Aux Gamelin d’aujourd’hui et de demain

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Par Christian Harbulot

Interviewé par Patrick Barberis (1) à la fin des années 90, le général américain Robert Scale (2) fit cette constatation pour le moins non conventionnelle à propos de la guerre du Vietnam : :

« L’armée américaine pensait que le centre de gravité vulnérable était le potentiel militaire ennemi et sa capacité de vaincre sur le terrain. Lors de l’offensive du Têt, les dirigeants communistes Ho Chi Minh et Giap ont pris le risque de perdre sur le plan militaire au profit d’une victoire décisive en guerre de l’information. Ils estimaient que le centre de gravité de l’ennemi était son propre peuple et que la bataille de l’opinion était primordiale. »

Cette autocritique avait une portée fondamentale. Un général américain en activité révélait qu’il existait à côté du centre de gravité militaire, un second centre de gravité qui était de nature informationnelle. Et le plus important peut-être dans ce constat, était que le second centre de gravité était au moins aussi important que le premier si ce n’est plus…

La non prise en compte de cette notion de centre de gravité informationnelle a coûté très cher aux Etats-Unis. Les séquelles de la guerre du Vietnam sont à l’origine de la division de la société américaine. La campagne présidentielle entre Donald Trump et Joe Biden en est une illustration plus que convaincante. Le peuple américain est entrée dans une guerre civile informationnelle larvée dont personne ne peut prévoir l’issue.

Si on cherche à établir un parallèle avec notre Histoire récente, il est difficile de ne pas évoquer la Guerre d’Algérie (3). Au début des années 60, l’armée française avait vaincu le FLN sur le terrain mais avait perdu la guerre informationnelle sur le plan stratégique malgré des succès tactiques incontestables (4).

Mais la période actuelle se prête aussi à établir certains parallèles. La notion de centre de gravité informationnelle, que d’aucuns seraient tentés de considérer comme vitale (si on garde en mémoire les exemples historiques cités plus haut), peut se décliner :

  • Dans le domaine de la guerre militaire, la présence militaire française dans la bande sahélienne qui remporte des succès tactiques indéniables, bute sur la dimension stratégique. Une question reste posée : quel est l’objectif de la France en termes de politique de puissance sur ce type de front. Elle se posait déjà lors de l’engagement des forces françaises en Afghanistan. Elle continua à se poser à propos de la finalité de la guerre en Libye. Le centre de gravité informationnelle de ces différents conflits est une mèche longue que nous ne réussissons pas à éteindre. On peut retirer nos troupes de ces théâtres d’opérations, il n’en demeure pas moins vrai que le bilan de la guerre en Afghanistan est un fiasco géopolitique (5) au même titre que la situation anarchique qui prévaut aujourd’hui en Libye après la victoire rapide obtenue contre les troupes de Kadhafi
  • Dans le domaine de la guerre économique, le centre de gravité informationnelle est absent de la pensée du chef de l’Etat. Emmanuel Macron n’a toujours pas compris que la population française en voie d’appauvrissement (classe ouvrière, paysannerie petite et moyenne, classes moyennes au sens large) a besoin d’une réponse sur trois axes majeurs :
  1. La réindustrialisation. Le pouvoir politique en place n’a toujours pas exprimé de vision au sens gaullien du terme, sur les priorités à définir, sur les investissements à opérer, sur les forces capables d’être mobilisées (6).
  2. La survie et le développement des territoires. L’attractivité des territoires par le capital étranger, si prisé par les politiques dans leur calendrier électoral, ne doit pas être le seul axe de recherche. Il est plus facile de tenter de faire venir s’installer dans une circonscription un groupe étranger attiré par des subventions en tout genre, plutôt de que travailler sur le moyen et long terme à partir de ressources locales. Le court-termisme mine la pensée politique française.
  3. Le besoin absolu de limiter les dépendances à l’égard de pays qui cherchent une position économique dominante au niveau mondial. La crise générée par la pandémie de la covid-19 est une première alerte sérieuse (pénurie de masques, de tests, de systèmes de réanimation) qui n’a pas échappé à la population française. Autrement dit, il est urgent de réduire notre dépendance à l’égard des Etats-Unis et de la Chine. Et pas seulement dans le domaine de l’industrie pharmaceutique. La fragmentation du monde et les rivalités géoéconomiques croissantes qui remettent en question le modèle de mondialisation pacifiée, sont autant de démonstrations qui ne doivent pas rester sans réponses concrètes. La parade par la communication est un lacet mouillé que le pouvoir actuel, héritier des précédents, se glisse de manière pavlovienne autour du cou.
  • Dans le domaine de la guerre contre l’islamisme radical,

Sur le front extérieur comme sur le front intérieur, chacun perçoit la place grandissante que prend l’information (7). Il y a péril en la demeure. Il y a désormais une attente très forte du peuple français et chacun sait que l’élection présidentielle de 2022 se jouera sur les résultats et non sur les effets d’annonce par rapport à cette attente.

Or une fois de plus, il semble que nous en soyons encore restés à une approche du type « Ligne Maginot » qui montre toutes ses limites opérationnelles. Le pouvoir politique est prisonnier des traités qu’il a signés et des carcans que le droit lui impose tout à fait logiquement dans le cadre démocratique qui est le nôtre. Et cela finira par se retourner contre lui.

La succession des attaques islamistes révèle chaque fois un peu plus les limites de l’appareil d’Etat dans sa politique répressive. Le peuple français n’acceptera plus les « gestes barrière » imposés par une convention européenne des Droits de l’Homme sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, ou les batailles d’usure juridique qui empêchent l’Etat d’agir, sans oublier les réticences émises par les pays étrangers qui ne veulent pas prendre en charge leurs concitoyens expulsés de France. Le centre de gravité informationnelle est au cœur de ces différentes contradictions.

En octobre 2020, force est de constater que le constat émis par le général Robert Scale n’a toujours pas été entendu en France. Et le prix de la défaite n’en sera que d’autant plus élevé.

Notes

1- Réalisateur du documentaire Vietnam, la trahison des médias, diffusée en octobre 2008 sur la chaîne de télévision franco-allemande Arte.

2- Commandant l’Us Army War College de 1977 à 2000.

3- Matthew Connelly, L’arme secrète du FLN, Comment de Gaulle a perdu la guerre d’Algérie, Paris, Payot, 2011.

4- Paul-Alain Léger, Aux carrefours de la Guerre, Paris, Albin Michel, 1989.

5- Les Talibans occupent encore une place prépondérante dans le jeu afghan et le rôle plus ambigu du Pakistan reste une constante de ce piège géopolitique.

6- N’oublions jamais que le choix de bâtir une industrie informatique compétitive au niveau mondial, exprimé très clairement par le général de Gaulle, a été contré par des grands patrons français.

7– Rapport d’alerte publié par l’Ecole de Guerre Economique  en 2015 : « La France peut-elle vaincre Daech sur le terrain de la guerre de l’information ? »