La question très sensible de la reconstruction de la puissance allemande

Par Christian Harbulot

La question abordée dans « Comment l’Allemagne tente d’affaiblir durablement la France sur la question de l’énergie », rapport réalisé par des étudiants de l’Ecole de Guerre Economique, soulève indirectement le déficit des élites françaises sur la manière dont est abordé le suivi de la problématique de puissance. La question allemande relève sur ce point du cas d’école car il éclaire nos insuffisances en termes de grille de lecture.

La cécité partielle française sur l’approche de la puissance

La notion de puissance est traitée de manière récurrente à partir de critères classiques : la dissuasion nucléaire, le siège au Conseil de sécurité de l’organisation des Nations Unis, la capacité opérationnelle d’un pays dans l’engagement militaire, la force économique, le potentiel d’influence culturelle. Mais en revanche, nous ne savons pas évaluer comment un pays qui est très déficient par rapport à ce type de critères, manœuvre malgré tout pour essayer de reconstruire sa puissance.

Conditionnés par une posture historique de défense aux frontières contre un envahisseur potentiel[i], les spécialistes français qui étudient les enjeux géopolitiques ont une approche trop classique de la question allemande.

Aux lendemains de la première guerre mondiale, les officiers français qui sont chargés de surveiller l’application des clauses du Traité de Versailles[ii] sont focalisés sur le problème du réarmement de l’Allemagne. Mais ils n’accordent pas vraiment d’importance à un point secondaire du problème : la manière dont la République de Weimar cautionne le maintien d’une mémoire cognitive de l’armée du IIe Reich[iii]. Cette face cachée de l’entretien d’une pensée politico-militaire au sein de la société allemande a joué un rôle majeur dans l’expression d’un nouveau ciment idéologique. Et ce sursaut ne se limite pas au phénomène de la Reichswehr noire[iv].

Une partie des élites de la population allemande a intégré cette dimension du faible au fort. Ce réflexe de survie se perpétue lorsque le Troisième Reich est vaincu. L’Allemagne se retrouve alors de nouveau dans une position du faible au fort encore plus catastrophique qu’après 1918 : occupation quadripartite de son territoire, séparation des deux Allemagne, remise en question du militarisme, réduction très importante de sa position diplomatique dans les relations internationales, refus durable d’une fraction non négligeable de la population de revivre une nouvelle guerre, compte tenu du bilan très négatif des deux guerres mondiales précédentes.

La dissimulation des éléments constitutifs de la reconstruction d’une politique de puissance est profondément ancrée dans la matrice de pensée stratégique allemande. Ce constat se vérifie aux lendemains de la seconde guerre mondiale. Quelques années à peine après la défaite de 1945, Georges Henri Soutou[v] nous rappelle que l’attitude gouvernent allemand lors du débat sur la Communauté Européenne de Défense. La chancellerie allemande profite du contexte de la guerre froide, pour prendre la parole sur le positionnement des armes nucléaires américaines afin de mieux assurer la défense de la Future République Fédérale Allemande. Les milieux allemands qui comptent, savent que leur pays ne pourra pas retrouver une marge de manœuvre dans le domaine politico-militaire à cause du refus ancré très profondément au sein d’une partie du peuple allemand de renouer avec les aspects politico-militaires d’une politique de puissance.

La dynamique de reconstruction de la puissance allemande

L’Allemagne a entamé la reconstruction de sa puissance dès la fin des années 40. Elle ne pouvait le faire dans un premier temps que sur le plan économique. Les Etats-Unis lui ont accordé cette marge de manœuvre pour que ce pays ne s’effondre pas sur lui-même, et à cause de la pression du Bloc communiste à ses frontières. La recomposition « patriotique » du tissu économique allemand s’est fait de plusieurs manières. Dès la fin des hostilités, les autorités américaines ont autorisé la création d’une « police économique »[vi] dans ce qui restait des grandes entreprises allemandes. L’objectif est d’empêcher la résurgence des syndicats communistes dans la partie occupée par les trois puissances alliées occidentales. C’est en lisant la propagande de la République Démocratique Allemande que cette expérience qui a touché plusieurs dizaines de milliers de personnes et qui s’est prolongée jusqu’à la fin des années 50, a pu être connue.

Autre élément de nature sociologique : la manière dont un certain nombre d’officiers de la Wehrmacht[vii], libérés des camps de prisonniers, se sont insérés dans ce nouveau tissu économique en créant des entreprises qui ont constitué par la suite ce terreau de niches industrielles aux premiers plans du classement mondial.

Force est de constater que l’Allemagne a exploité au cours de ces dernières décennies tous les espaces possibles pour reconstruire sa puissance. C’est le cas visible aujourd’hui dans le bilan de son industrie d’armement qui passe sous le radar de la réticence du peuple allemand contre la guerre. Mais ce fut aussi le cas dans le domaine diplomatique. Les avancées allemandes précédant l’effondrement de l’URSS montraient la capacité d’adaptation de la classe politique allemande à soutenir des initiatives économiques à l’extérieur du pays. Alors que la RFA n’avait pas d’ambassade à Tirana, c’est Franz Joseph Strauss, le leader du parti conservateur CSU qui fit le voyage à Tirana, capitale d’une Albanie encore marxiste-léniniste, pour plaider la cause d’entreprises allemandes. Les exemples se sont multipliés depuis cette date. Et les récente tensions entre le Maroc et l’Allemagne traduisent parfois les limites de cet exercice.

L’approche de cette recomposition patriotique du terreau économique allemand n’a pas été suffisamment étudiée par nos capteurs institutionnels et académiques. Des étudiants alsaciens positionnés en Allemagne avant la chute du Mur de Berlin, ont renseigné des entités périphériques[viii] sur la manière dont s’exprimait très concrètement ce patriotisme « invisible ». Ce ne sont que quelques exemples. Il y aurait beaucoup plus à dire.

Les limites offensives de la démarche allemande

L’Allemagne a fait le choix de faire dépendre sa sécurité du parapluie militaire des Etats-Unis. Et ce choix s’inscrit dans la durée. Et il a bien entendu un coût diplomatique qui s’exprime notamment par la manière dont l’Allemagne a « corrigé » les termes du traité franco-allemand signé en 1963 par le Général de De Gaulle et Konrad Adenauer

Cette contrainte ne l’empêche pas de chercher des marges de manœuvre sur le plan géoéconomique. Comme le démontrent les accords gaziers bilatéraux signés avec la Russie et les négociations sur le tracé des pipeline. Autrement dit le seul domaine où l’Allemagne peut mener des stratégies offensives est l’échiquier économique. Que ce soit au niveau de l’Union Européenne, que ce soit sur le plan monétaire avec l’Euro, que ce soit dans le domaine industriel. Le rapport de l’EGE explicite les interactions des différentes parties prenantes allemandes en posture offensive pour appuyer la politique allemande sur la question vitale de l’énergie et la caisse de résonance de l’environnement qui lui est associée.

L’erreur répétitive française est d’avoir privilégié une lecture classique en misant sur le mythe du « couple » franco-allemand. Le général de Gaulle considérait que c’était le point de passage obligé pour réduire éventuellement la dépendance américaine de l’Europe. L’Histoire ne lui donnera pas forcément raison sur ce point.

La construction de l’Europe, aussi longue doit-elle durer, implique une approche beaucoup plus lucide des jeux de puissance. Il ne doit pas s’agir simplement de bruits de couloir au sein du pouvoir parisien mais d’une culture plus ouverte afin de contenir les risques éventuels d’un double jeu allemand qui aboutirait à un échec majeur dans la volonté de dépasser les réalités conflictuelles accumulées à travers les parcours historiques respectifs de certaines puissances du vieux continent.

Notes


[i] Au XVIIè siècle, la France est le seul pays d’Europe avec les Provinces unies à avoir appliqué une stratégie de fortifications de ses frontières par l’entremise de Vauban, ingénieur militaire, architecte et maréchal de France.

[ii] Jacques Benoist-Méchin, Histoire de l’armée allemande, Paris, Robert Laffont, collection bouquins, – tome 1, 1984.

[iii] La société civile allemande par le biais de sociétés de gymnastique ou de cercles divers s’approprie le transfert de mémoire du drapeau et de l’histoire des régiments dissous.

[iv] Gerd Krumeich nous rappelle ce qu’était la Reichswehr noire : « La Reichswehr dissoute et reconstituée selon les clauses du Traité de Versailles à raison de 100000 hommes seulement, en recruta largement. Elle réussit, malgré tous les contrôles exercés par les alliés, à tenir en réserve une soi-disant Reichswehr noire, dont firent partie des groupements d’anciens soldats. L’organisation la plus puissante en fut le Stahlhelm (casque d’acier) qui compta dans les 400000 adhérents. Parmi ces groupements figurait aussi un service d’ordre d’un petit parti ouvrier fondé en 1919 auquel adhéra un certain Adolf Hitler. »

[v] Georges-Henri Soutou, La Guerre froide de la France, 1941-1990. Paris, Tallandier, 2018. La Guerre froide : 1943-1990, Paris, Pluriel, collection, 2011.

[vi] Karl-Heinz Roth, L’autre mouvement ouvrier en Allemagne, 1945-1978, Paris, Christian Bourgois, 1979.

[vii] La série Heimat diffusée en 1984 par la chaîne de télévision allemande Das Erste relate notamment le parcours d’un de ses militaires allemands libérés qui créé une Entreprise de haute technologie.

[viii] Témoignage recueilli au sein d’Aditech à la fin des années 80 sur la manière dont des structures mixtes financées par des entreprises et le Sénat de Berlin Ouest préparait l’approche « terrain’ des futures économies de l’Est qui allaient se reconvertir au capitalisme.