Comment la France va perdre la présidence d’un comité technique normatif d’influence mondiale

Par Pierre Deplanche, professeur agrégé chez Université de Bourgogne

Dans sa communication du 2 février 2022 sur une « Stratégie de l’UE en matière de normalisation : définir des normes mondiales à l’appui d’un marché unique européen résilient, écologique et numérique« [i], la Commission Européenne  annonce la création d’un forum européen de haut niveau sur la normalisation pour fixer des priorités, donner des conseils sur les besoins futurs en matière de normalisation, coordonner une représentation efficace des intérêts de l’Union dans les forums internationaux de normalisation et  veiller à ce que les activités de normalisation européenne répondent aux besoins de rendre l’économie de l’Union plus verte, numérique, équitable et durable.

Depuis, le discours politique national semble s’être revigoré. On parle de l’influence française en normalisation ; on se targue de sa présence déjà très marquée dans les sphères ad hoc ; on débat de la nécessité de son accroissement. On affirme avoir parfaitement conscience que le développement de l’influence française en normalisation est d’autant plus crucial que les développements scientifiques sont rapides, que l’innovation et que les défis technologiques présents mais surtout ceux à venir imposent une participation et un engagement de tous les instants dans cette compétition mondiale. Ce volontarisme affiché à grand renfort de communication tombe fort à propos : la France préside le comité technique ISO 279 sur le management de l’innovation. Il s’agit là d’une position d’influence décisive à plus d’un titre.

Le comité technique ISO TC279:  une instance d’influence mondiale majeure créé et présidé par la France

L’ISO est l’organisation chargée de l’élaboration des normes internationales dont l’objectif est de faciliter l’interopérabilité et le fonctionnement des produits services et organisations au niveau mondial. Au sein de l’ISO, le comité international ISO TC 279 – Innovation Management élabore des normes visant à améliorer les performances et la compétitivité des organisations dans le domaine de l’innovation. Ces travaux, commencés à l’initiative de la France, sont présidés par elle depuis la création du comité technique en 2013.

Ces normes, disponibles sous la référence ISO 5600 X aspirent à proposer un ensemble de principes, de méthodes et d’outils qui permettent de maximiser la capacité des organisations à innover. Elles ciblent particulièrement les organisations établies telles que les TPE/PME, ETI, multinationales, ONG, administrations publiques, …

Le comité international TC 279 regroupe 250 experts issus de 72 pays avec une participation marquée de la Chine, du Japon, du Canada, des Etats-Unis et de l’Argentine ainsi que des partenaires européens au premier rang desquels, l’Allemagne, la Suède, l’Irlande, et la Norvège.  Au niveau de la participation française, les experts sont issus du monde académique, du conseil, de champions industriels tels que Airbus et Total, ou d’organismes nationaux majeurs comme le CEA.

Par cette participation, on perçoit ainsi l’ampleur des travaux et les enjeux de la thématique. Depuis 2013, les travaux du comité attirent une attention toujours plus soutenue de la part d’Etats qui voient dans l’élaboration de ces normes une opportunité d’étendre leur influence et de défendre leurs intérêts(la Chine, les Etats-Unis, le Canada). Au-delà des Etats, les grandes organisations internationales (l’UNIDO, le PNUD, la Banque Mondiale, l’OMC) soucieuses de disposer d’outils normés pour faciliter la réalisation des objectifs de développement durables (ODD) et la création de référentiels permettant des comparaisons internationales, suivent la production du TC 279 avec le plus grand intérêt.

En 2021, a commencé la rédaction de la norme ISO 56001, qui est la première de la série des 5600X et qui peut mener à des certifications appelées à connaître un succès mondial sur le modèle de la norme ISO 9001, norme la plus utilisée au monde et dont l’impact majeur sur la chaîne de valeur et sur l’économie mondiale se vérifie tous les jours. Cette norme ISO 56001, qui doit paraître en 2024, pourrait avoir des effets comparables à ceux de la norme ISO 9001. Au vu des enjeux, elle fait donc du comité TC 279 qui l’élabore le théâtre d’une bataille rangée et un jeu d’influence acharné.

Vers un désinvestissement aveugle de la France

La portée et la puissance potentielles de cette norme ainsi que l’intérêt toujours plus marqué que lui portent la plupart des acteurs impliqués n’empêchent pourtant pas la France de naviguer à contre-courant au point où son rôle à la présidence du comité est aujourd’hui très menacée. 

En effet, on déplore :

1°) un désinvestissement marqué depuis 2015 alors qu’au départ, en 2013, BPI France et le MESRI (ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation) soutenaient le lancement de ce comité par une participation et un soutien financier à la commission miroir française. Mais, pour une vague histoire de ressources humaines (!!) au sein de BPI France, ces institutions publiques se sont désengagées en 2015 au beau moment où les travaux venaient d’être engagés ;

2°) l’absence de structures et de mécanismes pour connecter les experts français siégeant dans les comités ISO aux acteurs gouvernementaux majeurs concernés par le sujet de l’innovation.  En effet, la méconnaissance des travaux et enjeux normatifs par l’écosystème français de soutien à l’innovation (BPI France, pôles de compétitivité, Agences régionales d’innovations, etc.) est confondante[ii];

3°) un financement insuffisant des secrétariats assurés par AFNOR. Il devient particulièrement difficile pour AFNOR de poursuivre son engagement alors que les contributions des entreprises baissent et que l’aide de l’Etat a fondu en dix ans. Dans le cas du ISO TC 279, dans l’hypothèse où AFNOR se désengagerait du secrétariat du comité technique, ne soyons pas inquiets : très nombreux sont les autres organismes nationaux de normalisation  qui présenteraient assurément leur candidature pour piloter[iii] les travaux du comité technique, tant la place est convoitée et l’enjeu majeur en termes d’influence.

Un abandon lourd de conséquences

Perdre la présidence d’un comité technique ISO aussi critique signifie de facto une relégation de la France à un rôle subalterne alors que le véritable enjeu n’est rien d’autre que d’être au centre du jeu

  • de l’élaboration, du développement et du choix des thématiques à développer,
  • de l’identification de stratégies d’influence déployées pas des états concurrents,
  • du développement de relations avec les instances internationales (OCDE, ONUDI, Banque Mondiale, …),
  • des synergies potentielles avec d’autres facettes complémentaires de sa diplomatie d’influence (notamment par le soutien à des programmes visant à favoriser l’engagement de pays africains),
  • de l’orientation des travaux et la mise en avant de thématiques particulières (développement durable, éthique, accessibilité aux PME, …),
  • de la mise en valeur de la France et de ses représentants dans le cadre d’événements à portée internationale en collaboration avec les organisations mondiales (ISO, UNIDO, PNUD, Banque Mondiale, UNFCCC, …), confortant par là son influence internationale.

Avons-nous bien mesuré que ce dont il est question ici, c’est d’une norme mondiale sur l’innovation ? Nous ne ferons injure à personne en rappelant que l’innovation est le moteur actuel et surtout à venir de la croissance et de la puissance économiques. Les compétiteurs de la France, eux, ne s’y sont pas trompés en investissant financièrement et humainement dans ce comité.

Cette chronique d’une bataille quasiment perdue n’est qu’un exemple – parmi trop d’autres – qui illustre à la fois l’engagement inconditionnel des experts nationaux au service des intérêts français, l’absence de soutien à leurs travaux, l’ignorance des enjeux par les pouvoirs publics et par les entreprises tout autant, et une absence définitivement inquiétante de vision stratégique des élites de tout poil qui pourtant se gargarisent ad nauseam de discours, effarants de cuistrerie, sur l’innovation et l’influence de la France.

Notes


[i] https://ec.europa.eu/docsroom/documents/48598

[ii] Certains pays sont au contraire très engagés. La Chine a annoncé en 2021 un programme pilote national de certification pour la norme sur la propriété intellectuelle (dont elle a présidé les travaux à l’ISO !) lors de son forum international sur le management de l’innovation en présence de plusieurs hauts dignitaires du Parti communiste chinois et des représentants de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle.

[iii] A titre d’exemple, le comité technique ISO en charge de la norme ISO 9001 est l’ISO TC 176 (management et assurance de la qualité). Il est piloté par le Canada, et les trois sous-comités par, respectivement, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. Lorsqu’en 2022 les Pays-Bas ont renoncé au pilotage du sous-comité 3 du ISO /TC 176, pas moins de 6 organismes nationaux de normalisation ont candidaté pour reprendre ce sous-comité, qui n’a pourtant pas la responsabilité de la norme ISO 9001, mais de normes sur la qualité en soutien de celle-ci. Les principales normes ISO conduisant à un nombre élevé de certifications avec un fort impact sur les entreprises sont pour la plupart élaborées sous la responsabilité des Britanniques (ISO 9001, ISO 14001, ISO 45001, ISO 37001, ISO 31000) ; à noter que les acteurs chinois sont très actifs dans l’ensemble de ces comités également.