Guerres puniques : rapports de force géoéconomiques entre Rome et Carthage

L’EPGE poursuit son exploration de cas d’école historiques. Ce compte rendu a été réalisé par Thomas Guillaume (SIE 27 de l’EGE).

Deux superpuissances antiques, Carthage et Rome, se sont engagées dans un duel pour la suprématie. Les racines de ce conflit remontent à des différends maritimes et commerciaux. L’évolution du rapport de force dans l’Antiquité se caractérise par une interdépendance marquée et une recherche continue d’autonomie stratégique. La capture des sites stratégiques et les techniques de mobilisation de l’opinion publique ainsi que de guerre informationnelle ou économique ont façonné ce conflit ce qui a permis à Rome de dominer économiquement puis militairement Carthage. Cet article se focalise sur les périodes de paix entre ces deux puissances, précisément entre la première et la deuxième guerre puis entre la deuxième et la troisième guerre punique.

  1. Maritimes contre terriens : dichotomie économique et géopolitique

Située sur la côte nord-africaine, Carthage se tenait incontestablement en tant que grande puissance maritime de l’époque, rendue célèbre par son artisanat de pourpre et son ivoire. Son empire commercial1 reposait solidement sur la maîtrise des routes maritimes méditerranéennes, lui conférant ainsi une influence considérable sur le commerce méditerranéen. Les Carthaginois excellaient dans les domaines de la navigation, de la construction navale et de la gestion des flottes marchandes. Leur économie reposait largement sur des monopoles commerciaux, en particulier l’importation de matières premières précieuses, telles que l’or, l’argent, les métaux et les produits alimentaires. Le pouvoir de cette puissance était incarné par le Suffète et une oligarchie marchande (conseils des anciens), plaçant les intérêts commerciaux au cœur du pouvoir et créant ainsi une élite dominante.

De l’autre côté de la Méditerranée, Rome se dressait en tant que grande puissance terrestre de l’Antiquité. Son économie était fondée sur l’agriculture, l’exploitation des terres et la production de biens. L’abondance de ressources agricoles était assurée grâce aux terres fertiles en Italie. Les Romains se distinguaient également par leur expertise en gestion des infrastructures et en ingénierie civile, renforçant ainsi leur économie intérieure. À Rome, les dirigeants politiques, tels que les consuls et les sénateurs, jouaient un rôle clé dans la stratégie économique, agissant à travers la législation et la taxation.

  1. Tracés de rivalité : routes maritimes, ressources et quête de suprématie

L’une des principales raisons de la rivalité entre Carthage et Rome était le contrôle des routes commerciales maritimes. La Méditerranée constituait un hub vital pour le commerce de l’Antiquité. La taxation des navires marchands, la sécurité des voies maritimes, l’accès aux marchés lucratifs ou encore les zones de pêche constituaient les principaux enjeux à cette époque.

Autre objectif majeur qui sous-tend ce rapport de force : les ressources naturelles. À cet égard, Carthage était particulièrement dépendante de ses colonies, en témoigne l’importance accordée aux mines d’argent situées en Espagne2, ou encore celle des greniers de Sardaigne (la Sicile et les relais maritimes étant indispensables à l’hégémonie Commerciale).

Tandis que Rome cherchait à sécuriser ses approvisionnements en métaux précieux tout en développant ses ressources agricoles. Rome avait aussi une dépendance vis-à-vis de Carthage, pour un sujet secondaire, mais véritables objets d’apparat essentiels aux prestiges de Rome : les animaux exotiques, pour les arènes. Outre les aspects géo-économiques, la guerre économique entre Carthage et Rome était étroitement liée à la quête de suprématie géopolitique, philosophique et commerciale.

Chacune de ces cités considérait sa prospérité économique comme un moyen de renforcer son pouvoir et son influence sur d’autres cités-États méditerranéennes. Les enjeux étaient donc également géopolitiques.

De fait, les enjeux comprenaient la création de coalitions commerciales, la garantie de la sécurité des routes commerciales, et l’accès aux marchés d’exportation.

Pour apaiser les tensions grandissantes selon Polybe3, de nombreux traités ont été ratifiés par Carthage et Rome, afin de créer une désescalade et d’encadrer le droit entre ces deux États qui dépendait au fond l’un de l’autre pour accroître leur qualité de vie en temps de paix.

Malgré cela, une première guerre punique éclate pour le contrôle de la Sicile, enjeux alimentaires, hub stratégique d’exportation et identitaire. Gagnée par Rome, en raison de la proximité de débarquement, qui impose de nombreuses sanctions majoritairement économiques à Carthage.

  1. Stratégies de domination : instruments économiques, propagande et subterfuges
  1. La Suprématie maritime de Carthage : contrôle et monopole des routes commerciales

La grandeur de Carthage se forgeait à travers son vaste réseau commercial et économique, qui lui conférait un avantage stratégique indéniable. Au cœur de cette suprématie, se trouvait une flotte maritime imposante, permettant non seulement d’établir des embargos et de maintenir des monopoles sur des ressources essentielles, mais aussi de fixer des tarifs douaniers élevés qui protégeaient et stimulaient son industrie locale. Par ce biais, Carthage exerçait un contrôle ferme sur les routes commerciales, et les ports vitaux, manœuvrant habilement entre la diplomatie économique et la contrainte. Bien que cette stratégie de domination commerciale ait été redoutablement efficace, elle comportait des risques de contre-mesures et de conflits potentiels. Néanmoins, ce réseau commercial demeurait le pilier de la puissance carthaginoise, leur permettant d’étendre leur influence et de consolider leur hégémonie à travers la Méditerranée.

  1. La stratégie de souveraineté de Rome : autosuffisance et influence monétaire

La montée en puissance de Rome s’est cristallisée autour d’une stratégie de souveraineté qui réduisait sa dépendance économique, contrairement à Carthage qui restait ancrée dans sa dynamique commerciale. Par l’annexion de régions agricoles fertiles, Rome a accru sa production alimentaire tout en minimisant son besoin d’importer, renforçant ainsi son autosuffisance. La mise en circulation du denier, conséquence directe de la dévaluation de l’as après les guerres puniques, a non seulement stimulé les échanges, mais aussi soutenu une monétisation croissante de l’économie romaine. Cette monnaie devenait également un vecteur de propagande politique4, glorifiant les accomplissements des magistrats, et étendant l’influence romaine. Parallèlement, des systèmes fiscaux spécifiques, à l’instar du Lex Hieronica5 en Sicile, réglementaient l’imposition agricole, contribuant à l’autonomie financière des territoires sous contrôle romain. Bien que ces politiques aient consolidé la stabilité et l’influence de Rome, elles ont aussi engendré des tensions internes, mettant en lumière la complexité des réformes agraires et monétaires. En définitive, ces mesures soulignent une approche multidimensionnelle de Rome pour asseoir sa puissance, marquant une divergence significative avec la dépendance commerciale de Carthage et forgeant un empire romain, économiquement robuste et stratégiquement indépendant.

  1. La vision stratégique de Caton l’Ancien : sauvegarde identitaire et prééminence romaine

La cohérence de Rome envers son passé et son opiniâtreté face au futur se matérialisent dans la figure de Caton l’Ancien, un symbole multidisciplinaire des guerres économiques et cognitives. Celui que l’on nomme aussi le Censeur illustre la complexité d’une Rome luttant à la fois contre des menaces externes et pour la préservation de son identité culturelle. Au cœur de cette dynamique, se trouve l’espionnage économique et la diplomatie économique, où des figures telles que Caton jouent un rôle crucial en tant que collecteurs d’informations et relais d’influence pour la puissance romaine.

Caton, lors de son célèbre voyage en Afrique, observa la résurgence de Carthage et prit conscience de l’urgence d’une action romaine. Cette prise de conscience le poussa à terminer chaque discours par la désormais célèbre maxime :

« Ceterum censeo Carthaginem esse delendam ».

(En outre, je suis d’avis qu’il faut détruire Carthage).

mettant en lumière la persévérance de Rome dans l’accomplissement de ses objectifs.

Mais au-delà de la sphère militaire, Caton se dresse en champion de l’identité romaine, résistant à l’hellénisation et aux influences étrangères qui menacent la simplicité et l’intégrité traditionnelle romaines (tandis que Carthage est littéralement multiculturelle et ouverte). Il intervient également sur le plan économique et social, notamment à travers l’imposition de taxes sur les vêtements, les ornements personnels et l’achat de jeunes esclaves comme « favoris ». En parallèle avec son action en urbanisme pour favoriser l’infrastructure publique stratégique tels que des investissements dans les aqueducs.

Il faut reconnaître, toutefois, que la gestion de Caton n’était pas sans controverses, notamment son opposition aux Scipions et son rôle de censeur qui, bien que visant à maintenir l’intégrité des élites, pourrait aussi être perçu comme un exercice de pouvoir personnel et une imposition de ses propres valeurs morales à la société romaine. Ses lois cherchent à réguler l’économie et à combattre la corruption, tout en favorisant une certaine équité sociale. En ajustant les contributions des publicains et en régulant les marchés des travaux publics, Caton démontre une gestion équilibrée et stratégique des finances publiques.

En conclusion, la figure de Caton le Censeur incarne l’esprit de Rome : une civilisation qui puise dans son histoire pour forger son avenir. Sa stratégie, bien que controversée, témoigne d’une Rome désireuse de préserver son héritage tout en s’adaptant aux exigences changeantes de la politique et de l’économie. Son héritage guide ainsi Rome dans sa quête de puissance, entretenue par une vision à long terme et une volonté de maintenir l’ordre social et culturel.

  1. Scipion et Massinissa : L’échiquier méditerranéen de l’alliance et du renseignement

Rome, dans son habileté stratégique, a su tirer parti des rivalités régionales pour asseoir son influence en Méditerranée, notamment en recrutant Massinissa, un allié précieux autrefois maltraité par Carthage. Cette alliance opportune offrit à Scipion l’Africain une ouverture stratégique sur le territoire carthaginois, l’équivalent de l’Algérie moderne, qui fut cruciale tant pour le renseignement en période de tensions commerciales que pour l’établissement de têtes de pont durant les conflits militaires. Cependant, cette ingéniosité n’était pas l’apanage de Rome seule; Carthage déploya elle aussi ses ruses, envoyant des émissaires à Rome sous couvert de diplomatie qui, sous prétexte d’ambassade, y séjournèrent afin de s’informer des décisions des magistrats romains, un fait souligné par Fabius Pictor dans ses récits de stratagèmes.

  1. Stratagèmes et propagande : la narration de Rome dans la domination méditerranéenne

La propagande, ce levier déterminant de la guerre informationnelle, s’avéra un outil d’une grande finesse lors des affrontements économiques entre Rome et Carthage. Les censeurs romains, entre autres, s’en servaient habilement lors de leurs discours publics pour façonner l’opinion en faveur de Rome, en magnifiant les succès économiques, diabolisant l’ennemi, et exaltant leur propre puissance économique. Cette stratégie incluait également l’exaltation de prouesses militaires et technologiques comme le « corbeau »6 naval, illustrant l’ingéniosité romaine à transposer l’avantage de leurs légions en combat terrestre à la guerre navale, une innovation décisive pour la suprématie en Méditerranée. Ce maniement de l’avancée technologique comme vecteur d’influence résonne à travers l’histoire, évoqué dans la glorification de la Royal Air Force par Churchill ou lors de la guerre froide avec la course spatiale. Par ailleurs, Rome n’a pas hésité à exploiter le concept de « guerre juste » en invoquant la supériorité du sang romain et en déshumanisant l’adversaire, ce qui permit de renverser des alliances, comme l’atteste le ralliement de Syracuse, antérieurement alliée de Carthage. Fabius témoigne dans Stratagèmes : “Gélon, tyran de Syracuse, commençant la guerre contre les Carthaginois, parmi un grand nombre de prisonniers choisit, surtout dans les auxiliaires, ceux qui étaient les plus noirs, et les montra tout nus à ses soldats, pour leur en donner le mépris.” Ici, le parallèle contemporain est sans équivoque.

IV. L’Ascension et le déclin : impact des Guerres Punique

PériodeSuperficie de Carthage (km²)Superficie de Rome (km²)
Avant la première guerre punique1 000 000.00350 000.00
Après la première guerre punique974 251.55375 748.45
Après la seconde guerre punique385 481.55964 518.45
Après la troisième guerre punique0.001 548 000.00

*Il est important de noter que les chiffres présentés dans le tableau sont des estimations basées sur des données historiques et géographiques disponibles. Les captures annexes de Rome sont prises en compte.

Les guerres économiques donnèrent naissance à de nouvelles élites économiques dans les deux sociétés. À Carthage, les marchands et les armateurs sont devenus des figures puissantes, influençant la politique et la diplomatie de la cité car ils participaient de plus en plus au financement des armées de mercenaires défendant Carthage, tels que les Barcides, la famille d’Hannibal, mêlant intérêt personnel au sein des affaire publique.

À Rome, les propriétaires terriens et les investisseurs, prêteurs privés dans les provinces conquises, sont devenus des élites économiques influentes, tandis que les Censeurs exerçaient un contrôle de plus en plus rigoureux sur les comportements et étaient des propagandistes de haut vol.

Ainsi, la deuxième guerre punique marqua un tournant décisif dans le rapport de force commercial. Rome, dirigée par des généraux tels que Scipion l’Africain, a réussi à vaincre Carthage, contraignant cette dernière à d’énormes concessions économiques. Carthage a perdu des territoires riches en ressources, a dut payer d’énormes indemnités de guerre et fut contrainte de limiter sa flotte.

La Troisième Guerre punique scella le sort de Carthage. En 146 av. J.-C., Rome a conquis puis  détruit Carthage par le feu et la masse, la déclarant Sacer.

V. Échos antiques dans la rivalité moderne : une réflexion sur les parallèles entre l’antagonisme romano-carthaginois et la compétition sino-américaine

L’analyse des parallèles historiques entre les anciennes rivalités de puissance et les dynamiques contemporaines peut éclairer les stratégies et les prévisions des conflits actuels. La lutte pour la prédominance économique et politique entre Rome et Carthage offre un miroir historique fascinant pour comprendre la montée de la Chine face aux États-Unis.

Le modèle romain, axé sur une unité culturelle et un nationalisme fort, trouve un écho dans la montée de la Chine. L’Empire du Milieu a concentré ses efforts pour se positionner comme un leader technologique et économique, enracinant sa puissance dans une législation nationale stricte et des investissements massifs, similaires à l’approche romaine de consolidation de son autorité à travers des structures législatives et infrastructurelles solides. La Belt and Road Initiative de la Chine, par exemple, est une réminiscence moderne des efforts romains pour contrôler les voies commerciales et étendre leur influence.

En parallèle, les États-Unis partagent avec Carthage une ouverture culturelle et une dépendance marquée envers le commerce international et les importations. Cette similitude se retrouve aussi dans le tissu multiculturel des deux sociétés, qui ont été et sont façonnées par des vagues successives d’immigration et une assimilation de diverses influences culturelles. Les États-Unis, comme Carthage à son époque, sont devenus un creuset pour l’innovation grâce à cette diversité.

La compétition entre les États-Unis et la Chine en termes de suprématie technologique, le contrôle des routes commerciales et l’influence géopolitique mondiale reflète la confrontation antique pour des avantages similaires. La guerre informationnelle reste pertinente, évoluant des forums et des discours publics romains vers l’utilisation sophistiquée des médias sociaux et des plateformes numériques, soulignant que le contrôle du récit est une constante dans la quête du pouvoir.

Cette rivalité moderne, tout comme celle de Rome et Carthage, se joue sur de nombreux fronts : monnaie de réserve, alternative monétaire dans le commerce international, influence culturelle et politique, alliances stratégiques, et surtout, la domination technologique. Chaque nation cherche à affirmer son système de valeurs, son modèle économique et son mode de gouvernance comme étalon pour le reste du monde, projetant leur compétition bien au-delà de leurs frontières, dans une lutte globale pour l’influence et la suprématie.

L’Europe, et surtout la France, doit s’inspirer de la résolution et de l’ingéniosité romaine pour façonner son destin, affirmant ainsi sa volonté de devenir le maître de sa propre épopée économique et géopolitique, plutôt que de suivre le chemin de Carthage, qui, malgré sa splendeur commerciale, a fini par succomber et s’éteindre sous le poids d’une concurrence impitoyable. Ou d’être limité à un statut d’Etat client.

Notes en bas texte


  1. Carthaginian Trade, Mark Cartwright
  2. Les Mines de la péninsule Ibérique dans l’Antiquité romaine, de Claude Domergue, 1990
  3. Histoires, Polybe, IIe siècle av. J.-C
  4. The Use of Propaganda on an Augustan Denarius, de Jens Ibsen et Melissa Miller
  5. https://en.wikipedia.org/wiki/Lex_Hieronica
  6.  https://fr.wikipedia.org/wiki/Corbeau_(syst%C3%A8me_d%27abordage)

Sources et Bibliographie


Twenty-four lessons from antiquity to the renaissance, Georges Cuvierrces.

Cité, territoire et fiscalité , de Mireille Corbier.

Carthaginian Trade, Mark Cartwright

Histoire de Carthage, Brian H. Warmington, 1961.

Les Mines de la péninsule Ibérique dans l’Antiquité romaine, Claude Domergue, 1990.

Stratagèmes et Ruses Politique, Polyen.

Stratagème, Fabius.

Denier et monnaies

Portraits of Change: Ancient Coins, de Liz Hahn Benge

The Use of Propaganda on an Augustan Denarius, Jens Ibsen et Melissa Miller.

Coinage and Money under the Roman Republic: Italy and the Mediterranean Economy, M.H. Crawford,.

Bankierzy i operacje bankierskie w starożytnym Rzymie, Piotr Niczyporuk .

Money in Classical Antiquity, Sitta von Reden .