La victimisation, un modus operandi dans la guerre informationnelle

Anders, Les Autres, L'Intimidation, Doigt, Suggèrent

L’EPGE a donné la parole à un haut fonctionnaire qui souhaite conserver l’anonymat en raison de sa fonction.

Comment la victimisation est devenue un outil par excellence d’accès aux stratégies d’influence et de contre-influence dans le cadre de guerre de l’information par le contenu ? La France, avec sa « grande » histoire et un empire colonial qui a défié les autres grandes puissances, fait aujourd’hui face à ce type de stratégie de la part de puissances étrangères. Celles-ci usent d’influence sur les territoires de l’ancien empire colonial à des fins de guerre économique. La victimisation, au-delà d’être issue du statut de victime, est le fruit de l’histoire et constitue dès lors un terreau fertile en matière de stratégies d’influence.

Origine du statut de victime

Dans le cadre de la formation des historiens, le premier cours de méthodologie pourrait se résumer en la phrase suivante : « Le contexte historique ne se viole pas : on ne peut juger les faits d’hier à la lumière des faits d’aujourd’hui ». Force est pourtant de constater dans la guerre de l’information par le contenu, que cette règle fondamentale n’est pas, ou très peu, appliquée. Cela donne alors libre court à de nombreux jugements de valeurs infondés scientifiquement, et ouvre ainsi la voie à tous types d’attaques informationnelles.

Les procès de Nuremberg puis celui d’Eichmann, par exemple, ont permis de mettre en lumière la reconnaissance publique des souffrances injustement infligées aux victimes, et ont permis de définir le statut de victime. Ce statut devient alors le fondement juridique nécessaire pour obtenir une reconnaissance et par conséquent une réparation. Depuis, pour être entendu sur la scène publique et obtenir une reconnaissance sociale, il est de bon ton d’endosser l’habit de victime, détourné de son acception originelle, pour créer un statut de victime utilisé à bon ou mauvais escient comme levier stratégique pour influencer une opinion.

 Il est d’autant plus aisé d’utiliser ce mode opératoire dans les sociétés post-communistes dont certaines pages de leur histoire sont souvent liées à la répression, aux massacres inter-ethniques. L’Algérie et l’Ukraine sont, à ce titre, de bons exemples de revendication identitaire. Simultanément, le retour en force du religieux remet à l’honneur les rituels de deuil et de repentance collective, forgeant ainsi un modèle victimaire, rendant ainsi le modèle héroïque dépassé sur les plans politique et social.[i]

Le poids de l’histoire

Le poids d’une histoire non contrôlée devient une faiblesse, un vecteur d’influence et de contre influence dans la guerre informationnelle par le contenu. « On ne peut pas bâtir une Nation si l’identité de son peuple n’est pas fondée à partir de son environnement, de sa culture et de son histoire. »[ii] On ne peut toutefois pas définir ce mode opératoire, pour instaurer une position victimaire dans le domaine de la guerre informationnelle, sans rappeler l’environnement par lequel il se développe, se forge et se propage, en grande partie par l’intermédiaire des médias.

Bien que liée à l’Histoire avec un grand « H », l’expression « devoir de mémoire » est apparue fin des années 1990, et n’entre dans le dictionnaire Larousse qu’en 2003. Il y est défini de la sorte : « obligation morale de témoigner, individuellement ou collectivement, d’événements dont la connaissance et la transmission sont jugées nécessaires pour tirer les leçons du passé (la Résistance ou la déportation pendant la Seconde Guerre mondiale, par exemple) ».

Initialement associé à la Shoah dans les années 1990, le devoir de mémoire sera ensuite lié à d’autres faits historiques : Première Guerre Mondiale (modifiant le statut de héros du poilu à celui de victime), génocide arménien (1915-1917), esclavage et la traite négrière, génocide au Rwanda (1994), mais également aujourd’hui la guerre d’Algérie dans le cadre des mémoires dites postcoloniales.[iii]

Cette discipline, ce devoir, se sont développés au travers des pratiques commémoratives, de l’éducation citoyenne, de la collecte de témoignages, de la politique de réparation, permettant autant d’opportunités pour des stratégies d’influences.

Une des conséquences de la mise en place de cette pratique, fréquemment relayée médiatiquement, a permis de définir une nouvelle caractéristique de loi « morale ». La loi dite mémorielle permet ainsi de présenter ou imposer un point de vue officiel relatif à des évènements historiques. Elle peut aller jusqu’à interdire toute contestation ou discussion de ces évènements sous peine de poursuites. Dans le cadre de la guerre informationnelle, cela ouvre un champ d’action considérable permettant aux politiques, aux puissances étrangères et autres acteurs, d’investir l’espace public et de présenter sous la coupe de l’histoire des dossiers mettant en scène des victimes et des coupables.

Une mémoire sélective

La Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité est un bon exemple. Cette loi fait partie des quatre lois mémorielles,  et a fait l’objet d’attaques informationnelles pour n’avoir traité que de la traite transatlantique, rendant son fondement incomplet d’un point de vue historique. Elle passe sous silence, volontairement, les traites africaines et arabes. Cet exemple illustre parfaitement le discours identitaire qui alimente la victimisation et empêche une lecture objective des événements historiques. « Une société solide n’a pas besoin de discours identitaire. L’identité nationale ne se décrète ni ne se décline : elle s’affirme dans une intégration sociale qui, pour faire écho à l’idée de nation, doit être forte et consensuelle ».

Face aux attaques médiatiques émises par des politiques, mais également des scientifiques, Christiane Taubira, déclarait sans détour qu’il ne faut pas trop évoquer la traite négrière arabo-musulmane pour que les « jeunes Arabes » ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes. Ces logiques communautaires influent aussi sur le projet mémoriel portant sur « La Route de l’esclave », décidé en 1993 par l’Unesco. Roger Botte, chercheur au Centre d’études africaines du CNRS, constate que ce projet privilégie également la traite transatlantique du fait de «la pression des représentants du monde arabe et des États africains».

Voilà un exemple particulièrement criant de l’utilisation de la victimisation, par raccourci historique et manque d’exhaustivité, à des fins politiques et d’influence, comme l’atteste par ailleurs la réaction du Président Recep Tayyib Erdogan face à la mise en place d’une journée commémorative officielle relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.

La victimisation au cœur des stratégies d’influences au sein des anciennes colonies

Exemple d’actualité, l’Algérie, ancien département français, a mis au cœur sa stratégie de communication relative à sa relation avec la France, une position victimaire. La France est présentée comme bourreau avec une surenchère permanente dans les demandes de réparation qui ne sont autres que des palliatifs à des problèmes politico-économiques. Pour ce conflit contemporain, la manipulation de l’information s’est installée dès le début d’une période de troubles qui a eu du mal à être nommée. Cela à conduit à la mise en place d’une propagande, n’hésitant pas à incriminer la France à travers ses troupes coloniales tel que l’épisode de la découverte du massacre de Mélouza, fin mai 1957 (300 victimes), dans cette page d’histoire commune. Cet événement s’inscrit parmi tant d’autres dans une lutte d’influence contre la France, doublée de l’affrontement armé entre les deux grands partis nationalistes rivaux : le Front de Libération Nationale (FLN) et le Mouvement National Algérien (MNA), et qui a ouvert le champ à une guerre totale par l’appel au « djihad anticolonial ».

Depuis l’indépendance, la construction nationale de l’Algérie s’est grandement fondée sur la guerre de libération contre la France, avec un parti unique qui n’a pas changé de stratégie de communication à l’attention de ses ressortissants plus de soixante après son indépendance. Dans le même ordre, de nombreux pays « nouvellement » indépendants ont souhaité éradiquer toutes références aux pays colonisateurs dans leur projet politique, ouvrant, à l’époque, le champ décisionnel vers deux modèles, celui de l’URSS et celui de l’Islam. Pour l’Algérie, les conséquences ont été rapidement mises en lumière et reprises en main par le pouvoir exécutif : après avoir connu la période des « pieds rouges », laissant du temps à l’islam politique de se propager et amenant ainsi le pays dans une guerre civile faisant plus de cent milles victimes. Pour autant, le contenu de ces attaques informationnelles ne semble pas correspondre à la réalité des faits retranscrits par les chiffres de l’immigration algérienne en France depuis 1962.

La manipulation des discours

De la colonisation à la guerre économique, le discours de victimisation implicitement lié au discours postcolonialiste depuis plusieurs années est adroitement utilisé contre l’intervention française et internationale au Sahel, tant par les réseaux islamistes que par les réseaux pro-russes dirigés par l’oligarque Evgueni Prigojine, à la tête du groupe Wagner.

En effet, la politique africaine de Russie, avec ses points d’ancrage (RCA, Djibouti, Cap Vert) peut se calquer sur les anciens points de passage des routes de la traite africaine des esclaves. « Mikhaïl Bogdanov a, par ailleurs, minutieusement préparé la visite de son ministre, du 5 au 9 mars 2018. Sergueï Lavrov a concentré ses efforts sur l’Afrique subsaharienne, où la Russie est économiquement la plus faible, dans l’espoir d’y conclure des accords-cadres. Le ministre a visité successivement l’Angola, la Namibie, le Mozambique, le Zimbabwe et l’Éthiopie. Dans chacun des pays, il a promu trois piliers : le renouveau ou le renforcement de la coopération militaire et de sécurité; l’ouverture des économies nationales aux investissements russes; la relance des échanges culturels et universitaires. »[iv] Il s’agit bien là, de façon implicite, d’une utilisation de la réalité historique, « partiellisée » et « partialisée » à des fin de prédation économique et culturelle au moyen de stratégies d’influence.

L’histoire est une arme de guerre informationnelle et un vecteur d’influence qui sous-tendent généralement des enjeux de puissance économique, et dont la non-maîtrise conduit inéluctablement à des stratégies vouées à l’échec à long terme. L’usage de la victimisation dans ces stratégies conduit à y introduire une vision historiquement étayée dont la force persuasive n’est plus à démonter. Il en est de même pour la stratégie turque pour son développement économique en Afrique qui offre un décryptage portant sur un modèle de « colonisation économique ». Ce mode opératoire est utilisé à travers le tissu associatif, les organisations liées aux grands pôles de l’islamisme, sur des bases historiques, visent à mélanger les questions du culte musulman, de l’immigration, du racisme[v] et ainsi à semer une confusion cognitive chez les récepteurs, il s’inscrit pleinement dans une stratégie orchestrée par la provocation, victimisation et mobilisation.

Notes


[i] Les Ukrainiens face à leur passé par Olha Ostriitchouk

[ii] Alain Juillet « Devoir de mémoire et déni d’histoire »

[iii] Le devoir de mémoire-une formule et son histoire par Sébastien Ledoux chez CNRS éditions

[iv]  IFRI : Le « grand retour » de la Russie en Afrique ?

[v] . Le projet La stratégie de conquête et d’infiltration des frères musulmans en France et dans le monde par Alexandre Del Valle et Emmanuel Razavi chez l’Artilleur éditions