L’encerclement cognitif par la philanthropie

par Christian Harbulot

La guerre économique telle qu’elle est étudiée par l’EPGE met l’accent sur les nouvelles formes de stratégie offensive qui repose sur un usage de plus en plus habile et masqué de l’information et de la connaissance. La notion d’encerclement cognitif est au cœur de cette problématique de recherche. L’attaquant ne cherche plus seulement à ne pas être détecté mais cherche à dissimuler sa démarche de conquête.

Le choix d’une posture humaniste détachée des règles habituelles de la compétition marchande est une option de plus en plus suivie par un certain nombre d’acteurs du monde immatériel. L’apogée de la société de l’information permet de diffuser le plus largement possible des éléments de langage qui sont présentés comme des solutions constructives aux problèmes de ce monde.

Les discours d’alerte sur l’alimentation, la santé et l’environnement sont autant de prétextes pour fragiliser un certain nombre d’acteurs économiques décriés qui sont aussi potentiellement des cibles commerciales à affaiblir et même parfois à sortir du marché.

L’intelligence économique est un moyen de déceler ces nouvelles formes de distorsion de concurrence[1]. En l’occurrence dans le cas présent, ce n’est plus un Etat qui intervient par son soutien financier et réglementaire pour aider ses entreprises à protéger ou à gagner des marchés, mais des chefs d’entreprise de taille mondiale qui promeuvent une nouvelle attitude pour faire face aux problèmes posés par le développement. Là où le bât blesse, c’est que derrière ce type de positionnement décalé par rapport au monde des affaires, se profile une nouvelle manière de faire la guerre économique afin de vaincre des adversaires sur un terrain qui n’est plus le cœur de métier.

Une nouvelle forme de recherche de légitimité

Un soir de mai 2009, Bill Gates et Warren Buffet dînent ensemble. A leur table, se trouvent également deux des plus grandes fortunes des Etats-Unis David Rockefeller et Michael Bloomberg.

Un an plus tard, les deux milliardaires révèlent que l’objet de leur dîner était de convaincre les personnes les plus fortunées d’adhérer à leur projet en donnant la majeure partie de leur argent à des fins philanthropiques. L’initiative Giving Pledge est née. L’objectif est de récolter 5% des richesses de compatriotes milliardaires et permettre de financer « des projets considérés comme prometteurs en menant des recherches sur la manière de faire le plus de bien possible ».

La philanthropie dite « de risques » n’est pas née avec ce dîner. Elle existe depuis les années 90 et s’inspire du modèle de financement par capital risque. Sur le même principe d’investissement, le donateur établit une relation étroite avec le bénéficiaire, et sur le long terme, contribue personnellement à l’amélioration d’une cause qui lui tient à cœur. Le retour sur investissement est calculé en mesurant la qualité de la relation avec le bénéficiaire, le rendement et les résultats financiers ainsi que le changement durable sur la société. Dans ce modèle, existe un troisième acteur qui est l’intermédiaire (souvent des chercheurs) qui sera capable d’accompagner le changement souhaité par le donateur avec ses travaux universitaires

Depuis ce dîner, d’autres milliardaires ont rejoint le mouvement comme Mark Zuckeberg, Georges Soros, Elon Musk ou Jeff Bezos.

Le « blanchiment » de l’influence par un dessein humaniste

Parmi les 138 signataire de Giving Pledge, Nicolas Berggruen a été parmi les derniers à rejoindre, avec son institut qui porte son nom, le mouvement. Au mois de septembre 2019, son nom est apparu dans les médias français car il est étroitement lié à Sylvie Goulard, actuelle vice-gouverneur de la Banque de France et candidate favorite d’Emmanuel Macron au poste commissaire européenne au Marché Intérieur.

Sylvie Goulard a perçu plus de 10000 euros de l’institut Berggruen entre 2013 et 2015, lorsqu’elle était députée européenne pour avoir participé à la rédaction de documents et l’organisation de réunions dont le public ignore encore la teneur. Finalement recalée par la commission européenne, elle reprend donc ses fonctions à la Banque de France, institution centrale, au cœur de la politique monétaire et de la stabilité financière.

Nicolas Berggruen s’intéresse également aux médias européens. Ainsi il détient le journal espagnol El Pais et 15% du capital du journal français Le Monde. Il siège également au conseil d’administration de ce dernier. Pour faire des émules en Europe, l’Open Philantropy project a accordé un don d’ un million de dollars à la fondation Founders Pledge pour s’étendre en Allemagne, en Suède et en France.

La fondation Founders Pledge, organisation basée à Londres, encourage les entrepreneurs dans les nouvelles technologies à engager au moins 2% de leurs recettes dans un organisme de bienfaisance pour les aider « à prendre des décisions éclairées et déterminantes »

L’Open Philantropy finance d’autres projets européens. Parmi les bénéficiaires figure une autre association animaliste anglaise, CIWF, qui a reçu plus de 2 M$ de dons en 2019. CIWF est associée avec l’un des philanthropes européens parmi les plus virulents promoteurs du véganisme : Jeremy Coller.

La Fondation Coller Capital et CIWF sont associées dans le projet BBFAW, le fameux Business Benchmark on Farm Animal Welfare (BBFAW) qui analyse l’importance accordée au bien-être des animaux d’élevage par les leaders mondiaux de l’agroalimentaire (la grande distribution, la restauration commerciale et les producteurs/transformateurs). 

Le cas d’école de la filière viande

En 2017, Dustin Moskovitz, cofondateur de Facebook, et membre de l’Open Philanthropy Project a généreusement offert à l’association anti-viande L214 plus de 1million d’euros. L’Open Philantropy Project finance aussi la recherche sur la viande de laboratoire et compte parmi ses membres d’actifs végétaliens ou végans comme Bill Gates et Mark Zuckerberg[2].

Il existe aujourd’hui une trentaine de start-up spécialisées dans la viande de laboratoire financées par la Silicon-Valley, par les fameux GAFA, ainsi que Richard Branson, co-fondateur de Virgin, Jack Welch de General Electric.

Une traçabilité systématique de ce type d’action philanthropique est devenue nécessaire pour ne pas être victime d’un encerclement cognitif à finalités multiples et qui menacerait les intérêts agricoles et agroalimentaires français.

Plusieurs sujets de veille sont désormais récurrents :

  • Le suivi des conséquences du rachat de la branche Private Equity du Crédit Agricole pour en faire un fonds d’investissement indépendant, qui investit massivement dans la recherche génétique et la biotechnologie ;
  • Le suivi des opérations d’information destinées à peser sur la réglementation européenne pour y créer de nouveaux standards et normes relatives à l’élevage.
  • Le suivi de certaines banques françaises dont la politiquer de crédits aboutirait à une restriction de l’accès aux crédits pour un certain nombre d’agriculteurs.

Devant les risques posés par ce type d’encerclement cognitif, la sensibilisation des différentes parties prenantes devient une priorité majeure. Il sera intéressant de suivre avec une grande attention les résultats de la démarche entamée par le réseau européen des donateurs et des fondations (DAFNE) et du Centre européen des fondations (EFC) qui plaident pour une harmonisation des règles de la philanthropie.



[1]Modification des conditions normales de la concurrence par le soutien financier ou réglementaire apporté à certaines entreprises par l’État.

[2] Voir à ce propos le travail réalisé en 2018 par la formation continue MSIE27 : « Comment perdre une guerre économique, l’exemple de la filière viande ».