Le contrôle des réseaux sociaux privés par l’État fédéral U.S

Loupe, Gens, Diriger, Visages

par Robin de Ricqlès, analyste financier (ancien SIE 24 de l’EGE)

« L’art d’utiliser les technologies pour altérer la cognition de cibles humaines, le plus souvent à leur insu et à l’insu de ceux qui auraient la charge d’éviter, minimiser, contrôler les effets recherchés, ou dont un contrôle possible serait dépassé ou trop tardif »

‘La guerre cognitique’, rapport co-signé par l’OTAN (2021).

La continuité des conflictualités cognitives sur le terrain de l’information

Depuis près d’une vingtaine d’années, les États se réinvestissent comme des acteurs de premier plan des enjeux de pouvoir à l’échelle mondiale. Ils démentent le concept du « village mondialisé pacifique » où ceux-ci se sont engagés sur des chemins de quête de puissance, afin d’appliquer ou de faire appliquer leurs volontés en phase avec leurs intérêts propres.

Ayant en grande partie dépassé les concepts dits de guérilla lourdement appliqués au cours de la guerre froide afin d’éviter un affrontement militaire direct – que les militaires qualifient de seuil d’affrontement, ceux-ci recourent à aujourd’hui à des tactiques de conflictualité dites « hybrides ». Il s’agit toujours de modalités armées, mais aussi économiques, politiques, d’influences ou encore informationnelles pour ne citer que ces dimensions.

L’aspect informationnel est un concept central de cette notion hybride, dont l’application n’est toutefois pas nouvelle : celui-ci n’illustre qu’un énième chapitre de la conflictualité cognitive que se livre l’humanité depuis des siècles.

En effet, que ce soit au travers des ouvrages de Sun-Tzu, Machiavel, Antonio Gramsci, Edward Berneys ou encore de différents manuels déclassifiés produits par des agences de renseignement, la guerre cognitive sur l’esprit humain a toujours été considérée comme un paramètre clé pour affirmer et appliquer une puissance.

Où l’information demeure le nerf de la guerre, ses vecteurs de diffusion sont alors ce terrain dont le contrôle permet d’accroitre cette puissance.

Au XXIe siècle, les réseaux sociaux sont ce terrain dont le contrôle et/ou la maitrise sont des enjeux centraux en perspective de ces enjeux de conflictualité cognitifs.

De nouvelles informations – le rôle du DHS sur les réseaux sociaux U.S

Au 31 octobre 2022, le journal The Intercept publie l’article « Leaked Documents Outline DHS’s Plans to Police Disinformation » (cette lecture est fortement recommandée). Pourquoi cette publication est-elle si importante en lien avec ces enjeux précédemment cités ?

Renouant avec ses révélations explosives de l’affaire Snowden[i] qu’il avait publiée en 2013 par les travaux, The Intercept récidive ce précédent exploit où ils participent à la publication de mails, de mémos et d’autres documents internes confidentiels de l’administration U.S. (documents disponibles aux liens hypertextes ici : 1, 2, 3, 4, 5, 6, et 7)

Ceux-ci dépeignent une réalité niée de longue date, à savoir :

  •  Une ambition non assumée publiquement et sans détour de l’État fédéral U.S d’instaurer un contrôle des contenus informationnels présents sur ses réseaux sociaux U.S. Cette volonté va bien au-delà de ce qui avait et est publiquement annoncé par ces autorités, à savoir une nécessité de « protéger de la désinformation ». La guerre sur la terreur instaurée par le président Bush Jr en 2001 a en effet été déclarée comme révolue, où cet argument n’est donc plus légitime d’usage : celui de la désinformation le remplace.
  •  Plus qu’une ambition cachée, celle-ci a été concrétisée et devenue une réalité. L’administration Biden est parvenue à constituer à ses services un accès direct aux sphères dirigeantes des réseaux sociaux privés U. S[ii], où elle définit d’elle-même quelles informations et thématiques sont à identifier comme de la « désinformation » ou de « l’ingérence étrangère ». Cette classification faite, elle peut alors exiger, conformément à sa législation, de ces entreprises des actions de censure et de modération.

Quelques exemples parmi ces « sujets d’intérêts » évoqués dans ces documents :

  • Le retrait chaotique des forces américaines d’Afghanistan de 2021.
    • La contestation du support de la Maison Blanche aux autorités ukrainiennes face aux forces d’invasion russes.
    • La conflictualité ethnique interne aux Etats-Unis d’Amérique.
    • L’origine de la pandémie du SARS-CoV-2.
    • L’efficacité des vaccins contre le SARS-CoV-2.

Un fait central : l’entité chargée de cette supervision des réseaux sociaux n’est autre que le DHS – Le département de la sécurité intérieure des États-Unis. Il s’agit d’une puissante entité, très proche et en collaboration continue avec les sphères du renseignement U.S.

Comme illustré publiquement avec la tentative de l’administration Biden d’instaurer en 2022 un « comité contre la désinformation », ce contrôle gouvernemental des réseaux sociaux n’est pas confié à des experts indépendants ou à d’autres sommités légitimes – mais à des experts spécialisés des conflictualités cognitives, civiles et militaires.

Le lancement de cette commission offrait des signaux avant-coureurs de l’ambition sans détour de créer un ersatz moderne aux « ministères de l’information » en temps de guerre pour protéger la denrée rare qu’est la vérité [iii].

Cette commission a ensuite été suspendue à la suite d’un véritable tollé public et une levée de boucliers, où l’administration Biden a été accusée de constituer un « ministère de la Vérité » à but politique. Celle-ci s’était défendue en clamant alors que ce comité pour protéger le peuple américain de la désinformation avait été, à leur plus grand malheur, une énième victime de la désinformation, mal comprise du public.

Mise en perspective au sein de la conflictualité cognitive

Les Etats-Unis d’Amérique disposent d’une grande force qui les séparent de beaucoup de démocraties occidentales. Cette nation jouit d’une stabilité de ses politiques de puissance dans le temps : l’administration Biden est en pleine continuité de ce qu’avait fait l’administration Trump[iv], qui elle-même était également dans un tracé similaire de ce qu’avait fait l’administration Obama[v], qui avait elle-même suivi les pas de l’administration Bush, etc.

En soi, et soyons honnêtes, il ne peut y avoir aucune surprise à ce que les États-Unis veillent à leurs propres intérêts, particulièrement sur le domaine informationnel. Celui-ci a été identifié de longue date comme une priorité stratégique. On peut penser au rapport d’interrogation dit « KUBARK »[vi] créé par la Central Intelligence Agency en 1963, document qui est une parfaite description de la guerre de l’esprit et de l’importance accordée à l’information et la cognition humaine.

De cette perspective, il est normal que l’État U.S veuille imposer sa perspective spécifique sur ses politiques étrangères[vii], qu’il lutte au bénéfice économique de ses entreprises[viii] et qu’il souhaite étouffer les signaux pouvant créer de la défiance contre son administration et des troubles civils internes.

À noter que la Fédération de Russie, la République Populaire de Chine et bien d’autres nations se sont engagés, s’engagent et s’engageront au sein de ces mêmes ambitions et actions : La protection de leurs intérêts par tous les moyens à leur disposition, que ceux-ci soient conventionnels et/ou asymétriques.

De plus, il est impossible de nier que l’ingérence informationnelle par la désinformation demeure une réalité. La contre-ingérence informationnelle est donc une nécessité pour un État afin de se protéger, ainsi que ses intérêts.

Risques et débordements

Au sein de pays dits « autocratiques » disposant de leurs propres réseaux sociaux comme la République Populaire de Chine (RPC), le contrôle de l’information est une évidence. Celui-ci est pleinement assumé par les autorités de Pékin où la notion même de vie privée est une anomalie au sein d’un système de contrôle social. Les réseaux sociaux et canaux d’échange sont nationaux et en lien avec le parti central, où les réseaux sociaux étrangers sont contrôlés ou bannis.

Comme la Fédération de Russie, la RPC vise à créer un internet souverain pour disposer d’un contrôle total de celui-ci dans lequel elle ne peut avoir la maitrise qu’elle estime suffisante du web mondial.

Ce même exercice de contrôle de l’information est éminemment plus complexe pour des États aux modèles de gouvernance démocratique. Pour instaurer un tel contrôle de leurs sphères informationnelles via des réseaux sociaux privés – donc des entreprises indépendantes, ceux-ci ne peuvent leur répondre que par le biais des obligations légales.

Des moyens détournés pour ce contrôle sont alors inévitables.

C’est ici qu’est utilisé l’argument de la protection contre la manipulation de l’information. Comme dit plus haut, c’est en effet un objectif légitime de se prémunir d’offensives informationnelles par des entités tierces hostiles. C’est trouver un juste milieu qui est une tâche complexe.

Au cours de ces dernières années, les États occidentaux ont déclaré devoir fournir de l’information qualifiée de fiable et factuelle à leurs citoyens pour les protéger face aux spectres de la désinformation.

Toutefois, avec cet argumentaire de l’impératif public de devoir lutter contre « l’ingérence de désinformation, de propagande » dont les critères sont volontairement flous, les États de déclarent arbitres et juges de contenus qu’ils peuvent eux-mêmes catégoriser, classifier et s’arroger le droit de modérer au sein du débat public.

En effet, que dire de gouvernements démocratiquement élus qui se sont alors officiellement déclarés comme les détenteurs de la vérité, tout en s’arrogeant le pouvoir d’étouffer des informations contraires à leurs messages ? Et quand un état se décrète comme l’unique garant de la réalité, quelle différence avec un État totalitaire qui diffuse de la propagande ?

Ce sont de telles questions qui auront conduit Messieurs Orwell, Huxley et K. Dick à écrire les ouvrages reconnus que sont le Meilleur des mondes, 1984 ainsi que Minority Report.

Prospectives futures

Comme cela peut être démontré via l’exemple des entreprises de la Silicon Valley, les grandes multinationales US et les différents services de l’administration fédérale U.S travaillent de concert.

Ces entreprises des nouvelles technologies cherchent à diffuser un message humaniste et positif où leurs produits sont présentés comme des contributeurs au bien-être humain, avec l’objectif de contribuer à l’amélioration de qualité de vie mondiale.

De manière simultanée, elles contribuent également à la réussite de soft-power américain et une vision du monde, tout en acquérant des parts de marchés – d’où le financement et le soutien massif de l’État U.S à ces entreprises. Encore une fois, il n’y a pas de surprise ou de choc à avoir face à ce constat : l’unique problème est que ce vecteur de suprématie n’est pas assumé – le rendant donc pernicieux.

Les réseaux sociaux, donc, sont inscrits dans cette collaboration, et il y a tout lieu de penser que celle-ci va se poursuivre selon les mêmes modalités : ce partenariat porte ses fruits au bénéfice des deux parties que sont les entreprises et l’administration fédérale américaine. Selon les documentations fournies par The Intercept, ces entreprises se sont déjà alignées avec l’administration Biden et ses volontés de « lutte » contre la désinformation.

Le rachat de Twitter par M. Musk semble également ne pas être un changement fondamental : il y a peu de raisons que Twitter parvienne à se désengager de cet alignement de l’appareil politique, même s’il y a fort à parier que l’oiseau bleu se désaxera publiquement de l’administration Biden afin de légitimer le positionnement de M. Musk de « liberté d’expression »[ix].

Il sera toutefois intéressant d’observer le positionnement de l’Oiseau bleu au cours des prochains jours où se déroulent les élections U.S des Midterms de 2022. Le camp démocrate semble bel et bien avoir perdu un précieux outil qu’était Twitter, à une conjoncture temporelle stratégique d’une perspective politique.

Toutefois, pour en revenir à ce réseau social : quand bien même M. Musk serait sincère et souhaiterait sincèrement se désengager de cette politique de puissance conduite par l’administration U.S pour une libre expression, deux contre-arguments :

  •  L’État fédéral américain dispose de tous les outils légaux pour forcer toute entreprise d’outre-Atlantique (voire étrangère[x]) à rentrer dans le rang s’il venait à estimer que celle-ci serait une « menace » pour la « sécurité intérieure des États-Unis d’Amérique ». Même si l’appareil politique républicain reprend le pouvoir et prône lui-même la « libre expression », celui-ci appliquera en coulisses la même politique de puissance vis-à-vis de ses réseaux sociaux nationaux, comme l’a d’ailleurs fait l’administration Trump.

Du côté de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp), Alphabet (Google) ou encore Microsoft, peu ou pas de changements notables n’ont pu être constatés – d’où l’hypothèse que leur présente forte collaboration avec l’Etat fédéral américain va perdurer sous les mêmes modalités.  Il y a donc peu d’espoir à voir des changements s’opérer.

La publication des documents confidentiels par The Intercept a été peu (voire pas du tout) reprise au sein de la presse grand public et l’administration U.S (peu importe le camp politique) ne ménagera pas ses efforts pour préserver cet outil de puissance que sont les réseaux sociaux.

Exemples de classification étatique erronée de « désinformation »

M. Hunter Biden et le New York Post

En novembre 2020, le New York Post publiait un article explosif sur M. Hunter Biden, fils du candidat démocrate. Les informations trouvées par le journal évoquaient de lourds soupçons de corruption, impliquant potentiellement son père, candidat à la présidence des États-Unis d’Amérique.

Le FBI et d’autres agences gouvernementales de renseignement avaient immédiatement réagi. Ceux-ci ont poussé les réseaux sociaux à censurer tout message privé ou public avec le lien de l’article – et de bannir toute discussion évoquant ces accusations.

En effet, nous n’étions qu’à quelques jours de l’élection de 2020, et ces agences avaient alors assuré publiquement que cette affaire n’était que de la « désinformation russe ». Il fallait donc la faire disparaitre pour « protéger l’élection et la démocratie ».

Deux ans plus tard, il n’aura rien été de tout cela.

De grands médias partisans de cette censure et qui ont refusé de publier toute information relative avant l’élection de 2020 ont ensuite reconnu la crédibilité des accusations portées par le New York Post, donc un besoin de les investiguer pour établir si celles-ci sont factuelles ou non – chose qui se fait encore attendre à ce jour. 

Cet exemple est choisi pour mettre ici en lumière qu’il n’y aura pas eu de mea culpa. Ou de responsabilités publiquement prises d’une telle décision en période électorale.

Pourtant, des agences gouvernementales publiques ont induit une censure. Leurs experts se sont publiquement exprimés via de grands médias qui ont pris parti de dénigrer et calomnier celles et ceux qui était favorables à la conduite d’une enquête.

Ces faits ne sont pas aussi lointains de la sphère française, comme européenne. Nous avons l’emploi de ces mêmes réseaux sociaux pour interagir et échanger de l’information (Meta, Twitter, LinkedIn, etc.), nous avons l’usage quotidien de solutions technologiques par le biais des GAFAM et sommes sous la forte influence du soft-power de la culture américaine.

La gestion politique de la pandémie du SARS-CoV-2

Au cours de la pandémie, les gouvernements se sont entourés de commissions d’experts afin de délivrer des informations et des messages sanitaires présentés comme fiables et indépendants à leurs citoyens.

Pour lutter contre l’incertitude et la forte anxiété générée par ce contexte de pandémie mondiale, les administrations gouvernementales occidentales ont travaillé de concert avec les médias grand public et les réseaux sociaux pour produire des messages d’informations et de sensibilisation.

L’objectif recherché était d’induire une adhésion consentie des populations aux différents plans successifs de biopolitiques estimés comme vitaux à leur succès.

Estimant ne pas avoir atteint leurs objectifs d’une adhésion volontaire citoyenne suffisante, une dichotomie informationnelle s’est progressivement installée : il s’est constitué un discours gouvernemental émanant de sources dites « d’autorité », reprises par les médias et la presse grand public. Toute information qui était non congruente avec ce discours devenait alors progressivement qualifiée de « désinformation médicale dangereuse ».

Au nom de cet impératif dont la légitimité serait qu’il découle d’une situation d’urgence, ce double discours ne pouvait plus tolérer de nuance. Il ne restait plus qu’une vérité décrite comme absolue face à des « mensonges de désinformation ».

Au-delà des choix que tout et chacun avait pris au cours de cette période, et sans nier les réalités d’une situation d’urgence, on peut constater que les consignes et instructions dites de « vérité » émises par les différents gouvernements n’ont pas été exemptes de lourdes contradictions.

Ceux-ci ont été emprisonnés par cette posture initiale où ils se sont présentés comme les garants de la vérité factuelle face à la désinformation : le revers de cette médaille est qu’ils ne pouvaient alors plus modérer et modifier leurs discours pour l’adapter aux évolutions de la pandémie et des données scientifiques :

  • La baisse de létalité du SARS-CoV-2 selon ses mutations ne nécessitant plus de mesures aussi strictes[xi].
    • Une efficacité temporelle bien moindre des vaccins présentés initialement comme d’efficacité absolue[xii].

De nombreux professionnels de santé reconnus évoquent aujourd’hui en tant qu’experts des points de vue qui auraient été qualifiés de désinformations il y a encore un an et auraient été censurés sur les différents réseaux sociaux[xiii].

Notes


[i] Publications du journaliste Glenn Greenwald – série d’articles au sujet d’Edward Snowden et la NSA.

[ii] Twitter, META (Facebook, Instagram), Microsoft, Google.

[iii] « In wartime, truth is so precious that she should always be attended by a bodyguard of lies. » – W. Churchill.

[iv] Nombre de décrets dits « de guerre commerciale » dénoncés comme « injustes » par le camp politique démocrate ont été non seulement maintenus mais aussi reconduits depuis que ceux-ci ont repris la Maison Blanche.

[v] D. Trump n’a fait que rendre visible la politique de puissance U.S qui était dissimulée par un gant sous l’administration de B. Obama.

[vi] Kubark counterintelligence Interrogation (1963) – CIA (déclassifié en 1997).

[vii] Départ U.S d’Afghanistan, financement/armement de l’Ukraine.

[viii] Pfizer et Moderna.

[ix] On peut penser à un positionnement politique non-aligné sur l’appareil politique démocrate comme celui en train de se produire avec les élections dites « Midterm » du 8 novembre 2022.

[x] « Le piège Américain » – Frédéric Pierucci (2019).

[xi] Évolution des variants SARS-CoV-2 type « Alpha », « Delta » et « Omnicron ».

[xii] Initialement commercialisé comme immunisant à 96% et empêchant la transmission, ceux-ci sont aujourd’hui reconnus comme prélevant contre les formes graves du SARS-CoV-2 et aucune donnée n’attestant d’une transmission réduite.

[xiii] « Des vaccins et des hommes » – ARTE 2022.