Peut-on encore mieux servir la France ?

par Jean-Claude Gallet et Christian Harbulot

Le Feu Et L'Eau, Mains, Lutte Contre Le, Le Feu

Dans le cadre de la préservation de nos intérêts de puissance, il ne faut pas négliger les effets d’un renseignement qui peut gêner notre pays à un moment où les rapports de force peuvent exacerber les relations entre Etats.

Historiquement, la réflexion française sur le renseignement s’est développée autour d’une approche principalement défensive[1]. L’ennemi le plus redouté était l’envahisseur potentiel du territoire. Notre perception de l’espace était surtout statique et s’inscrivait dans une vision à court terme, contrairement à des puissances environnantes[2] qui prenaient aussi en compte l’analyse des flux dans une temporalité de moyen/long terme. Ainsi est née la matrice française du renseignement de sécurité[3] qui a servi de fil conducteur à la définition des missions principales des services de renseignement français.

La double dimension du renseignement

Il découle de cette posture de pensée, une incapacité chronique des différents pouvoirs politiques à se positionner par rapport aux problématiques d’accroissement de puissance. A titre d’exemple, la stratégie développée par Bismarck à la fin du siècle précédent, aurait dû nous faire réfléchir. La Prusse voyait plus loin qu’une réunification de l’Allemagne très affaiblie depuis les traités de Westphalie[4]. Son objectif était aussi de se hisser au niveau de l’empire victorien sur le plan économique, militaire et in fine géopolitique. Cette déclinaison de la puissance dépassait les prérogatives françaises du renseignement de sécurité concentré sur la surveillance des frontières et de l’approche statique constituée par la surveillance des capacités militaires de l’adversaire.

A la fin du XIXème siècle, la priorité des gouvernements de la IIIème République était la récupération des territoires perdus de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. A la même époque, l’empire victorien britannique et le deuxième Reich allemand avaient une vision et une pratique du renseignement qui dépassaient le cadre de la sécurité de leurs propres frontières. Certes, il existait un empire colonial français mais son expansion reposait plus sur la compensation d’une perte de puissance liée à la défaite de 1871 contre la Prusse que la mise en œuvre d’une politique d’accroissement de puissance assumée par l’ensemble des élites et de la classe politique comme ce fut le cas à Londres ou à Berlin.

Cette différence de mentalité dans la mise en œuvre de la politique extérieure d’un Etat est fondamentale car il en résulte un décalage dans la manière d’appréhender la rentabilité globale d’un système de renseignement.

Le manque de grille de lecture sur le rapport entre le renseignement et le renforcement de la puissance s’est ressenti par la suite sur des questions essentielles comme la prise en compte de l’enjeu pétrolier[5]. Contrairement à la Grande Bretagne qui saisit très tôt l’importance de cette nouvelle source d’énergie pour sa marine et pour son commerce, la France ne sut pas se donner les moyens pour relever ce défi de puissance. Le renseignement britannique fut associé étroitement à la recherche d’accès aux zones étrangères de prospection, en particulier au Moyen Orient. Ce ne fut pas le cas du renseignement français.

La première guerre mondiale a momentanément changé la donne. Pour faire face à la dimension globale de ce conflit, la hiérarchie militaire française a intégré dans ses plans la question de la guerre économique. Ainsi fut décidée l’entrave[6] de l’approvisionnement de contrebande qui transitait par les pays neutres pour répondre aux besoins vitaux des armées du IIème Reich et de la population allemande.

L’armée française tenta en 1918 de prolonger l’existence de cette expérience en temps de paix. Les gouvernements de la IIIème République ne donnèrent pas de suite à ce projet. La tentative de création d’un service de renseignement intercolonial (SRI) au début des années 30 n’eut guère plus de succès. Ce service spécial[7] du ministère des Colonies avait été conçu pour identifier et tenter de limiter les ingérences des puissances impériales voisines.

Une nouvelle fois se posait la question de dépasser les limites cognitives du renseignement de sécurité. Le SRI visait à combiner renseignement et action[8] dans une même lecture des rapports de force géopolitiques. Mais cette tentative d’ouverture au renseignement de puissance ne survécut pas aux priorités sécuritaires précédant la seconde guerre mondiale ainsi qu’aux tensions qui annonçaient la décolonisation.

Le dépassement du renseignement de sécurité

La révolution bolchévique a profondément bouleversé la place que le renseignement occupait jusqu’alors dans le pilotage d’un Etat. Si les empires britannique, allemand et japonais avaient ouvert la voie à l’émergence d’un renseignement destiné à l’accroissement de leur puissance respective, la révolution russe lui donna une dimension inédite.

La réponse aux besoins vitaux de l’URSS dépendit de l’acquisition par tous les moyens possibles du savoir-faire technique et industriel des démocraties occidentales. Pour atteindre un tel objectif, le pouvoir bolchévik dut inventer une autre forme de renseignement, différent du renseignement de sécurité. Ce pillage s’amplifia durant la guerre froide, comme l’a révélé l’affaire Farewell[9], et permit notamment au bloc de l’Est de soutenir l’effort de guerre de la Corée du Nord et du Nord-Vietnam, et d’établir la parité nucléaire avec les Etats-Unis.

Mais le renseignement soviétique de puissance ne se contenta pas d’élargir ses champs d’action aux enjeux économiques. La pénétration des structures sociétales et culturelles des démocraties occidentales constitua une autre dynamique d’action que le renseignement de sécurité eut le plus grand mal à contrer. L’objectif était de développer des points d’appui cognitifs à l’intérieur du système adverse pour mieux en miner les bases et jouer sur ses contradictions.

L’importance de la pénétration des milieux intellectuels, éducatifs et artistiques incita les Etats-Unis et leurs alliés britanniques à passer à l’offensive[10] pour contrecarrer l’influence indirecte exercée par les relais de l’URSS au sein du Bloc de l’Ouest.

Nos alliés les plus reconnus dans le domaine ont ainsi intégré la place que prenait la société de l’information dans l’évolution du renseignement. Les stratégies d’influence et de contre-influence menées au sein des sociétés civiles par les services les plus offensifs des deux Blocs préfiguraient les futures formes de confrontation informationnelle post-guerre froide, celles de l’ère Internet et des réseaux sociaux. Il ne s’agissait plus seulement de connaître les intentions et les secrets de l’adversaire. Il fallait aussi l’affronter sur le champ immatériel de l’information.

La nécessaire remise en question d’une posture attentiste

Aux lendemains de la guerre froide, la place que le terrorisme a prise dans la perception des menaces a donné au renseignement de sécurité un poids encore plus décisif dans la manière de définir les priorités par les autorités françaises. Cette focalisation sur la lutte antiterroriste a créé une sorte de déséquilibre dans la manière d’appréhender le rôle mais aussi la rentabilité d’un dispositif de renseignement[11] au service de la France.

Depuis la fin de la guerre froide, la France est confrontée à un choix cornélien entre le soutien à une vision multilatéraliste des relations internationales et une approche gaullienne de recherche d’une certaine autonomie de décision. De facto, les choix varient en fonction du périmètre défini pour situer les intérêts de la France. Selon les cas traités, la coalition peut être une option tout comme son contraire. La démultiplication actuelle des rivalités entre anciennes et nouvelles puissances rend plus que nécessaire la prise en compte d’un renseignement dédié au traitement de ce type de problématique.

Une telle démarche pourrait s’appuyer sur trois missions principales :

  • Celle traditionnelle de l’éclairage des situations de rapport de force complexe ;
  • Le soutien cognitif aux négociations dans un cadre de coalition ou dans un affrontement bilatéral ;
  • Les actions nécessaires pour contrer les adversaires les plus agressifs.

Mais il est un point sur lequel on fait aussi trop souvent silence, à savoir le décalage dans l’acceptation de la prise de risques, principalement politiques dans les missions de renseignement. La frilosité différencie les niveaux de riposte des puissances à la manœuvre[12]. Un tel point de faiblesse fragilise la recherche et l’obtention d’une issue favorable. La réhabilitation du contre-espionnage, en particulier sous son volet offensif, demeure une priorité qui ne doit pas être négligée.

Il ne s’agit surtout pas dans ce propos de remettre en question le rôle essentiel du renseignement de sécurité. Mais il serait opportun de réfléchir à la définition que pourrait avoir un « renseignement de puissance », dans la phase de reconstruction nécessaire que notre pays aborde après la crise sanitaire majeure que nous venons de vivre. La covid-19 a eu un effet très didactique sur cette notion d’approche globale du renseignement. Le suivi minutieux des risques pouvant porter atteinte à la santé publique incombe à une approche globale du renseignement qui ne se limite pas qu’aux critères conventionnels du renseignement de sécurité.

Les tensions multiples qui se manifestent au niveau international impliquent un changement de paradigme. La confrontation des puissances américaine et chinoise, sans oublier les autres acteurs qui deviennent de plus en plus entreprenants contre les intérêts français, notamment économique révèlent de nouveaux besoins en termes de renseignement mais aussi la formalisation d’une « dissuasion informationnelle » qui ne se limite pas à la détection de la désinformation ou des fake news. A partir d’une détection précoce de la résonnance de fake news, issue d’une combinaison de vecteurs différents, nous devons être en mesure de réagir tout aussi rapidement en rétablissant tout simplement les faits. L’art de la rhétorique est une arme cognitive très importante qui tire sa force des acquis historiques de la culture et de la langue françaises. Les expériences de terrain qui sont menées depuis quelques années, en marge de l’appareil d’Etat, démontrent leur efficacité et redonnent un sens très concret à la recherche de résultats.

Le déficit de puissance de la France, en partie corrélée par son déclin industriel, pose la question de l’orientation stratégique de notre système de renseignement. Contrairement aux apparences, la France dispose de nombreux atouts peu ou mal utilisés. Le temps est sans doute venu de les activer.


[1] A partir du XVIIème siècle, la France a eu comme principale priorité la protection de ses frontières. Les fortifications entreprises par Vauban en sont la trace la plus marquante.

[2] Grande Bretagne, Allemagne.

[3] Le renseignement de sécurité qui a été appelé SRS au sein de la DGSE regroupe le contre-espionnage, le contre-terrorisme, la contre-prolifération et la sécurité économique.

[4] Ces traités consacrent l’affaiblissement du Saint Empire romain germanique dirigé par la dynastie des Habsbourg. En 1648, l’Allemagne est divisée en plus de 350 principautés indépendantes.

[5] Cahiers de la guerre économique n°5, « Pétrole et renseignement », EGE, juin 2021.

[6] Frédéric Guilton, « La naissance du renseignement économique en France pendant la première guerre mondiale», Revue Historique des Armées, 2002.

[7] Jean-Pierre Bat, Nicolas Courtin, « Le renseignement français en Afrique », Revue Défense Nationale 2016/7 (N° 792), pages 65 à 69.

[8] Pour contrer la volonté d’expansion coloniale impulsée par Mussolini en Ethiopie, le ministre français des Colonies, Georges Mandel, valida une tentative de soutien aux groupes armés de résistance éthiopienne en lutte contre l’occupation italienne.

[9] Hervé Gattegno, « Les archives secrètes de l’affaire Farewell », Le Point, 24 septembre 2009.

[10] Frances Stonor Saunders, Qui mène la danse ? La CIA et la Guerre froide culturelle, Paris, Denoël, 2003.

[11] L’existence d’un Service de Renseignement Politique au sein de la DGSE aurait pu être assimilée à une démarche de renseignement de puissance puisqu’il était positionné pour traiter des questions d’ordre géopolitique et de contre-espionnage. Mais la finalité stratégique du SRS n’a jamais été clairement établie par l’autorité politique.

[12] La Grande Bretagne assume de manière récurrente la prise de risque. Les missions qui conduisent à la défection d’agents étrangers sont assumées sous pavillon britannique.