
Par Florence Pouzet
En 2022, l’Inde a célébré les 75 ans de son indépendance (1947) en devenant ainsi la 5ème puissance mondiale, devant le Royaume-Uni. Alors qu’elle vise la 3ème place mondiale à horizon 2030 (p.118), l’Inde devance déjà en 2023 la Chine dans sa démographie avec une population de 1,43 milliards d’habitants. Lors de cette célébration, le Premier Ministre Indien Narendra Modi, déclarait devant son homologue britannique de l’époque, Rishi Sunak, « nous laissons derrière nous ceux qui nous ont dirigé pendant 250 ans ». En affichant fort et clair sa volonté de puissance, l’Inde se donne les moyens de ses ambitions à l’image de son engagement total dans l’opération « Révolution blanche », un de ses projets historiques, faisant ainsi passer le pays en 1970 du statut de nation souffrant d’une pénurie de lait à celui de premier producteur laitier au monde en 1998, devant les États-Unis.
Si cette opération historique de l’Inde a été portée avec succès par 3 hommes (Tribhuvandas Patel, Dr. Verghese Kurien et H.M. Dalaya), elle a été également rendue possible grâce à :
- Une lucidité politique quant au positionnement de l’Inde dans le secteur de l’industrie laitière ;
- à une vision stratégique claire de l’objectif à atteindre ;
- au soutien des fermiers indiens ; et
- à une percée technologique déterminante ayant permis cette révolution.
Pour devenir le premier producteur au monde, une série de mesures a été mise en place, notamment la création de l’Institute of Rural Management Anand (« IRMA ») en 1979 par le Dr Verghese Kurien, ayant pour fonction opérationnelle principale d’assurer la formation professionnelle des managers de coopératives laitières.
En juin 1991, alors que l’Inde se trouve en pleine ascension économique, le Professeur Subhash Sharma, un des fondateurs de l’IRMA, publie sur le site de la faculté un document de travail intitulé « Some Directions for a new paradigm in management theory towards new age management [1]». Publié en juin 1991 et distribué en 11 chapitres, ce 13ème document de travail (sur 345, la série ayant démarré à l’IRMA en juin 1990) propose une réflexion autour d’un autre modèle de management, le management Transcendental dont le chapitre 5 (pp.28 à 34) est dédié à la théorie de la domination cognitive.
Nous vous en proposons aujourd’hui une traduction en langue française afin d’accéder à un autre regard.
Théorie de la domination cognitive
L’ère de l’information est arrivée et nous sommes actuellement témoin d’une étape dans l’histoire de l’humanité, où des efforts directs ou indirects sont faits pour imposer un ensemble particulier d’idées et de systèmes de croyances, par une catégorie de personnes à d’autres. Dans les sociétés émergentes de l’information, les dominants ont fait évoluer un nombre de techniques d’asservissement mental. En conséquence de ce processus, la « domination cognitive » est devenue omniprésente.
Théorie de la domination cognitive
Haque (1989) a proposé une lecture de l’Histoire qui identifie trois étapes distinctes, néanmoins se chevauchant, à travers lesquelles l’Humanité a évolué au cours du millénaire. Ces trois étapes sont les suivantes :
Etape I : Homme – Dialectique de la Nature
Etape II : Homme – Dialectique de l’Homme
Etape III : Idée – Dialectique des Idées
Durant l’étape I, l’Homme, dans ses efforts pour comprendre et surmonter les forces négatives de la Nature a tenté de développer la technologie appropriée. La nature de la technologie a varié en fonction des époques.
Une fois l’Homme équipé de la « technologie », il l’a utilisée pour dominer d’autres hommes. Ainsi, de la dialectique homme-nature, s’est développée l’étape II, la nouvelle dialectique homme-homme. Dans cette étape, un ensemble de personnes, en a physiquement asservi d’autres, et usé de l’avantage technologique pour extraire et transférer des ressources d’une région du monde vers une autre. Cette étape est également appelée période coloniale.
L’Humanité a maintenant évolué vers l’étape cruciale de la dialectique idée-idée. Dans cette étape III, la domination n’est pas atteinte à travers l’asservissement physique mais à travers les idées, et par conséquent elle peut être qualifiée, de manière appropriée, de phase de domination cognitive.
La diffusion de la communication de masse a en outre contribué à la domination cognitive et par conséquent le « contrôle à distance » d’hommes par d’autres a été rendu plus facile. Dans notre contexte, la domination cognitive commence dès les comptines et se poursuit jusqu’à l’enseignement supérieur. Le résultat d’un tel système éducatif est que nous avons créé une grande « Caste Macaulay », qui domine le reste du peuple.
La théorie de la domination cognitive traite des efforts conscients de la part du « dominant » pour manipuler le dominé, à travers les symboles, les idées, les métaphores, les mythes, les théories et l’usage de la langue. Ainsi, l’intentionnalité du dominant est un facteur important, qui détermine la nature de la domination cognitive. Le dominant utilise la théorie du « sabdh » (mot), pour légitimer sa domination cognitive. Les mots sont présentés comme des jargons techniques et acquièrent ainsi un pouvoir qui leur est propre. Ainsi, il est nécessaire de démystifier et révéler la véritable intention des jargons propagés par le dominant. En examinant en permanence la véritable intention, la nature de la domination peut être révélée.
Un cadre de relation dominant-dominé
Le cadre présenté en figure 5.1 indique la nature des relations « Dominant-Dominé ». Le dominant peut atteindre la domination cognitive de deux façons, c’est-à-dire en prétendant que sa vision du monde ou ses théories sont universelles, ou par l’imposition directe de sa vision du monde à travers divers supports technologiques tels que la télévision ou le fax. Le dominé peut accepter ou rejeter les revendications d’universalité et les tentatives d’imposition de la vision du monde du dominant. Ainsi, il y a quatre types de relations entre dominant et dominé.
Revendique l’universalité de sa vision du monde | (II) Capitulation sans questionnement | (III) Recréer une vision du monde alternative |
Dominant | ||
Impose sa vision du monde | (I) Esclavage mental conduisant à la perte de d’identité et la disparition de la culture indigène | (IV) Révéler la nature de la domination cognitive et résister à la domination |
Accepte | Rejette | |
Dominé |
Figure 5.1 : un cadre d’analyse des relations « dominateur-dominé »
La situation (I) est caractérisée par une imposition d’une vision du monde propre au dominant et son acceptation incontestée par les dominés. Cette situation conduit à l’esclavage mental des dominés et peut entraîner à long terme la disparition complète de la culture et des systèmes de pensées indigènes.
La situation (II) est caractérisée par une vision particulière du monde revendiquée par le dominant comme universelle et par l’acceptation d’une telle vision du monde par le dominé. C’est un état de reddition incontesté et d’esclavage mental c’est-à-dire une situation dans laquelle le dominé est incapable d’identifier la domination cognitive implicite des revendications universalistes. La revendication du dominant de « civiliser » le dominé et sa revendication de « sauver l’âme du dominé », sont acceptés sans aucun questionnement. Dans de telles situations, le dominé lui-même devient le « défenseur » de la vision du monde du dominant. Après l’indépendance de l’Inde, l’émergence de la « Caste Macaulay », comme contrôleur des institutions d’élite a mené à une situation quelque peu similaire. Cette Caste Macaulay défend et propage une vision du monde particulière et l’impose également au reste du peuple.
La situation (III) se caractérise par la prétention du dominateur à l’universalité de sa vision du monde et son rejet par le dominé. Dans cette situation, le dominé propose ou recrée une autre vision du monde et conteste la prétention du dominateur. Durant la phase coloniale de l’histoire du monde, de nombreux « fakirs nus » ont complètement rejeté le type universaliste de vision du monde propagé par les colonisateurs. Même dans le monde actuel, scientifiquement et technologiquement avancé, la légitimité des métaphores irrationnelles est parfois recherchée dans la Providence, par exemple, les métaphores telles que « le peuple élu de Dieu » sont encore largement utilisées. Dans la période post-coloniale, les dominateurs ont développé de nouveaux ensembles d’idées et de concepts, qui semblent être laïques et ont donc plus d’attrait. Comme le contenu de ces métaphores est généralement caché, les dominés peuvent ne pas être conscients de leur domination cognitive. De nombreuses théories sociales modernes sont formulées en termes apparemment neutres ou sans valeur et il devient donc extrêmement difficile de révéler les valeurs contenues dans ces métaphores et théories. Dans le contexte actuel, personne ne peut remettre en question le concept sacré de liberté individuelle, car il s’agit d’un concept séduisant et tentant. En même temps, la liberté individuelle sans un comportement responsable peut conduire à l’illusion de liberté.
La situation (IV) est caractérisée par une imposition directe de la vision du monde du dominant et de son rejet par le dominé. La domination est surmontée en révélant au dominant, la nature de la domination. De plus, le dominé peut constamment résister à une telle domination en « s’auto-déconnectant des mécanismes de contrôle cognitifs ». Cependant, de telles stratégies ne semblent pas possibles dans l’environnement technologique actuel. Par conséquent, le dominant et le dominé peuvent se retrouver dans une situation de « combat cognitif ».
L’exposé ci-dessus indique diverses relations entre le dominant et le dominé. Dans les sociétés véritablement développées, toute forme de domination cognitive doit être évitée au sein et entre les sociétés. La domination cognitive peut être surmontée seulement dans un environnement exempt de domination, afin que les parties impliquées puissent ainsi entamer un dialogue. De tels dialogues peuvent être facilités par une approche des discussions libre de domination. Dans ce cas, le dialogue est un processus continu de dialogue de groupe auquel les membres participent sans aucun sentiment de coercition
Les implications pour les Organisations de Développement
La théorie de la domination cognitive a plusieurs implications pour les organisations opérant dans le champ du développement. Au niveau normatif, les responsables et les travailleurs sur le terrain doivent impliquer les gens dans le processus de développement. Cela peut être facilité si des efforts conscients sont faits pour éviter la domination cognitive. Monsieur Gandhi, en vivant avec des villageois pauvres, associé à ses capacités pointues d’observation, a pu recréer une vision du monde qui remettait en question l’Empire Britannique. Il n’a pas imposé ses jargons occidentaux contemporains aux villageois. Les ouvriers de développement d’aujourd’hui sont coupables de telles impositions. Monsieur Gandhi a développé et mis en pratique des théories indigènes pour dynamiser la nation entière. Par exemple, en entreprenant Padyatra à la rencontre des personnes les plus opprimées, il a pu donner une nouvelle direction à l’énergie de ces personnes. Beaucoup plus tard dans les années 80, une idée similaire, à savoir, « Management By Walking Around » (MBWA) est devenu un slogan dans le cadre de la gestion des organisations. Les responsables du développement d’aujourd’hui sont formés aux théories de type « MBWA » plutôt qu’aux concepts indigènes comme Padyatra. Plutôt que de s’intéresser à la réalité du terrain et de développer des théories pertinentes, les responsables de développement, finissent par donner des sermons incompréhensibles par les pauvres villageois. Quand leurs théories ne fonctionnent pas sur le terrain, ils blâment le « stupide villageois ». Ainsi, les actuels responsables du développement imposent consciemment ou inconsciemment une domination cognitive aux personnes mêmes qu’ils sont censés servir.
Si l’implication des personnes est importante dans le processus de développement, aussi beaucoup de désapprentissage est nécessaire de la part des managers en développement. Ils doivent remettre en question les théories ethnocentrées existantes et faire évoluer les nouveaux cadres de travail. Beaucoup de ces managers tendent à s’inspirer des théories de management des affaires et de l’industrie et d’appliquer ces théories au secteur du développement. Ceci s’ajoute à l’indésirable domination cognitive. Les managers en développement et les experts techniques partent généralement du principe qu’ils savent ce qui est le mieux / bon pour les bénéficiaires. Ils s’attendent à ce que les bénéficiaires se conforment à leurs recommandations. A cause de leur parcours académique et professionnel, ils acquièrent une arrogance intellectuelle et suppose qu’« ils n’ont rien à apprendre des personnes, seulement à donner ». Un tel comportement est omniprésent / répandu, particulièrement dans les institutions gouvernementales et organisations non-gouvernementales. Le modèle suivi par les managers en développement dans ce moule est présenté en figure 5.2. Dans ce modèle, les personnes se situent en bas, et les professionnels supposent qu’ils doivent les « civiliser ».

De nombreuses organisations de développement ont reconnus les limites de l’approche mentionnée ci-dessus. Ceci car les situations de terrain ne suivent pas les règles dictées dans les livres que les professionnels maîtrisent parfaitement. Pour une meilleure mise en œuvre des projets de développement, une réorientation complète est nécessaire. Quelques organisations en développement au moins se sont rendu compte que les managers et les experts techniques se devaient d’adopter un comportement montrant « qu’ils ont beaucoup à apprendre des personnes ». Seulement alors, ils peuvent éviter la domination cognitive, et gagner la confiance des personnes. Le modèle présenté en figure 5.3, suppose que les professionnels font des efforts conscients pour apprendre des personnes au profit desquelles ils travaillent. De ce fait là, ils devraient éviter consciemment toute sorte de domination cognitive.

Ainsi, il existe deux types de managers en développement, à savoir, le type arrogant (type A) et le type humble (type H). Le type A suppose qu’il sait ce qui est bon pour les personnes, n’ayant rien n’a apprendre. Ainsi, ils ont tendance à suivre l’approche « Nous vs eux ». Les types H sont modestes et évitent consciencieusement la domination cognitive. Ils n’imposent pas leur sagesse populaire aux autres, mais agissent plutôt en tant qu’initiateur ou catalyseur. La métaphore du catalyseur est dérivée de la recette du « curd », dans laquelle il suffit à quelques gouttes de jus de citron pour agir comme catalyseur.
Alors que le langage lui-même est un puissant outil de domination cognitive, il est important que les managers et les acteurs du secteur du développement utilisent le même langage que les personnes. Malheureusement, la formation en Inde se fait de nos jours en anglais et est basée sur des théories développées dans des contextes non-indigènes. Par conséquent, il n’est pas surprenant que les acteurs du développement se retrouvent dans une relation de domination cognitive à l’égard des bénéficiaires. Ainsi, il existe un besoin urgent de développer des institutions de formations en développement qui offriront un niveau de formation suffisant en langues régionales et nationales.
Résumé :
Le présent chapitre présente la théorie de la domination cognitive. L’Humanité a atteint un stade où la dominance est omniprésente. Un cadre de travail indiquant plusieurs types de relations entre le dominant et le dominé a également été présenté. Si l’on veut éviter la disparition des cultures indigènes, alors la domination cognitive omniprésente doit être remise en question. En particulier, les implications pour les organisations de développement ont été explorées. Il est suggéré que ces organisations doivent accomplir des efforts conscients pour éviter tout domination cognitive implicite ou explicite de ses bénéficiaires.
NB : Cette traduction n’a pas été réalisée par intelligence artificielle.
Note
[1] « Quelques orientations pour un nouveau paradigme dans la théorie du management vers un management « new age »