La crise des farines animales : un cas d’école de guerre économique

Flamme, Allumettes, Crise

Créer une mémoire informationnelle sur les cas de guerre économique est un enjeu essentiel pour progresser dans la compréhension des stratégies des acteurs dans le domaine de la guerre économique du temps de paix. L’EPGE revient sur un cas d’école de crise informationnelle qui a touché l’agriculture française à la fin des années 90.

Pour comprendre la crise des farines animales qui furent retirées du marché, il faut prendre en compte l’ensemble des éléments :

. L’importation de soja imposée par les Etats-Unis à l’Europe après la seconde guerre mondiale dans le cadre de l’alimentation animale.

. La rupture d’approvisionnement en 1973, année où le Gouvernement américain décida l’embargo sur le soja au motif que la récolte américaine avait été mauvaise. Un nombre important de têtes de bétail dut être abattu. Ce risque lié à la dépendance du soja américain aboutit à la création des farines animales.

. Les failles des fabricants de farine qui sont à l’origine de l’affaire des poulets à la dioxine. Ce lobby réussit pendant plusieurs années à masquer ses carences avant que le scandale n’éclate.

Rappelons d’abord le contexte.

Le 19 janvier 1999, des producteurs belges de poulets constatant le comportement étrange de leurs volailles, s’entretiennent avec leur fournisseur de farines animales et lui expriment leur inquiétude  c’est le départ d’une nouvelle crise informationnelle, l’affaire des poulets à la dioxine.  Celui-ci diligente une enquête interne qui s’avérera sans réponse. Il mandate alors un fonctionnaire de l’Institut d’Expertise Vétérinaire de Santé Publique, dont les deux mois d’investigations confirmeront l’existence d’un problème d’alimentation dans une série d’élevage sans pour autant en déceler l’origine. Le ministère belge de l’agriculture est alors saisi. Le 24 mars, l’enquête menée par les services officiels permettait d’identifier l’entreprise flamande « Verkest » qui s’approvisionnait auprès de la firme «Fogra» spécialisée dans la collecte de graisses et d’huiles usagées. La présence de dioxine dans les lots de farine animale fut officiellement établie le 26 avril à l’issue d’analyses plus poussées. Le 3 mai, le ministre français de l’agriculture était informé par le gouvernement belge, qu’un incident concernant des farines animales avait eu lieu dans le courant du mois de janvier.

Le rôle du « bouchon allumeur » médiatique

Le 19 mai l’hebdomadaire satirique français, Le Canard enchaîné, citait le rapport de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation, et de la répression des Fraudes (DGCCRF) mettant en cause certaines entreprises françaises de fabrication de farines animales, entreprises soupçonnées d’ajout de boues d’épuration… Le 27 mai 1999, une chaîne de télévision flamande révélait l’affaire des poulets à la dioxine. Le lendemain, les autorités belges décrétaient le retrait immédiat de la vente des poulets et des œufs. Le 31 du mois, le Ministre français de l’agriculture critiquait violemment les usages en matière de fabrication des farines animales. Le 2 juin, la Commission européenne donnait des instructions aux pays de l’Union afin que ces derniers puissent identifier, récupérer et détruire tous les œufs et volailles en provenance de Belgique. Le 4 juin, la France et plusieurs États européens interdisaient l’importation de tous les animaux et produits animaux d’origine belge, les États-Unis, le Canada, le Koweït, Bahreïn, et l’Egypte adopteront des mesures identiques.

Au début du mois de juin 1999, le Ministère français de l’agriculture plaçait sous séquestre, un grand nombre d’élevages français (bovins et avicoles) ayant reçu des farines et des graisses animales, livrées par un producteur belge à sa filiale française, Alimex. L’identification des 25 tonnes de graisses potentiellement contaminées par la dioxine a pu être rapidement établie. Les conclusions des expertises effectuées par le laboratoire privé d’analyses industrielles Carso ont permis de lever, fin juin, cette mesure de précaution. Les éleveurs, les producteurs d’aliments pour animaux et les fabricants français de matières premières, au-delà de la baisse de leur chiffre d’affaires, furent particulièrement excédés par la tournure et l’ampleur de cette crise. La filière française de l’alimentation animale dénonça publiquement l’absence d’harmonisation des règlements communautaires et la mauvaise maîtrise des importations. Le Président Directeur Général de Guyomarc’h, Alain Decrop déclara à ce propos : « Nous sommes très agacés que la crise vienne de pays étrangers, d’Angleterre en 1996, de Belgique aujourd’hui ! Dans les deux cas, il s’agissait de fournisseurs de matières premières non conformes. Et c’est toute la filière qui en pâtit !»

En effet, que ce soit la crise de la vache folle ou les poulets à la dioxine, l’origine est identique, les farines de viande d’origine animale. La question était posée : doit-on conserver ces farines animales ? Cette crise informationnelle a mis de nouveau en lumière les trois failles majeures de cette industrie :

. Une dépendance européenne aux importations américaines de tourteaux de soja;

. Les contradictions politiques intra-communautaires concernant l’interdiction des farines animales.

. l’absence d’une législation européenne en matière de sécurité alimentaire et d’une autorité sanitaire et alimentaire européenne dotée d’un pouvoir de contrôle.

Les conséquences de la dépendance européenne à l’égard du soja américain

Concernant la dépendance européenne en matière de soja, il convient de se souvenir que? lors des négociations agricoles de l’Uruguay Round du GATT (1986-1993), l’Europe a accepté de limiter à 5 millions d’hectares ses surfaces plantées en protéagineux et en oléagineux. Cela représentait un déficit de l’ordre de 30 % en matière protéines végétales. De facot, l’Europe demeurait donc très dépendante du soja américain. En France, le remplacement des 430 000 tonnes de farine animale nécessitait l’importation de 560 000 tonnes de tourteaux de soja supplémentaires. Il allait de même pour l’Europe qui était donc contrainte d’importer quelques 2,5 millions d’autres tonnes afin de suppléer aux 2 millions de tonnes de farine animale interdites à la production depuis cette crise.

Ce conflit économique livré aux Européens par les Américains est d’autant plus prégnant qu’il pouvait être mieux maîtrisé si l’Union européenne avait manifesté une autonomie plus affirmée en matière agricole. L’Europe avait en effet les moyens de remplacer ces farines animales en leur substituant une plante protéagineuse bien adaptée à nos climats : le lupin. Cette variété végétale cultivée et étudiée en Allemagne entre les deux guerres mondiales possède des graines très riches en protéines et pourrait remplacer avantageusement les tourteaux de soja. Dans les années 1950, les Américains ont dénoncé cette plante comme étant la plante favorite de Hitler. À l’époque, cette rumeur eut comme conséquence la suppression d’un grand nombre de cultures de lupin en Allemagne de l’Ouest. Dans les années soixante, la Pologne fit de cette plante une culture intensive afin de nourrir son bétail jusqu’à ce que les directeurs des treize usines d’aliments pour animaux décident que les tourteaux de soja américains étaient meilleurs pour l’alimentation animale. L’industrialisation en Europe de la fabrication des farines animales date de 1973, année où le Gouvernement américain décida l’embargo sur le soja au motif que la récolte américaine avait été mauvaise. L’Europe se retrouva contrainte d’utiliser comme substitut la seule matière première disponible, c’est à dire les carcasses d’animaux. Rappelons qu’aujourd’hui, elle ne peut cultiver que 5 millions d’hectares en protéagineux.

Si, hormis la France, aucun pays de l’Union européenne ne s’est exprimé publiquement sur la suppression des farines de viandes d’origine animale, il semble avéré que l’Allemagne ait orchestré une opération de discrédit de son partenaire français. Une savante manipulation médiatique fut ainsi élaborée dans l’intention d’afficher les contradictions françaises sur ce dossier. À partir d’un article de l’hebdomadaire français Le Canard Enchaîné qui relatait les extraits d’un rapport confidentiel d’une administration française, la chaîne de télévision publique allemande ARD a diffusé un reportage dans lequel un scientifique français était interrogé sur l’utilisation des farines animales. Ce magazine télévisé conçu dans le seul dessin de déstabiliser les deux ministres français en charge du dossier (Monsieur Glavany, ministre de l’Agriculture et de la Pêche et Monsieur Kouchner Secrétaire d’État à la santé et à l’action sociale) amènera au retrait partiel des volailles françaises sur le territoire allemand.

Une offensive informationnelle allemande contre la France

La position de la France était connue et ferme : il fallait supprimer les farines de viandes d’origine animale. La position de l’Allemagne n’était pas officiellement établie, mais la brève campagne de déstabilisation entreprise laissa présager une réelle opposition à l’attitude française. La tactique allemande déployée pour l’occasion fut la suivante : démontrer à l’opinion publique européenne que la France, pourtant à la pointe de la réglementation en matière de sécurité alimentaire, n’était pas à l’abri de dysfonctionnements internes. Il s’agissait de la mettre face à ses contradictions. La méthode employée, en l’occurrence la stratégie indirecte, s’est appuyé sur des informations ouvertes et vérifiables, relatées par un média français dûment distingué, et assorti de commentaires d’expert français. Le choix du média s’est avéré fondamental pour s’assurer une efficacité exemplaire. En effet, Le canard enchaîné est un hebdomadaire satirique, financièrement indépendant, que les Français dans leur grande majorité apprécient et jugent fiable. L’article qui est sorti dans ses colonnes a insisté sur le manque de contrôle de l’application de la réglementation sanitaire dans les stations d’équarrissage. La personnalité sélectionnée fut tout aussi judicieuse dans la mesure où elle crédibilisait naturellement le discours. Le support médiatique, ou caisse de résonance fut enfin la pierre angulaire de toute opération de déstabilisation : dans notre cas, l’opération s’est concrétisée par la diffusion d’un documentaire sur une chaîne publique de télévision. Il convient de souligner que cette émission n’a pu être réalisée à l’époque, qu’avec l’accord des dirigeants de la chaîne et l’autorisation implicite du gouvernement local ou fédéral. Ajoutons que la date de diffusion ne fut pas innocente, deux mois seulement s’étaient écoulés depuis la révélation de l’affaire des poulets à la dioxine.

La direction générale de l’agriculture à Bruxelles s’est trouvée dans l’obligation de réagir à la diffusion du documentaire allemand du 14 août 1999. Dès lors, qu’elle que soit la prise de position des instances européennes, le débat a été porté au niveau international. La manipulation atteignit son objectif premier. Le Directeur de l’agriculture, citant le média allemand, sommera par la suite le gouvernement français de s’expliquer. Cette correspondance sera à son tour reprise par la presse hexagonale. Le 18 août, Le gouvernement rédigea en toute hâte un communiqué de presse reconnaissant les infractions relevées par ses services. Finalement, les volailles françaises furent retirées des magasins allemands pendant plusieurs jours. Cette opération de contre-information ateignit son but. La France s’est trouvée confrontée à une attaque par média interposé. La rapidité et la justesse de cette frappe a déstabilisé le gouvernement français qui n’avait malheureusement pas anticipé ce type d’offensive venant d’un partenaire privilégié.