Compte rendu de l’ouvrage de Christian Harbulot, L’art de la Guerre Economique

En prévision de la sortie du prochain ouvrage de Christian Harbulot, Guerres économiques au XXIe siècle qui sortira en février 2024 aux éditions VA éditions, l’EPGE publie ce compte rendu rédigé par Hasnae Chami-Boudrika[i], sur L’art de la guerre économique (son précédent ouvrage chez VA éditions).

Une guerre économique dans une Europe bouleversée et motivée par les impératifs de développement technologique

La guerre économique s’est concrétisée en Europe, à la Révolution Russe de 1917, lorsque les bolcheviks ont voulu développer l’industrie et l’agriculture, en rivalité avec le système occidental d’économie de marché. Afin d’acquérir les connaissances industrielles et rattraper son retard sur les pays capitalistes, l’Union soviétique chargea la direction du Parti communiste de mobiliser ses ressources humaines de militants liés à la Troisième Internationale. C’était la première fois qu’un Etat faisait appel à son réseau mondial pour espionner les économies adverses en vue de trouver des solutions industrielles. Ensuite, l’URSS a poursuivi sur cette lancée pour rattraper son retard dans les secteurs civils et militaires en copiant sur les industries occidentales.

Un cas similaire se présenta en Allemagne lorsque la République de Weimar encouragea les missions d’espionnage allemand aux Etats-Unis sur des sujets industriels et aéronautiques pour contourner les limites imposées par le Traité de Versailles. Malgré cela, l’idéologie de solidarité émanant du Bloc de l’Ouest avait mis de côté tout affrontement économique, jusqu’aux années 60 où les rapports de force économiques ressurgirent en Occident. En France, le général de Gaulle affronta la puissance américaine à partir du début de la Vème République, sur la thématique de l’hégémonie pétrolière des compagnies anglo-saxonnes, avec la création d’Elf Aquitaine. Contrairement à la France, l’Allemagne tira de plus grands avantages avec les processus de normalisation dans la construction européenne pour une logique d’encerclement du marché.

Fraîchement sortie de la colonisation occidentale, l’Asie rattrape son retard industriel par son adhésion au libéralisme

En Asie, la dynamique économique s’est manifestée de plusieurs manières. Au Japon, l’Etat a pris ses distances avec la colonisation occidentale en renforçant ses infrastructures industrielles via différents moyens tels que la copie de machines, les transferts techniques et l’espionnage industriel. La Corée du Sud est le premier pays à avoir pleinement assumé le contexte de guerre économique en l’intégrant dans son système éducatif. Quant à la Chine, le capitalisme d’Etat s’est inspiré à la fois du Japon, de la Corée du Sud mais aussi des techniques offensives dissimulées pratiquées par les Etats-Unis, pour attirer les entreprises étrangères dans des zones économiques et avoir le transfert de technologie. Dès les années 90, le Japon tenta de renforcer sa position via la diffusion internationale de ses connaissances technologiques. Pour justifier cette tentative technoglobaliste, rapidement contrée par les Etats-Unis et par l’Europe, le Japon expliquait alors vouloir réduire les écarts entre pays du Nord et pays du Sud.

Les pays occidentaux n’avaient pas imaginé que leur tendance à masquer leur stratégies de conquête économique sous des discours aseptisés prônant le libre-échange pourrait être adoptée par d’autres pays comme la Chine. De cette manière, son adhésion apparente au libéralisme via l’ouverture des marchés concurrentiels permettait en réalité à la Chine de consolider son appareil industriel et sa puissance économique. La France, qui constate actuellement qu’il est peut-être déjà trop tard pour agir, pourrait s’inspirer de cette stratégie Pékinoise de résilience. 

Une politique américaine de protection de ses intérêts économiques internes, face à l’émergence de nouveaux empires

En 1993, le Conseil Economique National, en lien avec le Conseil National de Sécurité, fut créé aux Etats-Unis pour défendre les intérêts économiques des entreprises américaines lors des appels d’offre face à la concurrence. Ce National Industry Security Programm intervenait aussi en réponse aux pressions commerciales européennes et asiatiques venant déstabiliser la position industrielle des Etats-Unis en tant que leader du monde. Vis-à-vis de l’Europe, les Etats-Unis, bien qu’étant considérés par celle-ci comme leur meilleur allié, ne prendrait pas le risque stratégique de soutenir l’autonomie européenne, étant donné qu’un empire n’a aucun intérêt à encourager la naissance d’un empire concurrent. Par exemple, l’Allemagne, pays vaincu à la seconde guerre mondiale, se rapproche de plus en plus d’un positionnement de puissance.

L’échiquier de guerre économique qui révèle l’art de la dissimulation des actions d’influence, d’ingérence et de guerre informationnelle

Sujet tabou en France, la guerre économique a dessiné ses premiers contours modernes dès les années 80 avant de se concrétiser dans les années 90 lors de l’effondrement du système soviétique. Cette guerre économique consiste à mener subtilement une démarche pour affaiblir un adversaire sans pour autant apparaître comme un agresseur. Pour citer Sun Tzu[ii], « le meilleur savoir n’est pas de gagner cent victoires dans cent batailles, mais plutôt de vaincre l’ennemi sans combattre ». Il s’agit donc de tout un art de dissimulation des traces de la violence brute pour soumettre un peuple, conquérir un territoire, et s’emparer des richesses, via une stratégie indirecte.

La guerre économique recouvre plusieurs types d’action tels que l’espionnage industriel, les opérations d’ingérence, l’influence et la guerre de l’information. Par la nature indirecte et discrète de ces approches, il est difficile d’apporter des preuves sur l’existence d’une guerre économique. Pourtant, certaines batailles commerciales se perdent après une guerre souterraine et cela se reflète ensuite de manière tout à fait apparente dans le chômage et dans la perte de compétitivité industrielle. D’où la nécessité d’étendre sa stratégie, au-delà de l’innovation et du commerce, vers la compréhension des actions souterraines d’ingérence et d’influence étrangères.

Pourtant, le rapport Martre a mis en évidence chez les chefs d’entreprises français une difficulté à comprendre les dimensions informationnelles des attaques économiques. Avec des lacunes dues à leur vision purement concurrentielle, à l’absence d’état d’esprit défensif et à la faible anticipation des attaques, ainsi qu’aux marges de manœuvre limitées lors des gestions de crise. Une des grilles de lecture pertinente pour comprendre le jeu des acteurs consiste à avoir une représentation par échiquiers utilisant la métaphore du jeu d’échecs. De cette manière, il est possible de catégoriser l’échiquier avec un axe concurrentiel qui représente les concurrents, les fournisseurs et les groupements professionnels, un axe de la société civile avec les consommateurs, les syndicats, associations et groupements d’intérêt et un axe institutionnel comprenant l’Etat, les pouvoirs publics, les collectivités et institutions. 

L’émergence du social learning comme outil d’infiltration étrangère sous couverture de cause humanitaire

Le social learning[iii] est une nouvelle méthode permettant l’entrée dans des pays en difficulté sous couverture de cause humanitaire. Ce type d’opération camoufle l’intervention comme étant une opération à vocation humaniste. Il s’agit d’un affrontement cognitif sous l’angle idéologique afin d’infiltrer les superstructures politiques et culturelles du pays. Cette théorie d’hégémonie a été théorisée par l’italien communiste Antonio Gramsci avec l’analyse de la défaite du parti communiste italien. Un exemple de social learning a eu lieu lors de la guerre de Corée et la guerre du Vietnam lorsque le Pentagone a sourcé les centres universitaires, politiques et économiques pour des besoins d’human intelligence. En parallèle, des promoteurs invisibles faits de conseillers humanitaires, psychologues et linguistes ont acquis de manière indirecte les informations stratégiques sur les opérations civilo-militaires.      

La revanche du faible grâce à la société de l’information

Au 21ème siècle, l’intelligence économique doit exploiter le champs de sources ouvertes en vue de décrypter les nouvelles formes d’affrontement et les attaques informationnelles, étant donné que les spécialistes du monde du renseignement sont tenus au secret. En effet, au-delà de l’échiquier concurrentiel sur lequel se base le fort, les failles informationnelles prennent une valeur décisive pour affaiblir le fort ou pour donner des avantages tactiques au faible. Ainsi, malgré sa pugnacité, le fort peut avoir du mal à résister sur le long terme aux guérillas informationnelles de minorités de la société civile. D’autant plus que pendant que le fort s’appuie sur ses relations politiques, médiatiques et institutionnelles, le faible tente d’attirer l’attention des médias à partir de sujets sociétaux comme la protection de l’environnement, les problèmes de santé, de développement et l’alimentation.

Par le passé, le vainqueur des guerres économiques était celui qui pouvait démontrer sa force militaire, et étaler sa puissance territoriale et commerciale. Désormais, l’art de la guerre économique est passé au niveau du levier stratégique, et au pouvoir de rendre les autres dépendants de ses technologies, de sa finance, et de ses règles sur l’économie de marché. Ce qui se traduit souvent par des attaques au niveau informationnel fusionnées dans la complexité de la société de l’information. Ainsi, les technologies de l’information ont facilité le potentiel offensif en augmentant les possibilités d’attaque à travers de nouveaux moyens de communication Internet, réseaux sociaux et téléphonique mobile.

La société de l’information est venue bouleverser le rapport de force d’affrontement dans lequel le plus fort gagnait contre le plus faible, créant une nouvelle approche vis-à-vis de la guerre économique. Le rapport de force entre le faible, représenté par les activistes de la société civile, et le fort représenté par le gouvernement ou le patronat, a été bouleversé par l’arrivée d’internet. Sans oublier la perte de légitimité de la parole du fort et l’adoption par les médias d’attitudes opportunistes axées sur l’émotionnel et la naissance de nouveaux espaces informationnels hors du contrôle du fort. A noter également qu’il arrive parfois que le faible, malgré son positionnement comme défenseur autoproclamé des citoyens, soit en réalisé une vitrine pour des parties prenantes ne souhaitant pas apparaître dans le débat.

Pour mieux comprendre l’étendue de l’activisme de la société civile dans le monde virtuel, les nuages informationnels établissent des points sur chaque émetteur d’information afin de pouvoir les cartographier et suivre leur évolution. Cependant, ce travail de longue haleine nécessite de la traçabilité pour suivre les flux d’information, de la sociologie pour comprendre les profils des internautes, de l’analyse pour étudier les contenus des blogs et des sites et du suivi pour établir les relations entre ces acteurs et la chronologie de leurs échanges. Cette approche ne vise pas à ficher les individus comme dans une logique policière mais à comprendre la structuration des campagnes polémiques, sachant que les positions extrémistes génèrent des flux informationnels plus importants quelle que soit la pertinence de leur propos.

Notes


[i] Responsable de veille et d’analyse stratégique à UM6P France.

[ii] Sun Tzu par Alain Thote, l’art de la guerre, Paris, Flammarion, 2017

[iii] Ouvrage collectif coordonné par Ludovic François, Business sous influence, Marchés financirs, ONG, marketers, Etats … Qui manipule qui ? Editions d’Organisation, 2004.

Récapitulatif des ouvrages de Christian Harbulot sur la guerre économique :

  • Techniques offensives et guerre économique, Paris, Aditech, 1989.
  • La machine de guerre économique, Paris, Economica, 1992.
  • La main invisible des puissances, Paris, Ellipses, 2007.
  • L’art de la guerre économique, Paris, VA éditions, 2018.
  • Guerres économiques du XXI siècle, VA éditions, 2024.