Le Droit au service de l’intérêt de puissance américaine



Les Etats-Unis d’Amérique ont réussi à imposer à une partie du monde leur conception de l’usage du Droit dans la mondialisation des échanges. Si certains juristes[1] étudièrent la question d’un point de vue technique, il manquait une pièce essentielle pour cerner les enjeux de cette nouvelle problématique des relations internationales : une grille de lecture intégrant à la fois les enjeux de puissance et la dimension opérationnelle du Droit. C’est chose faîte grâce au travail d’Ali Laïdi[2].

Le double langage de l’Amérique

Il est difficile de comprendre le dessous des cartes de l’extraterritorialité du Droit américain sans avoir une approche lucide de la notion de guerre économique. Ali Laïdi fait partie des rares chercheurs[3] à s’être aventurés sur ce terrain. Sa démarche a consisté dans un premier temps à étudier le cadre historique[4] des rapports de force économiques. Son constat est simple : une économie ne se construit pas simplement à partir des lois du marché ou de l’appétit du gain. Pendant des décennies, ce type d’approche a longtemps été réfutée par la grande majorité des décideurs du monde politique, économique, et académique français. L’officialisation par Donald Trump de la confrontation commerciale entre les Etats-Unis et la Chine a changé la donne.

Le grand intérêt de l’ouvrage d’Ali Laïdi est d’avoir retracé le cheminement qui amène un pays comme les Etats-Unis à faire du Droit une arme offensive de la guerre économique. Tout est parti du débat sur la corruption qui a divisé la classe politique américaine au milieu des années 70. Un rapport de la Chambre des représentants dévoila que plusieurs centaines d’entreprises américaines étaient soupçonnées d’avoir mené des opérations financières illégales. C’est sous la Présidence de Jimmy Carter que l’administration américaine commença à prendre une série de mesures pour limiter ce type pratiques.

Mais la lutte contre la corruption « intramuros » entraînait de fait un affaiblissement du potentiel des entreprises américaines pour gagner des marchés. C’était le cas notamment dans les économies émergentes où le versement de commissions était une pratique courante pour se positionner dans les appels d’offre. Le Congrès vota alors une résolution pour un règlement multilatéral de la corruption. Il fallut près d’une vingtaine d’années pour amener les Etats étrangers à s’aligner sur la politique anticorruption voulue par Washington. Le pouvoir exécutif américain dut mettre en œuvre un certain de nombre démarches complémentaires en appui au lobbying américain mené au sein de l’OCDE.

Entretemps, le Président Clinton prit en compte cette situation de déséquilibre pour légitimer une doctrine de sécurité économique. L’administration américaine voulait aider les entreprises américaines à affronter des situations de concurrence déloyale dans les économies émergentes.

L’émergence de nouvelles techniques d’influence

Les déclarations vertueuses des autorités américaines masquaient cependant une autre réalité. Dans un monde émergent où une grande partie des transactions commerciales repose encore sur des pratiques de pots de vin, les entreprises américaines ont dû s’adapter pour rester compétitives dans ce domaine sensible. Pour contourner les barrières juridiques que leur pays mettait en place pour assainir les circuits d’échange, les valises de billets versées à des intermédiaires furent eu à peu remplacées par des méthodes plus sophistiquées. Les moyens légaux d’influence furent systématiquement utilisés lorsque les intérêts américains disposaient de positions dominantes en particulier dans le domaine de l’audit et du conseil. Les industriels de l’eau d’origine française qui dominaient le marché mondial durent modifier leur mode de réponse aux appels d’offre.

Profitant de leur renommée internationale, des cabinets anglosaxons avaient incité des pays émergents à adopter leurs propositions de réforme des procédures d’appel d’offres qui de facto remettaient en question la procédure française. Les salaires versés dans les paradis fiscaux aux consultants ayant le statut d’associé créait aussi une certaine forme d’opacité. L’approche de responsables dans des économies émergentes était parfois facilitée par ces moyens financiers difficilement traçables.

 L’offre de bourses dans des universités américaines prestigieuses à des personnes impliquées dans des futurs contrats permettaient aussi de contourner les dispositifs de lutte anti-corruption qui allaient être mis en place au fur et à mesure que les Etats du monde occidental acceptaient de se doter d’une législation anti-corruption reconnue par les Etats-Unis[5].

Le recours aux fondations ainsi qu’aux ONG est devenu aussi un moyen de pression indirect pour amener les décideurs de certaines économies émergentes à orienter leur choix vers une offre plutôt américaine. Des fondations peuvent être activées dans ce but pour subventionner des opérations humanitaires menées au profit de pays émergents. Leur résonance facilite le dialogue avec des décideurs potentiels qui sont valorisés indirectement par ce type d’appui. La moralisation des affaires a été le point d’entrée des ONG dans le débat. Une fois de plus, l’initiative est venue de personnalités américaines qui ont su trouver les moyens de financement adéquats pour devenir opérationnels. L’ONG Transparency International a fait l’objet de polémiques sur la finalité de son action, notamment sur certaines formes de partialités concernant les dossiers africains. La similitude entre les contributeurs et les entreprises qui sont les mieux notées dans son classement annuel s’ajoute aux questions soulevées sur la pertinence de sa méthode de notation.

Les impasses françaises sur la dimension stratégique du Droit

L’utilisation extraterritoriale du Droit par les Etats-Unis nous interpelle sur la manière dont la France s’est retrouvée démunie par rapport à cette menace.

Une des premières explications est la fragilité de la culture gouvernementale sur la question contemporaine de la puissance. Pendant des décennies, la guerre froide a polarisé l’attention des élites sur le risque de confrontation militaire entre les deux blocs. La perte de souveraineté à cause d’une dépendance accrue envers une puissance dominante ne rentrait pas dans le champ de vision des responsables politiques.

A la fin des années 90, il y eut un sursaut momentané du pouvoir politique français pour limiter cette influence juridique grandissante des Etats-Unis. Comme le souligne Ali Laïdi, une étude d’un cabinet français d’intelligence économique avait même largement cadré le fond du sujet. Mais la partie était déjà très mal engagée en raison de défaillances cognitives multiples dans notre vision du monde.

Ce ne sont pas seulement les élites politiques qui sont sur la sellette dans cette affaire mais aussi des acteurs du monde privé. Le patronat n’a pas suffisamment pris en compte l’importance des logiques d’encerclement par les prises de position « neutres » des cabinets d’audit et de conseil anglosaxons. Le monde juridique hexagonal n’a pas pris la mesure de l’importance croissante du droit des affaires et a laissé les cabinets anglosaxons occuper le terrain sur notre territoire. Les services de sécurité ont détecté tardivement cette instrumentalisation du Droit. Ils cherchent désormais à convaincre le pouvoir politique des ripostes adaptées pour affaiblir l’ingérence très peu encadrée des avocats anglosaxons dans les entreprises d’origine française qu’ils contrôlent.

Mais le grand absent de ce débat à peine audible est l’opinion publique qui pourrait constituer un moyen de pression non négligeable. La meilleure parade pour contrer les stratégies d’influence camouflées dans un discours de mise en valeur du Droit, est d’ordre pédagogique. La corruption visée par les investigations menées au nom du Département de la Justice américain n’est qu’une partie du sujet. Le blanchiment de l’argent par les paradis fiscaux donne vraiment la mesure de la corruption mondiale. Mais étrangement, les Etats-Unis ne sont pas très actifs pour déclencher une campagne de sensibilisation afin de tenter de l’éradiquer. Il suffit d’analyser les ordres de grandeur des flux financiers véhiculés dans ces paradis fiscaux et leur positionnement géographique pour comprendre les raisons de cette inertie.

Christian Harbulot

Article paru dans le numéro d’avril/mai 2019 de Diplomatie


[1] Antoine Garapon, Pierre Servan-Schreiber, Deals de justice, le marché américain de l’obéissance mondialisée, Paris, PUF, 2013.

[2] Ali Laïdi, Le droit, nouvelle arme de guerre économique. Comment les Etats-Unis déstabilisent les entreprises européennes, Paris, Actes Sud, questions de société, 2019.

[3] Il est un des cinq cofondateurs de l’Ecole de Pensée sur la Guerre Economique.

[4] Ali Laïdi, Histoire mondiale de la guerre économique, Paris, Perrin, 2016.

[5] Le 17 décembre 1997, les Etats représentés à l’’OCDE, adoptèrent la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales. Ali Laïdi note qu’il s’agit d’un couper coller du Foreign Corrupt Practices Act voté en décembre 1977 par le congrès américain.