Par Paulo Casaca, consultant, Professeur d’économie. Contributeur au CR451 de l’EGE.
1. Le principe de la souveraineté des États
Henry Kissinger, récemment décédé, est l’auteur qui s’est le plus distingué dans la formulation du concept d’un nouvel ordre international établi par la paix de Westphalie, qui aurait reposée sur l’institution du principe de la souveraineté des États.
Kissinger, comme la plupart des Allemands, attache une grande importance à la paix de Westphalie de 1648, puisque c’est la paix de Westphalie qui a mis fin à ce qui a été la guerre qui a le plus dévasté l’Allemagne jusqu’à la seconde guerre mondiale, mais je pense que cette attention est disproportionnée par rapport à l’importance internationale de ce traité, qui ne met nullement fin aux conflits successifs de souveraineté entre les différents États du monde.
Le système westphalien, au mieux, peut être considéré comme la période d’affirmation d’une identité allemande par des moyens pacifiques, mais en dehors d’un cercle dominé par le Saint-Empire romain germanique (qui n’était ni sacré, ni romain, ni germanique, ni empire, selon la célèbre caractérisation de Voltaire), l’ordre international est resté plutôt le même qu’avant 1648.
Toute l’Europe de l’Est a souffert dans cette période de la soi-disant ‘paix de Westphalie’ de l’expansionnisme russe et ailleurs, par exemple, au Portugal, c’est à partir de cette date que les affrontements avec l’Espagne se sont intensifiés, parce que, précisément, l’Espagne ne reconnaissait pas la souveraineté portugaise.
Moins fructueuse encore que la paix de Westphalie fût la conférence de Vienne qui suivit les invasions napoléoniennes.
L’ordre international dans lequel nous vivons encore – et qui a suivi la Seconde Guerre mondiale – ne peut pas être considéré comme un exemple de réussite non plus. Nous le voyons tous les jours, et comme nous l’avions déjà vu durant la guerre froide dans la période précédant la dissolution de l’Union soviétique.
Quoi qu’il en soit, ce qui a été affirmé avec le système porté par les Nations Unies, et qui avait déjà été expérimenté auparavant avec les systèmes accordés en Westphalie, à Vienne ou à Versailles, c’était le principe conducteur de la souveraineté des États. Ce système a rapidement évolué vers une lecture anti-coloniale en application de ce principe. Lequel était pourtant ouvertement violé par les règles de la guerre froide, au cours de laquelle l’ingérence internationale, voire l’invasion pure et simple dans le cas de l’Union soviétique, l’a emporté sur le principe de souveraineté.
Le principal « sens utile » du système westphalien était simplement qu’il ne reconnaissait pas – dans un espace constitué d’un monde germanique élargi – la légitimité des principes religieux pour remettre en cause la souveraineté des États. Cela étant, ceci n’empêchait pas la poursuite de l’expansionnisme pour les raisons les plus diverses, et des guerres de religion dans d’autres espaces, comme ce fut le cas à cette époque en France.
Après la Révolution Française, dans un contexte impérial et post-républicain, on a assisté à un dépassement programmatique du principe de la souveraineté, que Napoléon a vaguement essayé de légitimer au nom de la révolution. Cela fait encore débats.
Le nazisme, a quant à lui carrément remplacé la notion de la souveraineté des Etats par une légitimité fondée exclusivement sur la force et la prétendue ‘nécessité vitale’.
La légitimité révolutionnaire du bolchevisme a, par contre, une base conceptuellement élaborée, comme une nécessité historique, le résultat de la lutte des classes, basée sur la légitimité de la révolution populaire et les nouveaux principes sociaux qui régissaient, en particulier, le droit à la propriété.
2. La fin de l’histoire
Le communisme – entendu comme un système qui légitime la violation de la souveraineté (et en général des règles d’un État de droit) à la lumière d’un objectif politique universel – a pris fin avec la chute de l’Union soviétique. La Russie de Poutine n’est pas moins impérialiste que l’Union soviétique de Staline, tout comme la Chine de Xi n’est pas moins impérialiste que celle de Mao. Cependant, Poutine, lorsqu’il envahit l’Ukraine, comme Xi en occupant la mer et les îles de ses voisins, ou Maduro se préparant à conquérir une partie du territoire du Guyana, ne le fait pas au nom du communisme, mais seulement sur la base d’arguments vagues (où il n’y a pas l’ombre du marxisme) et de la perception de leur pouvoir, comme cela s’est produit souvent dans l’histoire.
Le communisme, en tant que menace géopolitique à l’ordre traditionnel établi, est terminé, il n’existe plus mais l’expansionnisme russe – en particulier en Ukraine – doit être stoppé. On peut penser ce que l’on veut du système idéal de propriété, de la fonction de l’argent ou du rôle de la classe ouvrière, mais l’articulation de cette pensée avec une logique impériale de domination et de contestation de la souveraineté nationale ne se trouve nulle part sur l’échiquier international.
Poutine, Xi ou Maduro peuvent utiliser les vieux réseaux de complicités hérités du bolchevisme à leurs propres fins, tout comme ils utilisent tous les autres réseaux d’intérêts ou de complicités dont ils disposent, mais il n’y a rien qui puisse être compris comme issu du marxisme, du léninisme, du stalinisme ou du maoïsme qui puisse servir à justifier idéologiquement leurs expansions impériales.
Ce que l’Occident doit comprendre, c’est que dans le contexte strict du défi du matérialisme historique et dialectique, la célèbre expression de Fukuyama de la ‘fin de l’histoire’ correspond à la réalité. Oui, la Russie, la Chine et le Venezuela (entre autres) continuent d’être des menaces pour la paix mondiale, mais pour des raisons, des logiques et des contextes qui n’ont rien à voir avec ce qu’était le défi communiste, mais plutôt à la fragilité de l’ordre international actuel.
3. Le nouveau défi djihadiste
Le nouveau djihadisme – que j’ai défini comme étant né du mouvement pour le califat de 1920 – va remettre au centre géopolitique la remise en cause du principe de souveraineté des États sur la base de la religion, comme cela s’est produit d’innombrables fois dans le passé, et notamment lors de la guerre de Trente Ans.
Avec la Révolution islamique en Iran et la chute de l’Union soviétique, le monde a assisté à l’effondrement de la légitimité révolutionnaire communiste et à son remplacement par la légitimité révolutionnaire religieuse du djihadisme en tant qu’élément idéologique central dans la contestation de l’ordre international dominant.
La montée du djihadisme s’inscrit dans le contexte d’une érosion flagrante de l’ordre international existant. Ni la Russie, ni la Chine, ni même le Venezuela (bien que ce dernier y soit plus engagé) ne sont des djihadistes. Les plans impériaux de ces pays s’affirment d’une manière similaire à ce qui s’est passé fréquemment dans l’histoire.
Mais le djihadisme est complètement hors des radars occidentaux, qui ne comprennent rien au défi qu’il représente. Ces derniers ont été paramétrés sur un plan idéologique comme sur un plan opérationnel pour lutter contre le communisme et ils ne sont pas adaptés.
Le djihadisme utilise le terrorisme, mais il ne se limite pas au terrorisme et ne se confond pas avec celui-ci ; c’est en Iran que le djihadisme a sa plus forte matérialisation géopolitique, mais il n’est pas réduit à cet Etat ; Le djihadisme a pénétré profondément dans les superstructures occidentales, soit l’éducation, l’information, la politique et bien entendu les enjeux économiques.
Elle a trouvé dans le wokisme sa principale porte idéologique d’entrée vers l’Occident. Dans ces domaines, il est allé plus loin que ne l’a jamais fait le bolchevisme dans aucune de ses variantes.
Le djihadisme est un mouvement impérial qui s’assume idéologiquement, d’une manière qui n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé avec le christianisme auparavant. Le djihadisme s’appuie sur des réseaux, dont les principaux sont ceux du chiisme iranien et des Frères musulmans, qui ont quelque chose en commun avec ce qu’était le Komintern, mais qui lui sont incomparables par leur plasticité, et s’en écartent aussi par leur profond esprit réactionnaire.
La force du djihadisme ne se réduit pas aux missiles ou aux ogives, même si elle s’y mesure aussi : elle se définie surtout par sa capacité à infiltrer, capturer et dissoudre les principes humanitaires qui régissent la société dans laquelle nous vivons.
Le pogrom du 7 octobre a prouvé à quel point il est urgent de comprendre l’importance de la menace djihadiste. Le message n’aurait pas pu être plus clair mais il n’est toujours pas compris par la plupart des élites occidentales, prises par un terrible aveuglement.
Si cette compréhension n’est pas faite par la raison, elle sera inévitablement augmentée par les faits qui franchiront notre porte.