L’identification des défaillances de notre système de santé

Seringue, Pilule, Capsule, Morphine, Aiguille, Liquide

par Amandine Mamelin

Présidente de l’Institut IR-APÉ
(Institut de Recherche-Action pour la Parentalité et l’Education)

La pandémie liée à la covid-19 fait remonter à la surface un certain nombre de contradictions liées à la configuration du système de santé français. Des cas d’école antérieurs symbolisés par la crise du sang contaminé auraient pu servir de retour d’expérience afin de remédier à certaines carences du système et de mieux cerner les limites de la dynamique économique et la recherche systématique de rentabilité. L’affaire du Médiator est un cas d’école très instructif sur ce point précis.

Le Benfluorex, plus connu sous le nom de Médiator, est proposé et commercialisé par le laboratoire Servier comme un antidiabétique alors qu’il fut principalement utilisé comme un anorexigène puissant – prescrit comme coupe-faim – appartenant à la famille des amphétamines. Il serait responsable de 500 à 2 000 décès [1] ainsi que de multiples effets secondaires – notamment la survenue de pathologies cardiaques – directement liés à son absorption. Il aurait rapporté, depuis le début de sa commercialisation en 1976, plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaire [2]. Aussi, pour 2/3 des Français, un « médicament est d’abord perçu comme un produit actif qui soulage ou qui guérit » [3]. C’est ainsi que s’ouvre l’affaire du Médiator en février 2010.

Ainsi, on peut se demander comment un médicament toxique a continué d’être autorisé à la vente, en France, depuis la fin des années 1970 alors qu’il était interdit partout ailleurs [4].

Les effets néfastes de la pression commerciale

Le lobbying pharmaceutique est très puissant car l’industrie pharmaceutique n’hésite pas à tenter d’influencer les prescripteurs en faisant des versements pécuniers ou en offrant des cadeaux. Ainsi, en 2015, l’association Regards Citoyens a mis au jour que 2,5 millions d’euros d’avantages et environ 230 millions de cadeaux à destination des professionnels de santé ont été versés. Or, c’est à travers la dispensation d’ordonnances que les médecins concrétisent leurs décisions thérapeutiques. Cette liberté de prescrire, « principe sur lequel repose l’indépendance indispensable à l’exercice médical » [5], est reconnue légalement dans le Code de la Santé Publique [6]. Nous pouvons donc nous poser la question de la liberté de prescrire au regard des pressions de l’industrie pharmaceutique.

Dans cette stratégie d’influence, le laboratoire Servier a largement contribué au travail de désinformation des patients et de la sphère publique en maintenant un discours rassurant et en continuant de marteler, à tort, que la fenfluramine (famille médicamenteuse à laquelle appartient le benfluorex, principe actif du Médiator) n’appartenait pas à la famille des amphétamines donc ne présentait pas les effets secondaires des amphétamines, tout en conservant le pouvoir anorexigène de ces dernières. Toujours selon le laboratoire Servier, le benfluorex « n’est pas une molécule au sein des fenfluramines mais un médicament original efficace dans le traitement des hypertriglycéridémies et du diabète ».[7] Le laboratoire a continué de produire et de commercialiser ce médicament à la toxicité avérée depuis 1976 et dont la firme connaissait les effets secondaires depuis la fin des années 1960 car dénoncés par divers praticiens et revues scientifiques.

Les carences d’un empilement de responsabilités

Aussi, le grand nombre d’instances de contrôle (inspection générale des affaires sociales, direction générale de la santé, agence de sécurité sanitaire des produits de santé, commissions d’AMM[8], comités techniques de pharmacovigilance, commissions de transparence, agence européenne du médicament, etc.) « censées précisément faire barrage à la commercialisation légale d’un médicament nocif »[9] mais également leur cloisonnement ainsi que leur fonctionnement complexe n’a fait qu’accentuer les effets négatifs du cercle vicieux de l’information dans cette affaire.

L’incapacité à rationnaliser son dispositif souligne l’absence de prise en compte de la logistique dans la gestion des crises. Henri Bergeron, directeur de recherches au CNRS au Centre de sociologie des organisations à Sciences Po, a souligné ce problème récurrent de l’organisation étatique française dans un ouvrage collectif co-écrit avec Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu : Covid-19 : une crise organisationnelle, publié aux Presses de Sciences Po.

La problématique de l’expertise

Outre le nombre important d’instances décisionnaires au fonctionnement plus qu’opaque, on pouvait retrouver à la tête de ces instances étatiques, en qualité d’experts, des cadres dirigeants du laboratoire Servier. À ce titre, en janvier 2014, sur les quinze personnes mises en examen dans cette affaire, huit se verront être des experts siégeant au sein de commissions des autorités de santé ou des dirigeants de l’Agence du médicament. Ils exerçaient également des activités de conseil pour la firme. C’est à ce moment-là que « notre société découvre alors que des experts médicaux peuvent être à la fois conseillers de laboratoires pharmaceutiques et membres d’institutions de santé publique en charge d’évaluer et d’autoriser la mise sur le marché des médicaments ». [10]

Ce conflit d’intérêt va plus loin et pose la question de l’intégrité des experts. Compte tenu de leur simultanéité dans les postes qu’ils occupaient, comment pouvaient-ils être objectifs et impartiaux quant aux décisions relatives au Médiator ?

Conflit d’intérêt et lien d’intérêt

Il est à noter, toutefois, qu’il existe une différence entre conflit d’intérêts et lien d’intérêts. En effet, un lien d’intérêts est « une relation de proximité avec des personnes que nous connaissons et avec lesquelles nous entretenons des liens privilégiés » [11] alors que le conflit d’intérêts est, selon Descartes, une absence de clarté et de distinction dans « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction »[12].

Au regard de ces définitions, le scandale du Médiator a mis en lumière la pression et l’influence du groupe pharmaceutique Servier sur le monde médical mais également sur la sphère politique. En effet, ont également été mis en cause la secrétaire d’État en charge de la santé de l’époque, deux conseillers de Xavier Bertrand, d’anciens Ministres de la santé, d’élus ainsi que Nicolas Sarkozy. Ce dernier a été l’avocat de Jacques Servier, à qui il a remis, en 2009, la grand-croix de la Légion d’honneur, durant son mandat de Président de la République.

Au-delà des aspects d’intégrité et d’impartialité, ces conflits d’intérêts touchent également la sphère économique.

Les effets induits par l’importance économique d’un laboratoire

Le laboratoire pharmaceutique Servier est l’un des fleurons de l’industrie pharmaceutique française, faisant rayonner cette dernière dans ce domaine au niveau international. Cette firme est également à l’origine de nombreux emplois sur le territoire (20 000 emplois français dont 3000 uniquement voués à la recherche) mais également de nombreux dépôts de brevets, ce qui fait rayonner la France dans le domaine de la recherche.

En outre, le fait d’avoir obtenu l’AMM pour le Médiator est intéressant pour le laboratoire pharmaceutique car, dans un premier temps, cela légitimise la présence de ce dérivé amphétaminique sur le marché et conforte la thèse que ce médicament n’est pas dangereux puisqu’autorisé. Dans un second temps, cela va permettre la prise en charge du remboursement du médicament par la Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM).

Notons également que l’AMM est délivrée avant même que le prix du médicament concerné soit fixé ainsi que le taux de remboursement par la CNAM. Le fait que le prix d’un médicament ne soit pas discuté en amont par les autorités françaises compétentes est « une véritable clef d’entrée sur le marché français puisqu’elle solvabilise la future demande ».[13] Ainsi, le fait d’avoir obtenu l’AMM et le fait de ne pas entendre les experts quant à la toxicité du Médiator, conforte et assoit la firme sur ses positions et ses incitations à prescrire auprès des médecins.

En ce sens, la prescription du Médiator durant la trentaine d’années où ce médicament a eu l’AMM a représenté la vente de 144 577 000 boîtes. C’était le 44ème médicament le plus vendu en pharmacie et un mois de traitement coûtait 15 euros, remboursé à 65 % par la Sécurité sociale. La prescription du Médiator aura coûté à la CNAM, en 33 ans, 879 millions d’euros auxquels il conviendrait d’ajouter les remboursements émanant des mutuelles de santé, soit près de 729 millions d’euros.

Le coût des erreurs

Ajouté à cela, il convient également de prendre en compte les dépenses de la CNAM et des mutuelles de santé relatives à la prise en charge des complications (effets secondaires, survenue de pathologies chroniques telles que l’hypertension artérielle pulmonaire, les valvulopathies, les cardiopathies, etc.) qui se sont développées chez nombre de patients, à la suite de l’ingestion quotidienne du Médiator. Ces complications représenteraient « entre 3 100 et 4 200 hospitalisations pour insuffisance valvulaire »,[14] « entre 1 700 et 2 350 chirurgies de remplacement valvulaires » [15] et « entre 1 520 et 2 100 décès ».[16] L’AFSSAPS [17], en mai 2011 faisait état d’environ cinq millions [18]de patients exposés par an, ce qui représenterait une prise en charge des complications à hauteur de 315 millions d’euros.

A ce jour, le procès contre le laboratoire Servier est toujours en cours. « Le parquet estime que les laboratoires Servier ont mis en place une stratégie pour dissimuler le caractère anorexigène du médicament et n’ont pas signalé les risques d’hypertension artérielle pulmonaire et ceux de lésions des valves cardiaques qui lui sont imputables ».[19]

Bien que la firme ait déjà versé 115,9 millions d’euros d’indemnisations aux victimes, entre 2012 et 2019, certaines ont refusé l’offre du laboratoire et ont déposé une demande d’indemnisation auprès de l’Office national d’indemnisation et accidents médicaux (Oniam).

Enfin, la CNAM a, quant à elle, porté plainte pour « escroquerie et tromperie aggravée » et demande ainsi le remboursement de 450 millions d’euros.

Références :

[1] HILL C., épidémiologiste et membre du Conseil scientifique de l’Afssaps fait état d’au minimum 500 décès (cf. « Mortalité attribuable au benfluorex », Presse Médicale, 02/04/2011) tandis qu’A. FOURNIER et M. ZUREIK de l’Inserm évoquent plutôt une fourchette de décès comprise entre 1000 et 2000.

2 TROUDE-CHASTENET P., « Santé publique et démocratie : l’affaire du Médiator », S.E.R Études, sept. 2011, tome 415, pp. 185-196.

3 Selon l’enquête d’opinion sur « la perception, les représentations et les comportements des Français à l’égard des médicaments », menée en 2012 par le Syndicat des industries et entreprises du médicament (LEEM).

4 Frachon I., Médiator 150mg, combien de morts ? éd. Dialogues, 2010.

5 SERMET C. et PICHETTI S., « Une prescription sous influence(s) », Après demain, Fondation Seligmann, 2012/2, n°22, pp.25-27.

6 Article R.4127-8 : « Dans les limites fixées par la loi, le médecin est libre de ses prescriptions qui seront celles qu’il estime les plus appropriées en la circonstance. »

7 Ibid.

8 AMM : autorisation de mise sur le marché.

9 TROUDE-CHASTENET P., « Santé publique et démocratie : l’affaire du Médiator », SER Études, 2011/9, tome 415, pp.185-196.

10 LE COZ P., « Le conflit d’intérêts : nouvelle figure du péché originel ? », SER Études, 2016/4, pp.51-60.

11 FRACHON I., LE COZ P., « Vaincre le conflit d’intérêts médical », Le Monde, 05/08/2014

12 Loi organique n°2013-906 du 11/10/2013 relative à la transparence de la vie publique.

13 LE GALLES C., « Le médicament à l’ère du « médico-économique » », Après-demain, Fondation Seligmann, 2012/2, pp.16-18.

14 FAVEREAU E., « Laboratoires Servier, anatomie d’un système », Libération, 20/09/2019

15 Ibid.

16 Ibid.

17 Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé.

18 Les épidémiologistes C. HILL et M. ZUREIK font état de 7,2 millions de patients exposés par an, en se basant sur les données de vente du Médiator et l’étude CNAMTS présente dans le rapport de l’IGAS, n°RM2011-001P, La documentation française, pp.130.

19 « Médiator : Servier et l’ANSM renvoyés devant le tribunal correctionnel », Le Point, 5 septembre 2017.