L’ambiguïté allemande dans le jeu européen

par Christian Harbulot

Neuschwanstein, Château, Bavière, Forteresse, Schloss

A l’heure où l’Europe est de plus en plus confrontée aux stratégies intrusives des autres puissances, la ligne politique suivie par l’Allemagne devient un sujet majeur.  La construction de l’Europe implique une relation cohérente entre les Etats-membres et notamment entre les pays qui ont encore une véritable stature sur le plan international dans le domaine de la diplomatie, de la capacité militaire, et du développement économique. L’Allemagne qui est la première puissance économique européenne soulève aujourd’hui de nombreuses interrogations.

Les séquelles du Troisième Reich

La défaite de 1945 a mis l’Allemagne dans une situation catastrophique (pays partiellement détruit, plus d’Etat légitime, plus d’armée, occupation du territoire par quatre armées étrangères, un peuple meurtri et très affaibli dans ses certitudes historiques). La dénazification ne gommera pas pour autant les traumatismes subis par le peuple allemand et n’aboutira pas à une remise en question de la politique de reconstruction de la puissance allemande sous d’Adolf Hitler.

Dès les premières années de l’après-guerre, l’Allemagne[1] tente de profiter du début de la guerre froide pour se glisser dans les calculs américains afin de rééquilibrer le rapport de force militaire conventionnel défavorable face à l’armée rouge en Europe. Cette remilitarisation de l’Allemagne se fit en intégrant d’anciens responsables de la Wehrmacht car il n’existait pas de ressources nouvelles capables de structurer une telle démarche.

Encore faut-il noter à ce propos que les réseaux de l’ancien Troisième Reich n’avaient pas été éradiqués par la politique alliée de dénazification. C’est ce que souligne un rapport du Bundesnarichtendienst (BND), rendu public en 2014[2]. Entre 1949 et 1955, deux milliers d’officiers de la Wehrmacht et de la SS ont créé une armée secrète dans la partie occidentale de l’Allemagne. Cette force paramilitaire était capable de capable de rassembler 40 000 hommes pour résister à une éventuelle offensive soviétique contre leur pays. La création de la Bundeswehr supplanta cette initiative. Son animateur, le colonel Albert Schnez[3] devint général de brigade dans la Bundeswehr et conservera une certaine influence dans les milieux militaires et politiques de la RFA. Selon l’historienne Marie-Bénédicte Vincent[4] :

« En 1950-1951, toute une législation est adoptée en RFA pour restaurer les droits des fonctionnaires au passé nazi, qui sont réintégrés. Dans pratiquement toutes les administrations, les agents font une seconde carrière : alors qu’ils étaient déjà actifs sous le nazisme, ils parviennent à se hisser à de hauts postes. La police criminelle fédérale, qui a lancé une enquête sur son passé, a publié en 2011 son histoire qui montre que pratiquement tous ses fonctionnaires de l’après-guerre étaient déjà en poste avant 1945 ».

Les séquelles du nazisme dans la société allemande ne se limitent pas à cette forme récupération de cadres du Troisième Reich dans la nouvelle administration de la République Fédérale Allemande. L’ancien général SS Reinhard Höhn[5] Il fonda en 1956 une école de commerce à Bad Harzburg en Basse-Saxe, eut une influence très importante dans la formation des cadres du monde économique allemand. Pendant plusieurs décennies, sa théorie du management par “délégation de responsabilité” fut enseignée auprès d’une population de 700 000 cadres appartenant aux grands groupes allemands et à un panel de 2 500 entreprises. Les écrits de Reinhard Höhn inspirèrent les créateurs de la nouvelle armée citoyenne allemande en 1955.

Les séquelles du nazisme dans la reconstruction de l’Allemagne se déclinent à trois niveaux :

  • L’appareil d’Etat (recrutement d’anciens cadres pour l’armée et la police).
  • La sociologie du monde de l’entreprise (formation des cadres et implication de nombreux militaires libérés des camps de prisonniers dans la création de petites entreprises).
  • Une certaine forme indirecte de contrôle social[6] (la police industrielle mise en place après 1945 pour empêcher la résurgence des syndicats communistes dans l’appareil de production de l’Allemagne de l’Ouest).

L’Allemagne a eu besoin de ces séquelles du nazisme pour se reconstruire une marge de manœuvre afin de ne pas sombrer corps et biens après la défaite. Cette face cachée d’une Allemagne globalement dénazifiée correspond à une sorte d’instinct de survie. Le rapport à la puissance est très fortement remis en question par l’effondrement du Troisième Reich. La nouvelle classe politique est installée par les vainqueurs. Cette logique de soumission à la volonté extérieure (censée représenté le bien) rend invisible l’espace de recomposition de l’idée de puissance.

Les différents langages

L’Allemagne de l’après-guerre s’est reconstruite autour de plusieurs langages très contradictoires.

. Le pacifisme. La grande majorité de la population avait tourné la page de la période hitlérienne. Cette tendance s’exprimait notamment dans les sondages d’opinion réalisés au début des années 50. Seuls 20% des sondés étaient alors favorables à une politique de réarmement. Mais dix ans plus tard, la jeunesse allemande ignorait ce qui s’était passé dans les camps de concentration.

. Un modèle constitutionnel de déconstruction de la puissance. Le statut fédéral de la RFA et l’autonomie des Länder sont les garde-fous d’un retour « du mal ». Mais dès qu’on se penche sur le fonctionnement de l’économie allemande, on constate que cette garantie démocratique ne bloque pas le fonctionnement du cœur stratégique de l’économie allemande. Elle contribue à dissimuler avec une certaine habileté certaines pratiques protectionnistes efficaces et bien enfouies à l’intérieur du fonctionnement des Länder (procédures d’appel d’offre, accès du capital étranger à des structures locales de distribution d’énergie).

. Un volontarisme européen à double facette. L’activisme allemand dans le processus de construction de l’Union Européenne n’est plus à démontrer, aussi bien au sein de la Commission qu’au Parlement. Mais sa finalité reste ancrée à ce processus de reconstruction de la puissance allemande par l’économie, la seule voie que lui ont concédé les forces occupantes occidentales après 1945.

; Une dépendance assumée (contrairement à la France) à l’égard des Etats-Unis d’Amérique. Les Allemands savent que sans la présence militaire américaine sur leur sol, ils auraient été à la merci de l’Union soviétique. Aucun pays d’Europe n’aurait pu s’y opposer aux lendemains de la guerre. Cette lucidité sécuritaire leur colle à la peau. Ils ne croient pas pour l’instant à une formule de substitution, par la remise en question du rôle de l’OTAN par exemple comme bouclier du continent européen. Mais cet affichage régulièrement répété à Washington par les représentants de l’Allemagne n’empêche pas cette nation de poser certains jalons pour se distinguer de la suprématie américaine dans le monde immatériel. Rappelons à ce propos la dénonciation du système Echelon au Parlement européen au début des années 2000, ainsi que l’affirmation répétée de la nécessité d’un « Internet européen » lors de cette décennie.

Le dossier énergétique

Les accords bilatéraux signés avec la Russie sur la fourniture de gaz représentent une expression marquante d’une velléité allemande de sortir de la trajectoire initiale d’une recomposition européenne sur des bases unifiées. Certains esprits cyniques feront remarquer que ce n’est pas la première fois que Berlin choisit la Russie pour « réarmer » une certaine idée d’autonomie d’action, comme ce fut le cas sous la République de Weimar. Notons à ce propos que les groupes industriels allemands ont eu une approche assez particulière des anciens pays de l’Est, en évitant bien, au cours des années 2000, de se confronter sur un plan purement concurrentiel.

Mais c’est le dossier nucléaire qui retient aujourd’hui l’attention dans la mesure où l’Allemagne a abandonné cette filière sous la pression des écologistes. Il n’est pas inintéressant de rappeler à ce propos l’origine idéologique de dirigeants historiques du parti vert allemand, qui ont été soutenus discrètement par les services de la RDA et donc de l’URSS, à l’époque de la confrontation des euromissiles. La pression que l’Allemagne exerce aujourd’hui sur Bruxelles pour sortir du nucléaire, est une démarche très pénalisante pour le capital historique de l’industrie énergétique française. Le démantèlement de l’industrie nucléaire civile française aboutirait en outre à une revente d’entreprises dont les autres périmètres d’activité ne laissent pas indifférents des intérêts allemands.

Le rapport controversé avec la Turquie

Face à la politique agressive d’Erdogan, l’Allemagne s’est montrée très peu réactive. Une fois de plus, réapparaissent des traces du passé qui ne sont pas des plus convaincantes sur la volonté de Berlin de privilégier l’alliance européenne. Durant la première guerre mondiale, l’empire ottoman était allié du second Reich. Ce lien fut plus diffus au cours des années 30. Traumatisé par le démantèlement de l’empire ottoman, Ankara a préféré rester au second plan tout en conservant une d’une relation particulière avec l’Allemagne nazie.

L’attitude « très mesurée » d’Angela Merkel par rapport aux manœuvres d’Erdogan, traduit cette ambiguïté allemande sur un des fronts principaux de l’Europe : la lutte contre un certain type d’impérialisme idéologique de nature islamique. Sur ce point précis, les subtilités diplomatiques de Berlin et/ou la politique de prudence par rapport à la communauté turque allemande apparaissent comme des éléments de division. A la suite de l’attentat commis dernièrement en Autriche, le changement d’attitude des verts allemands qui sortent d’une prudente neutralité à l’égard de l’islamisme, peut éventuellement atténuer cette attitude quelque peu aventuriste de Berlin.

La remise en question de la souveraineté stratégique

En déclarant sur le site internet politico.eu que la notion de souveraineté stratégique de l’Europe n’avait pas lieu d’être, la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp-Karrenbauer envoie un message très démobilisateur par rapport à la nécessité absolue pour l’Europe de sortir d’une double dépendance à la fois américaine et chinoise.

L’heure n’est plus à la petite stratégie du profil bas, héritage d’un pays vaincu. Il est grand temps pour Berlin de se familiariser avec une vision plus lucide de la réalité internationale. La reconstruction des empires va de pair avec l’affaiblissement de l’empire américain. Cette logique est à prendre comme le point de départ d’une nouvelle approche de la complexité d’un monde traversé par des multiples conflits. L’issue de l’élection américaine ne changera rien à cet état de fait. L’esprit de collaboration que l’Allemagne revendique à l’égard de la puissance protectrice d’outre-Atlantique, n’est pas aussi lucide qu’il n’y parait. Cette forme de realpolitik risque peut-être, par inertie post-traumatique ou opportunisme du moment, d’être appelée à un avenir aussi aléatoire qu’une autre forme de collaboration qui a pourri l’avenir de la France pour des décennies.


[1] Georges-Henri Soutou, La guerre froide de la France, Paris, Taillandier, 2018.

[2] Article de l’hebdomadaire Der Spiegel publié en 2014. 2 000 officiers de la Wehrmacht, et de la SS ont créé une armée secrète entre 1949 et 1955, capable de rassembler 40 000 hommes, pour résister à une éventuelle offensive soviétique en Allemagne de l’Ouest.

[3] Ancien haut responsable de la Gestapo.

[4] Maître de conférences à l’École Normale Supérieure. Spécialiste de l’Allemagne contemporaine et des processus de dénazification.

[5] La loi dite d’“impunité”, promulguée sous l’impulsion de Konrad Adenauer en 1949, amnistia 800 000 anciens officiers nazis. Cette mesure permit à Reinhard Höhn de fonder en 1956 une école de commerce à Bad Harzburg en Basse-Saxe.

[6] Karl Heinz Roth, L’autre mouvement ouvrier en Allemagne :1945-1978, Paris, C. Bourgois,  1979.