Focus sur un cas d’école historique : utilisation de la dette pour influer sur un enjeu géostratégique

L’EPGE a décidé de publier des études de cas particlulièrement démonstratives sur le recours à l’arme économique dans des affrontements entre puissances.

Le début du XIIIe siècle en Méditerranée fut marqué par des tensions politiques, économiques et religieuses. Deux acteurs majeurs émergeaient dans ce contexte complexe : la Papauté et la cité-état de Venise. La Papauté, soucieuse de reconquérir Jérusalem, lance la Quatrième Croisade en 1202. Venise, quant à elle, cherchait à renforcer son influence dans la région et à sécuriser ses précieuses routes commerciales vers l’Orient. Alors que le Pape sollicite les cités italiennes pour le transport des croisés vers l’Égypte, seule Venise répond présente. Cette situation offre à la cité-état l’opportunité de s’impliquer dans la croisade, tout en tirant profit de sa participation. Il s’agit d’explorer les enjeux de Venise au moment de la quatrième croisade, sa stratégie et la manière dont elle a su tirer parti de la dette des croisés pour réaliser ses ambitions.

Contexte général au début du XIIe siècle

Au commencement du XIIIe siècle, la Méditerranée était un théâtre de tensions politiques, économiques et religieuses. Dans ce contexte complexe se trouvaient deux acteurs majeurs : la Papauté et la cité-état de Venise.

La Papauté, dirigée par le Pape Innocent III, détient le pouvoir spirituel et temporel de l’Église catholique. Elle avait pour ambition majeure de reconquérir Jérusalem. Cette ville sainte, perdue lors de la bataille de Hattin en 1187[i], représentait un enjeu crucial pour les chrétiens. Dès 1198, le Pape appelle à la croisade, lançant officiellement la Quatrième Croisade en 1202. L’objectif était sans équivoque : reprendre le contrôle de Jérusalem, alors sous la domination du Sultanat Ayyoubide basé en Égypte.

Parallèlement, la cité-état de Venise, sous la direction du Doge Dandolo, poursuivait ses propres objectifs. En ce début de XIIIe siècle, Venise n’était qu’une des nombreuses cités-états de la péninsule italienne, cherchant à renforcer son influence dans la région. En compétition constante avec ses pairs, particulièrement avec Gênes, sa rivale de toujours, Venise luttait pour le contrôle des précieuses routes commerciales vers l’Orient. Malgré des tensions récentes avec l’Empire byzantin, Venise parvint à rétablir sa position privilégiée au sein de l’Empire, conservant ainsi ses précieux droits commerciaux. De plus, la cité-état a commencé à développer des liens commerciaux avec l’Égypte, notamment à Alexandrie[ii], sa principale préoccupation est de préserver ses routes commerciales vers l’Orient.

C’est dans ce contexte complexe qu’un rapport de force s’installe entre Venise et la Papauté. Alors que le Pape sollicite les cités italiennes pour le transport des croisés vers l’Égypte, seule Venise répond présente, étant la seule à en avoir la capacité. Cette situation offre à la cité-état l’opportunité de s’impliquer dans la croisade, tout en tirant profit de sa participation.

Enjeux pour Venise

Au cœur du tumulte médiéval, la Sérénissime se trouvait face à trois enjeux majeurs au moment de se lancer dans la quatrième croisade.

Le premier défi pour Venise était celui de la survie et de la prospérité. En s’engageant dans la Croisade, la République vénitienne cherchait à sécuriser sa position au Proche-Orient et à maintenir son activité commerciale florissante. Mais ce n’était pas seulement une question de préservation. Il y avait pour Venise une opportunité d’augmenter son influence : si la Croisade venait à triompher, Venise pourrait prendre le contrôle de nouvelles conquêtes au Proche-Orient, un avantage non négligeable.

Le deuxième enjeu était économique. Venise s’était engagée à construire une flotte capable de transporter les croisés, une tâche titanesque qui demandait une main d’œuvre conséquente et entravait ses activités commerciales habituelles. De plus, l’endettement des croisés auprès de Venise pour financer le transport et l’entretien de cette flotte représentait un risque financier considérable. Il était donc crucial pour la cité de trouver une stratégie pour minimiser cette perte économique potentielle.

Enfin, le troisième enjeu était politique. La croisade était indubitablement une occasion pour Venise de renforcer son pouvoir et de se positionner comme un acteur majeur sur la scène internationale. En contrôlant la croisade, Venise pourrait étendre son territoire.

Stratégie de Venise, le détournement de la croisase

La stratégie de Venise pendant la quatrième croisade peut être perçue comme un véritable coup de maître politique et économique, illustrant une capacité exceptionnelle à saisir les opportunités qui se présentent. En comprenant d’abord le contexte et les acteurs impliqués, on peut ensuite définir la nature du rapport de force et analyser la stratégie de Venise, ainsi que sa rentabilité.

En 1201, Venise accepta un contrat pour transporter 33500 soldats croisés et 4500 chevaux et de les entretenir pendant 1 an, en échange d’une somme de 85000 marcs de Cologne et de recevoir la moitié de toutes les conquêtes[iii]. En plus des navires de transport, Venise participerait à la croisade en envoyant 50 navires[iv].

En 1202, lorsque les croisés arrivèrent à Venise, Ils n’étaient que 11000, loin des 33500 soldats attendus[v]. Ils se trouvèrent incapables de payer la somme prévue de 85 000 marcs.

L’atout de Venise : la dette des croisés

Après avoir accepté de transporter les croisés en Égypte, Venise se retrouve dans une situation délicate : les croisés ne peuvent pas honorer leur dette de 85000 marcs de Cologne[vi].

Cette situation se révèle d’autant plus délicate que Venise a investi des ressources considérables dans cette croisade. La construction d’une flotte capable de transporter une telle armée nécessita la mobilisation de la moitié de la main-d’œuvre vénitienne disponible, soit plus de 17 000 hommes, une prouesse impressionnante pour une population comptant moins de 100 000 habitants[vii]. De plus, pour maintenir le contrôle sur sa flotte, Venise dû imposer des restrictions sur le commerce[viii].

Venise n’a pas d’autre choix que de trouver une solution pour ne pas subir une perte économique majeure. C’est dans ce contexte qu’elle propose aux croisés de prendre la ville de Zara en échange de 34000 marcs[ix]. Cette proposition, qui peut sembler généreuse au premier abord, est en réalité une stratégie bien pensée par la cité marchande.

En effet, l’attaque de Zara, une cité chrétienne, est un acte d’une grande audace qui met les croisés devant un dilemme : soit ils refusent et sont incapables de payer leur dette, soit ils acceptent et commettent un péché grave en attaquant une autre cité chrétienne. Venise joue donc sur la culpabilité et le désespoir des croisés pour obtenir ce qu’elle veut.

Venise va encore plus loin dans sa stratégie en ignorant volontairement la lettre du Pape qui demande de ne pas attaquer Zara. Elle se justifie ensuite en affirmant qu’elle pensait que le Pape ne pouvait pas avoir envoyé une telle lettre. C’est une manière habile de rejeter la faute et d’éviter les sanctions ecclésiastiques.

La prise de Zara est un succès pour Venise : non seulement elle allège la dette des croisés, mais en plus elle acquiert une nouvelle cité. Cette victoire renforce son pouvoir et sa réputation, tout en contribuant à affaiblir la Papauté.

Cependant, cette stratégie n’est pas sans conséquences. En effet, l’excommunication des Vénitiens par le Pape, en réponse à l’attaque de Zara, a un impact important sur la perception de Venise par le reste de la chrétienté.

Lorsque l’opportunité de renverser l’Empire byzantin se présente, dans le but d’y installer un empereur plus favorable à ses intérêts, Venise n’hésite pas à la saisir. Malheureusement, le nouvel empereur se révèle incapable de rembourser la dette de Venise et des croisés, et est renversé[x]. Constantinople est alors pillée, ce qui permet à Venise et aux croisés de recouvrer leur investissement. De plus, Venise utilise son influence pour faire élire un des chefs croisés qui lui est favorable comme empereur du nouvel Empire Latin et gagne de grandes processions dans l’ancienne Empire Byzantin.

Cela a permis à Venise de gagner un contrôle encore plus grand sur les routes commerciales de la région et de renforcer sa position dans la Méditerranée en prenant procession de plusieurs colonies en Grèce, dont la Crète.

En définitive, la dette des croisés se révèle être un atout majeur pour Venise. Elle lui permet de mettre en œuvre une stratégie audacieuse et risquée, mais qui s’avère finalement très rentable. Non seulement elle lui a permis de détourner la croisade à son avantage, mais elle a également gagné le contrôle de plusieurs territoires importants et a renforcé sa position dans la Méditerranée.

Le double discours du doge Dandolo

Lorsque la ville de Zara fut capturée, le Pape condamna l’acte et excommunia Venise. Cependant, le Doge de Venise, Enrico Dandolo, feint l’ignorance et argue qu’il ne pensait pas que le Pape aurait pu envoyer une telle directive, mettant en évidence le jeu de dupes entre Venise et la Papauté.

En 1205, le Doge Dandolo envoie une lettre au Pape Innocent pour donner sa vision de la 4eme croisade et justifier ses actions[xi].

Il avança qu’il avait embrassé la croix dans le service de Jésus-Christ et de la Sainte Église romaine, et que toutes les actions de Venise avaient été guidées par cet objectif. Cela contrastait pourtant avec ses actes, lui qui avait mené une attaque contre deux villes chrétiennes, Zara et Constantinople, déviant ainsi la croisade de son objectif initial qui était de conquérir l’Égypte puis Jérusalem.

Le Doge affirme que lorsque les croisés se sont approchés de Zara, le mauvais temps les a empêchés d’avancer et ils ont décidé d’y passer l’hiver. Cette justification entre en contradiction avec l’accord qu’il avait conclu avec les croisés pour régler une partie de leur dette à la fin de l’été 1202 alors que la ville que le siège débute en novembre[xii].

Il justifia également la conquête de Zara par le long passé de conflits et d’injustices que la ville avait infligés à la République de Venise. Zara, ancienne colonie vénitienne, s’était rebellée contre le contrôle de Venise en 1283 et était depuis sous la protection du roi de Hongrie et du Pape. La prise de contrôle de la ville permettait à Venise d’avoir une meilleure emprise sur l’Adriatique mais était présentée comme une mesure de justice.

Dandolo admet qu’il avait entendu parler de la protection de Zara par Innocent, mais il ne pouvait pas croire que c’était vrai. Une manière habile de rejeter la faute et d’éviter les sanctions ecclésiastiques.

Notes


[i] Hooper, James B. (2005) « A Calculated Crusade: Venice, Commerce, and the Fourth Crusade, » Historical Perspectives: Santa Clara University Undergraduate Journal of History, Series II: Vol. 10, Article 10.

[ii] Hooper, James B. (2005) « A Calculated Crusade: Venice, Commerce, and the Fourth Crusade, » Historical Perspectives: Santa Clara University Undergraduate Journal of History, Series II: Vol. 10, Article 10.

[iii] Queller, Donald E., and Gerald W. Day. “Some Arguments in Defense of the Venetians on the Fourth Crusade.” The American Historical Review 81, no. 4 (1976): 717–37.

[iv] Queller, Donald E., and Gerald W. Day. “Some Arguments in Defense of the Venetians on the Fourth Crusade.” The American Historical Review 81, no. 4 (1976): 717–37.

[v] Madden, Thomas F. “The Venetian Version of the Fourth Crusade: Memory and the Conquest of Constantinople in Medieval Venice.” Speculum 87, no. 2 (2012): 311–44.

[vi] Queller, Donald E., and Gerald W. Day. “Some Arguments in Defense of the Venetians on the Fourth Crusade.” The American Historical Review 81, no. 4 (1976): 717–37.

[vii] Queller, Donald E., and Gerald W. Day. “Some Arguments in Defense of the Venetians on the Fourth Crusade.” The American Historical Review 81, no. 4 (1976): 717–37.

[viii] Queller, Donald E., and Gerald W. Day. “Some Arguments in Defense of the Venetians on the Fourth Crusade.” The American Historical Review 81, no. 4 (1976): 717–37.

[ix] Queller, Donald E., and Gerald W. Day. “Some Arguments in Defense of the Venetians on the Fourth Crusade.” The American Historical Review 81, no. 4 (1976): 717–37.

[x] Madden, Thomas F. “The Venetian Version of the Fourth Crusade: Memory and the Conquest of Constantinople in Medieval Venice.” Speculum 87, no. 2 (2012): 311–44.

[xi] Queller, Donald E., and Irene B. Katele. “Attitudes Towards the Venetians in the Fourth Crusade: The Western Sources.” The International History Review 4, no. 1 (1982): 1–36.

[xii] Madden, Thomas F. “Vows and Contracts in the Fourth Crusade: The Treaty of Zara and the Attack on Constantinople in 1204.” The International History Review 15, no. 3 (1993): 441–68.

Sources

Hooper, James B. (2005) « A Calculated Crusade: Venice, Commerce, and the Fourth Crusade, » Historical Perspectives: Santa Clara University Undergraduate Journal of History, Series II: Vol. 10, Article 10.

Queller, Donald E., and Gerald W. Day. “Some Arguments in Defense of the Venetians on the Fourth Crusade.” The American Historical Review 81, no. 4 (1976): 717–37.

Madden, Thomas F. “The Venetian Version of the Fourth Crusade: Memory and the Conquest of Constantinople in Medieval Venice.” Speculum 87, no. 2 (2012): 311–44.

Queller, Donald E., and Irene B. Katele. “Attitudes Towards the Venetians in the Fourth Crusade: The Western Sources.” The International History Review 4, no. 1 (1982): 1–36.

Madden, Thomas F. “Vows and Contracts in the Fourth Crusade: The Treaty of Zara and the Attack on Constantinople in 1204.” The International History Review 15, no. 3 (1993): 441–68.

Ouvrage de référence :

Laïdi, Ali. « Histoire mondiale de la guerre économique » Perrin, 2016.