjeux, tenant compte qu’ils évoluent constamment et qu’il est nécessaire de s’en saisir dès maintenant.

Sortir de la géopolitique pour comprendre la guerre économique

Les sciences sociales peuvent aussi connaître les phénomènes d’obsolescence. Depuis des mois, la diplomatie et ses cénacles de réflexion géopolitiques occupent ainsi un espace prépondérant pour évoquer la crise entre la Russie et l’Ukraine.
De l’aveu même du président des Etats-Unis, nul ne maîtrise les intentions russes. Le même constat s’opère pour les tentatives avortées de la diplomatie française et/ou européenne même si certaines étaient compréhensibles. Pourtant, les suppositions occupent un champ d’analyse et de couverture médiatiques impressionnant sur fond de surenchère croissante, comme par exemple « le retour de la guerre froide… ».

Alors que le contexte est largement instrumentalisé par toutes les parties et leurs alliés, ces circonvolutions géopolitiques détournent notre attention des enjeux de la guerre économique. Or, puisqu’en l’état, il a été décidé de ne pas intervenir directement dans le conflit armé face aux velléités russes, la guerre est belle et bien économique… et en ce compris dans le choix des armes livrées à l’Ukraine.
La guerre des sanctions est vite apparue entre Européens, Européens et Américains. De longue date, bien avant le déclenchement des opérations miliaires, confortant ainsi les autorités Russes sur le fait que la bataille se situerait principalement sur le plan économique, Américains et Européens ont indiqué qu’ils ne s’engageraient pas autrement que par l’instauration d’un régime de sanctions économiques renforcé contre des individus, des entreprises ou des filières.

Telle avait déjà été l’option retenue lors de l‘invasion de la Crimée. Il est d’ailleurs justement observé que ces mesures ont un caractère graduel afin de conserver une marge de progression face à la montée en intensité du conflit.
Toutes les activités ne sont pas concernées, il faut donc choisir … et c’est une décision qui se prend sans les Russes et/ou les Ukrainiens. Plus les sanctions sont graduelles, plus les négociations s’installent et s’intensifient dans le camp occidental. Ce caractère graduel dans l‘escalade des mesures – cela vaudrait aussi en cas de désescalade – renforce les jeux d’influence autour des options de sanctions. 

Un enjeu sans les Russes et sans les Ukrainiens

Outre la nécessité d’opposer une réponse ferme à Moscou, chacun comprend bien que ces tensions dépassent le cadre ukraino-russe sur fond d’enjeux financiers et inhérents notamment aux marchés de défense, énergétiques et agricoles.
Des jeux d’influence sont donc déployés : la Russie n’est pas décisionnaire, les USA et l’Europe … oui ! Pragmatiques dans l’espoir de sauver « quelques meubles », les Russes ont fait appel depuis des années à de prestigieux lobbyistes occidentaux, notamment un ancien Chancelier allemand et un ancien Premier ministre français. Vu le contexte, leurs influences ont vite été neutralisées.
L’économie russe repose sur la rente, la vente de matières premières énergétiques. Il n’est donc pratiquement pas possible – sauf dans le secteur financier – d’affecter fortement des intérêts économiques russes en Europe (Source Union européenne).

La part des investissements directs européens en Russie et les échanges commerciaux hors énergie est faible en volume en comparaison avec d’autres Etats comme en témoignent les exportations, importations et balances commerciales respectives des pays membres de l’Union Européenne avec la Russie. L’économie russe est peu en compétition avec des intérêts européens en dehors des frontières de la Russie.

Les dirigeants russes ont donc tenté de diviser les Européens entre eux. La meilleure façon d’atteindre les Européens est de porter préjudice à certains pans de l’économie européenne en Russie, idem pour les Etats-Unis, de placer la Chine en situation de partenaire privilégié.

Certes, il ne faut jamais rien négliger mais ces enjeux russes pèsent moins que la bataille que se livrent les Européens entre eux ainsi qu’avec les Etats-Unis sur les conséquences de cette guerre.
Moscou a probablement négligé la réaction européenne laquelle est restée soudée dans ses valeurs face à l’intensité de l’attaque. De plus, un sentiment de culpabilité et une sensibilité effective sont apparus en Europe en raison de la résistance et des stratégies de communication déployées en Ukraine.
Mais qui décide des restrictions d’échanges économique avec la Russie ? Des arbitrages qui font l’objet de discussions et de décisions aux Etats-Unis, dans l’Union européenne et entre Américains et Européens. Aux Etats-Unis comme dans l’UE, des lobbyistes travaillent ces sujets pour convaincre des décideurs.

De l’art de la guerre économique à travers les sanctions

Les Etats les plus avisés, comme l’Allemagne, n’ont pas attendu. On notera par exemple l’organisation en janvier 2022, avant le conflit, à Bruxelles d’une conférence sur le thème « EU’s financial sanctions capabilities » par le bureau européen du « German Institute for International and Securtiry Affairs – Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP) ».
Nul ne niera l’intérêt des sanctions. C’est impossible, sauf à sortir du jeu avec une perte de crédibilité, d’où l’unanimité de façade des Européens en l’espèce. Chacun tentera donc de paramétrer les sanctions en fonction de l’impact possible sur l’économie russe mais aussi et surtout, sur ses concurrents dans le marché intérieur européen, ou dans les pays tiers à l’UE. On peut ainsi distinguer plusieurs cas de figures et stratégies à l’œuvre.

Le premier objectif de tout opérateur économique est donc d’expliquer que les sanctions sont plus efficaces si elles n’affectent pas leurs intérêts. Via des experts « indépendants », des universitaires, des think-tanks, il sera démontré que les sanctions efficaces sont celles qui portent sur les intérêts d’une autre filière ou d’un concurrent ! A titre d’exemple, la filière des diamants en Flandre et l’industrie du luxe italien se sont vites mobilisées pour sortir du champ d’application des décisions européennes.

Quand la situation est perdue, mieux vaut anticiper que subir. L’Allemagne l’a parfaitement intégré en annonçant une suspension des agréments de Nord Stream 2. Une telle attitude permet de garder un leadership dans la logique déployée. A l’appui de ce « vrai – faux » sacrifice inévitable, notre voisin outre-Rhin peut pousser l’avantage afin de protéger d’autres intérêts.
L’Allemagne évite alors un emballement des sanctions européennes qui sont d’abord préjudiciables à son économie. Le cas du refus, puis de l’aménagement, des « sanctions swift » est révélateur d’une unanimité politique outre-Rhin pour faire bloc autour des intérêts du pays.

Il a y aussi le cas de ceux qui ne sont pas concernés directement par les sanctions mais qui ne veulent pas que leurs concurrents soient trop affectés. Le but est ouvertement exprimé afin de protéger des marchés domestiques d’un redéploiement de la concurrence barrée sur les marchés russes.
En ce sens, la filière porcine française a redouté que la production allemande qui pratique le dumping dans ses abattoirs ne se réoriente vers les marchés français, faute de pouvoir continuer à commercer en Russie.

Enfin, dans la guerre économique entre Européens et/ou Américains, les plus combatifs vont identifier les intérêts de leurs concurrents européens en Russie. Ils tenteront ensuite – avec leur Etat complice – de faire porter les sanctions contre ces concurrents. La pratique est habile pour affaiblir et déstabiliser.  
Prenons l’exemple d’une entreprise européenne dont une partie du chiffre d’affaires est réalisé à l’export en Russie. La perte de débouchés commerciaux frappés de sanctions va entrainer une cessation d’activités, affecté la viabilité de l’entreprise ou a minima lui créer d’énormes difficultés d’adaptation. Les concurrents Européens ou Américains ne pourront pas prendre la place d’une entreprise européenne laisser libre le marché russe mais ils vont l’affaiblir fortement. En conséquence, sans lien avec les enjeux en Russie, cette entreprise sera moins compétitive dans le marché intérieur européen ou sur la scène mondiale. Les sanctions sont une aubaine en matière d’attaques économiques pratiqués par des concurrents européens, américains ou tiers.

Et en cas de mutualisation européenne des coûts du blocus ?

Afin de parer les stratégies évoquées ci-avant, plusieurs idées de mutualisation des coûts du blocus ou coût de la guerre ont été avancées, principalement sous forme de « ballon d’essai » au sein du Parlement européen. Nous allons donc assister au phénomène inverse. Plusieurs secteurs ou entreprises vont alors sécuriser leurs intérêts en intégrant le régime des sanctions. L’industrie financière a bien compris l’opportunité que cela représente. Ira-t-on jusqu’à introduire la notion de « perte de chance » (notion de droit appliquée à la future des fiançailles) sur le marché russe pour les contrats signés ou pour les négociations avancées ?

Lorsque ce genre d’idée est lancé sur la scène européenne, on peut se demander qui a évalué cela préalablement, et comment ? Notamment en France ? Il faudra aussi faire comprendre aux contribuables européens qu’ils doivent assumer les errements de certains choix, en particulier énergiques, comme l’Allemagne en coalition et le gazoduc russe Nord Stream ou payer la facture des dépenses de défense d’Etats européens ayant préféré acheter made in USA plutôt qu’européen. Des rapports de force sont déjà en place.

Les tensions sur les choix de sanctions vont conserver une grande actualité. Toute la durée du conflit, il est encore possible d’en acter de nouvelles. Par la suite, les sanctions connaitront  probablement une évolution graduelle à la baisse en fonction de prises de décision russes. Ces régimes de sanction feront aussi jurisprudence. L’UE comme les Etats-Unis étant très peu enclins à participer directement à des conflits armés, les « mécanismes » de sanctions marquent une évolution notoire de renforcer afin de renforcer les actions de puissance des Etats via des registres économiques. De nouvelles « armes par destination » sont ainsi opportunément développées contre des belligérants mais aussi par des concurrents économiques quand bien même ceux-ci sont partisans d’une même cause