par Giuseppe Gagliano, fondateur du réseau international Cestudec (Centre d’études stratégiques Carlo de Cristoforis) sur dynamiques conflictuelles des relations internationales.

Introduction
Dans le contexte actuel de compétition mondiale, la dimension économique est devenue un terrain d’affrontement stratégique entre nations et acteurs privés. L’École de Guerre Économique de Paris (EGE), fondée et dirigée par Christian Harbulot, a élaboré une vision lucide de ce phénomène, en introduisant les concepts d’intelligence économique et de guerre économique. Selon cette école de pensée, la mondialisation a transformé la concurrence, autrefois relativement « courtoise » et limitée, en une véritable « guerre économique », menée avec des outils non militaires. Dans cet essai, nous examinerons en détail ces deux concepts, en clarifiant leurs caractéristiques, leurs finalités et leurs instruments, et en mettant en lumière comment l’intelligence économique et la guerre économique interagissent sans toutefois se confondre. En nous appuyant sur la pensée de Christian Harbulot et d’autres chercheurs associés à l’EGE (comme Alain Juillet et Bernard Carayon), nous intégrerons dans notre analyse des thèmes clés tels que le rôle de l’État, la souveraineté économique, l’asymétrie informationnelle, le contrôle stratégique des ressources et l’utilisation de l’information comme levier de pouvoir.
Définition des concepts
L’intelligence économique selon l’École de Guerre Économique
L’intelligence économique désigne l’ensemble des activités de collecte et d’analyse d’informations stratégiques, principalement à partir de sources ouvertes, destinées aux décideurs publics et privés, dans le but de renforcer la compétitivité et la sécurité économique d’un pays. En d’autres termes, l’intelligence économique consiste à surveiller la concurrence, protéger les informations sensibles, valoriser le capital de connaissances et anticiper les mouvements des acteurs économiques rivaux, afin d’influencer et de contrôler l’environnement économique à son avantage. Christian Harbulot précise que parler d’intelligence économique revient à aborder des questions de productivité et de compétitivité nationale, des facteurs fondamentaux pour le rôle international d’un État. Cette pratique est donc conçue comme un outil de pouvoir à la disposition de l’État, mais exercé en étroite collaboration avec le secteur privé.
Il convient de souligner que, selon l’école française, l’intelligence économique n’est pas uniquement du ressort des services secrets ou synonyme d’espionnage industriel, mais une approche intégrée impliquant les entreprises, les administrations publiques, les centres de recherche et d’autres acteurs. L’une des caractéristiques distinctives de l’intelligence économique « à la française » est précisément la collaboration entre le système étatique et entrepreneurial dans la gestion de l’information stratégique. L’objectif ultime est double : d’une part, soutenir les entreprises nationales en leur fournissant des informations utiles pour concurrencer sur les marchés mondiaux ; d’autre part, protéger l’intérêt national face aux menaces économiques externes (des acquisitions hostiles au vol de technologies). Harbulot et ses collègues soulignent que la France a mis du temps à développer une culture propre dans ce domaine, devant également surmonter des préjugés linguistiques et conceptuels qui confondaient l’intelligence économique avec les activités traditionnelles d’espionnage. Aujourd’hui, elle est reconnue comme une composante légitime de la stratégie de puissance d’un État : « l’information est devenue aujourd’hui le bien le plus précieux », note Harbulot, ce qui impose de trouver des moyens efficaces de coopération entre public et privé et de mettre en œuvre des politiques de soutien à la base productive nationale. En résumé, l’intelligence économique représente l’« arme informationnelle » avec laquelle un État et ses entreprises peuvent se défendre et avancer dans la compétition mondiale.
La guerre économique selon l’École de Guerre Économique
Selon Harbulot et l’EGE, la guerre économique désigne l’ensemble des conflits et rivalités de nature économique qui opposent États, blocs et acteurs privés à l’échelle mondiale. C’est la dimension conflictuelle de l’économie internationale, où l’économie devient à la fois un enjeu et un moyen de puissance. Harbulot démontre, à travers une analyse historique, que les stratégies visant à accroître la puissance étatique par l’économie – et les rapports de force qui en découlent – ne peuvent être comprises qu’en adoptant le concept de guerre économique. Les principes fondateurs de cette guerre puisent leurs racines dans la lutte pour la survie et les conflits pour le contrôle des ressources et territoires vitaux. Par le passé, cela se manifestait par des pillages, la piraterie et des blocus commerciaux ; aujourd’hui, cela se traduit par une compétition pour les marchés, les matières premières, les technologies et les capitaux.
Après la fin de la Guerre froide, avec l’atténuation des affrontements idéologiques et militaires entre blocs, les rivalités entre puissances se sont principalement articulées autour de problématiques économiques. La majorité des gouvernements ne cherchent plus à conquérir des territoires par les armes, mais à construire un pouvoir technologique, industriel et commercial capable d’assurer richesse et emploi à leur pays. En ce sens, la politique économique devient la continuation de la guerre par d’autres moyens : paraphrasant Clausewitz, si « la guerre est la politique menée par d’autres moyens », nous pouvons aujourd’hui affirmer que la politique – et l’économie – est une guerre menée par l’usage des informations. Les batailles se déroulent sur les terrains financier, industriel, technologique et normatif. Les « armes » de cette guerre silencieuse incluent les tarifs douaniers, les sanctions, les lois extraterritoriales, les spéculations financières, les cyberattaques, les campagnes médiatiques et les opérations d’influence, en plus, bien sûr, de l’espionnage industriel et des acquisitions ciblées d’entreprises stratégiques. De manière significative, un phénomène répandu mais souvent sous-estimé est le recours à des acquisitions et fusions d’entreprises pour s’emparer de technologies ou de parts de marché d’un autre pays, une forme de guerre économique menée par des capitaux et des OPA (parfois hostiles). Une autre forme insidieuse est le lobbying agressif, c’est-à-dire l’influence exercée sur les processus législatifs et réglementaires pour orienter les normes et standards à son avantage potansiy
Dans tous les cas, l’objectif reste le même : accumuler puissance et prospérité pour soi et en priver le rival potentiel.
La guerre économique, selon l’EGE, est donc une situation permanente de conflit, souvent non déclarée ouvertement, où il n’existe pas de véritables alliés, mais seulement des compétiteurs. « La France est en guerre – une guerre économique sans chars, mais avec des armes bien plus subtiles : l’information, les technologies, les lois extraterritoriales et les dollars », a déclaré avec force Harbulot lors d’une audition parlementaire. La menace économique aujourd’hui est asymétrique, diffuse et en constante évolution : elle ne provient pas d’armées à la frontière, mais d’attaques capables de frapper l’ensemble du système productif, voyageant sur les réseaux et visant souvent les maillons faibles des chaînes industrielles et financières. Face à cela, tous les secteurs – public, privé et même la société civile – deviennent des acteurs (ou des cibles) de la guerre économique. Les États restent des arbitres influents de l’échiquier économique mondial, les entreprises adoptent l’intelligence compétitive comme outil de sécurité économique, et même l’« infosphère » (le flux médiatique et numérique des informations) agit comme une caisse de résonance et un théâtre de confrontation, pouvant influencer les opinions et les réputations à l’échelle mondiale.
En résumé, la guerre économique est le cadre stratégique dans lequel se déroulent des affrontements économiques de diverses intensités : c’est la « guerre de tous contre tous » sur le plan économique, menée avec des moyens informationnels, financiers et normatifs plutôt qu’avec des armées. Contrairement à une guerre conventionnelle, elle n’a ni déclaration formelle ni trêve, et est potentiellement continue dans le temps. Reconnaître son existence, selon Harbulot, est fondamental pour élaborer des stratégies efficaces de défense et d’attaque sur le plan économique.
Analyse comparative : intelligence économique vs guerre économique
Bien qu’étroitement liés, les concepts d’intelligence économique et de guerre économique opèrent sur des plans différents et ne doivent pas être confondus. Nous pouvons esquisser quelques différences clés :
– Nature et finalité : l’intelligence économique est un outil ou un ensemble de pratiques opérationnelles, tandis que la guerre économique est le scénario de conflit dans lequel ces pratiques s’inscrivent. L’intelligence vise à collecter des connaissances et à protéger/intercepter des informations stratégiques pour soutenir les décisions et accroître la compétitivité nationale. La guerre économique, en revanche, décrit la logique conflictuelle sous-jacente dans laquelle les acteurs cherchent à accumuler du pouvoir économique au détriment des autres. En d’autres termes, la première a une fonction instrumentale (offrir un avantage informationnel et stratégique), la seconde est de nature finaliste (obtenir des avantages économiques et géoéconomiques dans la confrontation mondiale).
– Acteurs impliqués : les activités d’intelligence économique sont généralement menées (ou coordonnées) par l’État à travers des structures dédiées, en collaboration avec les entreprises et autres entités nationales. La guerre économique implique un éventail plus large d’acteurs : non seulement les États, mais aussi les multinationales, les organisations internationales, les ONG, l’opinion publique, les médias, les hackers, etc. Par exemple, une campagne d’intelligence peut être menée par une unité gouvernementale d’analyse économique, tandis qu’une action de guerre économique peut être initiée par une entreprise (comme une OPA hostile) ou surgir de manière bottom-up, par exemple à travers des pressions de l’opinion publique boycottant des produits étrangers.
– Outils et méthodes : l’intelligence économique utilise principalement des méthodes informationnelles – collecte de données (souvent à partir de sources ouvertes), analyses concurrentielles, réseaux d’informateurs, outils de cybersécurité, lobbying informationnel, etc. – et est principalement défensive ou préparatoire. Les actions de guerre économique incluent, en revanche, des mesures offensives véritables : cyberattaques pour voler des secrets industriels, acquisitions d’actifs étrangers, manipulation des prix de marché, imposition d’embargos ou de sanctions, pressions diplomatiques pour exclure un concurrent d’un contrat, etc. Bien sûr, il existe des chevauchements (l’espionnage industriel, par exemple, est à la fois un acte de guerre économique et une activité d’intelligence) ; la différence réside dans le contexte et l’intention avec laquelle on agit. L’intelligence économique fournit des informations et des analyses ; la guerre économique emploie des actions coercitives ou prédatrices (même basées sur ces informations) pour modifier les rapports de force économiques à son avantage.
– Dimension temporelle : l’intelligence économique est un processus continu et proactif, à mettre en œuvre en temps de paix pour prévenir les risques et saisir les opportunités. Elle doit être constante, s’adaptant aux changements du contexte. La guerre économique, bien qu’en réalité permanente, se manifeste par des épisodes ou des phases de conflit plus aiguës – par exemple, une guerre tarifaire entre deux pays, une bataille pour l’acquisition d’une entreprise stratégique, une vague de cyberattaques ciblées. Dans ces moments, l’intelligence collectée auparavant est utilisée pour guider la stratégie de confrontation. Harbulot déplore que l’Occident ait pendant des années ignoré la dimension belliqueuse de l’économie, se berçant de l’illusion libérale d’une compétition « gagnant-gagnant », et se soit ainsi retrouvé pris au dépourvu lorsque d’autres acteurs ont agi de manière agressive. En conséquence, de nombreux pays se trouvent aujourd’hui contraints de rattraper leur retard en développant rapidement des capacités d’intelligence économique, car la guerre économique, elle, est déjà en cours.
– Légitimité et perception publique : une autre distinction importante réside dans le fait que l’intelligence économique, telle que définie par l’EGE, est conçue comme une activité légitime et nécessaire pour sauvegarder l’intérêt national. Dans les années 1990, la France a même institutionnalisé ce concept avec le Rapport Martre (1994) et la création d’organismes dédiés, dans le but de donner une base légale et culturelle à l’intelligence économique. En revanche, parler de « guerre économique » a longtemps été un tabou dans les cercles officiels, comme si l’on refusait d’admettre que les alliés occidentaux puissent se livrer à une concurrence déloyale. Harbulot observe que la volonté de dissimuler la véritable nature des affrontements économiques a longtemps empêché une étude académique sérieuse du phénomène. Ce n’est que récemment, grâce à des événements marquants (comme les guerres commerciales ou les scandales d’espionnage industriel), que l’opinion publique commence à prendre conscience qu’un conflit économique larvé existe. En résumé, l’intelligence économique tend aujourd’hui à être promue ouvertement par les institutions comme un facteur de compétitivité, tandis que la guerre économique est l’« éléphant dans la pièce » – présente mais souvent non déclarée, bien que ses effets soient visibles.
– Intégration et interdépendance : malgré ces différences, les deux domaines se complètent fortement. L’intelligence économique peut être vue comme l’outil principal pour combattre (ou prévenir) la guerre économique. Celui qui dispose des meilleures informations et analyses aura un avantage dans l’affrontement économique, pouvant anticiper les mouvements des autres et protéger ses propres intérêts. Comme le résume Alain Juillet (ancien haut responsable de l’intelligence économique en France), la guerre économique ressemble à « une partie d’échecs où gagne celui qui voit en premier le coup de l’autre ». Dans cette optique, l’intelligence est ce qui permet de voir le coup de l’autre à l’avance. À l’inverse, la prise de conscience de se trouver dans une situation de guerre économique incite à investir dans l’intelligence économique : si un pays se croit à l’abri des menaces, il négligera de se doter de structures de collecte d’informations, s’exposant à des surprises stratégiques. C’est précisément ce que Harbulot dénonce comme ayant eu lieu en France et en Europe : une sorte d’« angle mort » mental qui, pendant des années, a empêché de reconnaître les agressions économiques subies, laissant nos économies sans défense face à des compétiteurs sans scrupules. Il appelle donc à une véritable « culture officielle de la guerre économique » qui parte du sommet politique et imprègne l’ensemble de la société, de sorte que même le citoyen comprenne qu’il doit être – métaphoriquement – un « guerrier économique » pour défendre son système national. Parallèlement, des figures comme Juillet soulignent que l’intelligence économique occidentale est souvent en retard : si les services secrets sont habitués aux menaces militaires ou terroristes, ils peinent encore à développer des compétences économiques et financières adéquates. Cela crée un paradoxe : nous disposons de moyens et de ressources, mais nous ne les orientons pas vers la protection de nos entreprises, qui ainsi « peinent parce que les services ne les couvrent pas » adéquatement. En définitive, intelligence économique et guerre économique sont les deux faces d’une même médaille : la première est l’outil stratégique, la seconde est le scénario conflictuel. Sans intelligence, on est « un poulet à plumer » dans la guerre économique, mais sans reconnaître la guerre économique, on ne mettra jamais en place les mesures d’intelligence nécessaires.
Rôle de l’État et importance de la souveraineté économique
Un point central de la pensée de l’EGE est la réaffirmation du rôle de l’État dans la compétition économique mondiale. Malgré la rhétorique libérale sur la « fin de l’État-nation » en économie, les États restent les arbitres les plus influents du jeu économique. Ils disposent de leviers uniques – de la législation antitrust aux politiques industrielles, en passant par les services d’intelligence – qui peuvent déterminer le sort de secteurs entiers. La souveraineté économique désigne la capacité d’un État à contrôler ses actifs stratégiques et son destin économique, sans dépendre des décisions d’autrui. Harbulot et ses collègues insistent beaucoup sur ce concept : une nation qui perd le contrôle de secteurs clés (énergie, défense, haute technologie, infrastructures financières) devient vulnérable aux chantages et au déclin.
Au cours des dernières décennies, la France a forgé le terme de « patriotisme économique » pour désigner l’ensemble des politiques visant à protéger les entreprises nationales contre les OPA étrangères indésirables et à favoriser la formation de champions nationaux compétitifs à l’échelle mondiale. Bernard Carayon, ancien député et auteur de rapports importants sur l’intelligence économique (2003 et 2006), soutient qu’il ne peut y avoir de politique industrielle sans une politique publique active : l’État doit reprendre « le gouvernail de l’économie » qui, en Europe, a été en partie cédé à des mécanismes de marché supranationaux. Cela signifie, par exemple, opposer des veto stratégiques à des investissements étrangers jugés dangereux (via des comités gouvernementaux qui examinent les acquisitions, comme le décret Montebourg en France ou le Golden Power en Italie), ou soutenir financièrement des secteurs stratégiques pour éviter qu’ils ne tombent entre des mains hostiles. Ce n’est pas un hasard si l’Allemagne, traditionnellement libérale en économie, a renforcé ces dernières années l’interventionnisme étatique en réponse à l’activisme de la Chine et des États-Unis : Berlin a renforcé les contrôles sur les investissements étrangers et a même nationalisé des infrastructures énergétiques critiques au nom de la sécurité nationale. Le message de l’EGE est clair : l’État doit agir comme un bouclier et un stratège dans la guerre économique, en coordonnant les acteurs économiques internes et en négociant en position de force à l’extérieur. Lorsque, au contraire, l’État se retire complètement, il laisse ses entreprises « nues » face à des compétiteurs sans scrupules – avec le risque de les voir acquises ou éliminées.
La souveraineté économique implique également la capacité de décider de manière autonome de ses politiques économiques et industrielles sans subir d’impositions externes. Dans un contexte comme celui de l’Union européenne, ce sujet est délicat : les pays membres ont accepté des règles communes sur le marché intérieur et les aides d’État, qui peuvent parfois contraindre les stratégies nationales. L’école de Harbulot dénonce qu’une naïveté excessive dans la délégation à l’UE ou au « marché » de décisions dans le cadre de décisions cruciales a affaibli des pays comme la France, empêchant des réponses rapides à la guerre économique. Il ne s’agit pas de remettre en question l’UE, mais d’adapter les règles communautaires pour permettre aux États de défendre efficacement leurs intérêts lorsqu’ils sont menacés (par exemple, en créant des champions européens par des fusions transnationales pour concurrencer la Chine et les États-Unis, plutôt que de les entraver pour des raisons purement antitrust). En définitive, la souveraineté économique est vue comme une condition préalable pour pratiquer une intelligence économique efficace : seul un État souverain dans ses choix peut mettre en œuvre une stratégie cohérente d’intelligence et de contre-guerre économique. À l’inverse, un État contraint ou dépendant sera inévitablement à la merci des stratégies d’autrui.
Asymétrie informationnelle, contrôle des ressources et usage de l’information comme arme
Un élément cardinal de la guerre économique est l’asymétrie informationnelle : celui qui dispose de plus d’informations stratégiques – ou parvient à les refuser à son rival – acquiert un avantage décisif. L’information au XXIe siècle est comparable à ce que furent les ressources naturelles au XIXe siècle : un facteur critique de pouvoir. Ce n’est pas un hasard si Harbulot affirme que le « capital informationnel » doit être considéré comme **un véritable facteur de production et, en même temps, une arme offensive (et dissuasive)**. Les exemples concrets abondent : pensons à la capacité de certains pays à obtenir des informations d’intelligence technologique sur leurs concurrents et à les exploiter à leur profit. L’asymétrie survient lorsqu’une partie est informée et l’autre non. Pendant les années 1990 et 2000, par exemple, la Chine a su tirer parti de l’attitude ouverte, peut-être naïve, de l’Occident, en acquérant des technologies critiques dans des secteurs comme l’aérospatiale, les télécommunications et l’énergie. Comme le rappelle Harbulot, la Chine de Deng Xiaoping s’est présentée à l’Occident la main tendue, obtenant des investissements et du savoir-faire, mais en même temps « elle nous vidait les poches de technologie pour nous dépasser » – un objectif qu’elle a atteint, détenant aujourd’hui le contrôle de dizaines de technologies clés à l’échelle mondiale. Dans ce cas, l’asymétrie informationnelle était double : d’une part, Pékin collectait des données sur nos faiblesses et nos besoins technologiques ; d’autre part, nous sous-estimions les véritables intentions chinoises, manquant de « mémoire » historico-stratégique et donc de conscience.
L’usage de l’information comme levier de pouvoir s’exprime également à travers la guerre cognitive et la propagande. Contrôler le récit d’une affaire économique peut déterminer l’issue d’un affrontement : par exemple, diffuser des alertes (fondées ou non) sur la sécurité d’un produit concurrent, ou influencer l’opinion publique contre un investissement étranger en le présentant comme « prédateur », sont des techniques qui font partie de l’arsenal de la guerre économique. L’EGE met en évidence qu’à l’ère actuelle de la société de l’information, il est possible d’orchestrer des campagnes d’opinion très efficaces pour soutenir ses objectifs économiques. À travers des ONG, des médias, des réseaux sociaux et autres « outils d’influence », un acteur peut exercer une pression indirecte sur un rival – par exemple en mobilisant les consommateurs contre lui – obtenant des résultats impossibles à atteindre par la force. Harbulot cite comme exemple la capacité anglo-saxonne d’orchestrer des ONG et des campagnes médiatiques pour faire plier l’adversaire « sans tirer un coup de feu ». C’est un type de conflit sournois, qu’il appelle « guerre cognitive », où l’enjeu est le contrôle des perceptions et des informations.
Un autre front crucial est le contrôle stratégique des ressources. Historiquement, le contrôle des matières premières a été une cause déclenchant de guerres, y compris armées ; aujourd’hui, dans la guerre économique, il prend la forme d’une compétition pour sécuriser des sources d’énergie, des minerais rares, des terres rares, des approvisionnements alimentaires, ainsi que des ressources immatérielles comme les brevets et les normes technologiques. S’assurer une ressource stratégique signifie la refuser (ou la rendre coûteuse) au concurrent. Par exemple, la possession de technologies avancées pour la production de puces électroniques est devenue une arme géopolitique : ceux qui les détiennent (États-Unis, Taïwan, quelques autres) peuvent imposer des restrictions de vente aux rivaux, affectant des secteurs industriels entiers. À l’inverse, celui qui dépend de fournisseurs étrangers dans des secteurs critiques se trouve en position de faiblesse. La guerre économique moderne voit donc un déplacement des armées vers les chaînes de valeur : interrompre la supply chain d’un adversaire peut être aussi dévastateur que gagner une bataille. L’intelligence économique sert également à cartographier ces dépendances et vulnérabilités, afin de pouvoir les exploiter ou les atténuer.
Dans le cadre de l’EGE, un cas souvent cité de perte de contrôle sur des ressources stratégiques est l’affaire Alstom : en 2014, le géant américain General Electric a acquis la division énergétique de l’entreprise française Alstom, productrice de turbines nucléaires et d’autres équipements critiques. Harbulot a qualifié cet épisode de « pointe de l’iceberg » de la manière dont la France avait sous-estimé la guerre économique : GE s’est emparée d’un joyau industriel français tandis que Paris balbutiait sur la concurrence loyale. En d’autres termes, les Américains ont appliqué des logiques de puissance (étendre le contrôle sur des technologies énergétiques stratégiques), tandis que la France est restée engluée dans des logiques de marché (cédant aux dynamiques d’acquisition sans opposer un veto rapide). Cet exemple montre que sans une intelligence préalable adéquate – qui aurait pu signaler l’importance stratégique d’Alstom et les intentions de GE – et sans une volonté politique forte, on risque de perdre des pans vitaux de l’économie nationale. Information et ressources deviennent ainsi les deux faces d’une même médaille : celui qui possède des informations privilégiées peut s’emparer de ressources d’autrui de manière ciblée ; celui qui contrôle des ressources clés peut imposer des informations (règles, normes) au système mondial.
Cas d’école
Pour illustrer comment les concepts discutés se traduisent dans la réalité, examinons trois cas concrets – deux européens et un international – qui mettent en lumière différents aspects de la guerre économique et de l’intelligence économique.
UniCredit–Commerzbank : En 2024, un affrontement financier s’est dessiné entre l’Italie et l’Allemagne autour de la possible acquisition de la banque allemande Commerzbank par l’italienne UniCredit. Cette dernière, dirigée par le PDG Andrea Orcel, avait progressivement augmenté sa participation dans Commerzbank jusqu’à environ 9 %, en se dotant d’instruments financiers pour dépasser les 20 %. L’objectif implicite était de préparer le terrain pour une fusion ou une acquisition qui aurait créé un champion bancaire européen. La réaction allemande a été immédiate et ferme : le chancelier Olaf Scholz a publiquement déclaré la guerre à cette opération, affirmant que « les attaques et les acquisitions hostiles ne sont pas une bonne chose pour les banques » et que le gouvernement fédéral considère inacceptable toute tentative agressive d’acquérir des entreprises allemandes sans coopération. Berlin, qui détient encore une participation publique de 12 % dans Commerzbank, a clairement indiqué qu’elle interdirait la cession et maintiendrait sa participation étatique pour en préserver l’indépendance. En pratique, l’Allemagne a exercé sa souveraineté économique en bloquant une opération perçue comme une menace stratégique. Ce cas est emblématique : d’un côté, il montre une manœuvre de « guerre économique » (une banque d’un pays de l’UE cherchant à scaler un concurrent étranger) ; de l’autre, il met en évidence l’importance de l’intervention étatique (intelligence politique et économique) pour défendre un actif jugé critique. Pour l’Italie, cette affaire a représenté une tentative d’expansion internationale, probablement motivée aussi par la peur de rester à la traîne dans une ère de concentrations bancaires ; pour l’Allemagne, un réflexe de défense nationale s’est déclenché. La rhétorique de Scholz – parler ouvertement d’« attaques hostiles » dans le domaine bancaire – est révélatrice de la manière dont les dirigeants politiques lisent désormais ces dynamiques en termes belliqueux. On peut supposer que, en coulisses, une intelligence économique active a également été à l’œuvre : il n’est pas exclu que les services d’information allemands aient surveillé les mouvements d’UniCredit (afin d’alerter le gouvernement), de même qu’UniCredit aura étudié en profondeur, avec des analystes et des consultants, la structure actionnariale et les possibles manœuvres défensives allemandes. La partie UniCredit–Commerzbank, pour l’instant avortée, confirme donc la validité des théories de Harbulot : en Europe, malgré la coopération, les États sont prêts à livrer des batailles économiques pour préserver leur souveraineté financière.
Piaggio Aerospace : Un autre cas significatif est celui de Piaggio Aerospace, une entreprise italienne historique produisant des avions et des drones (comme le P.1HH HammerHead montré en figure) utilisés également dans le domaine militaire. Ces dernières années, Piaggio a traversé une grave crise financière et a été placée en administration extraordinaire, à la recherche d’acquéreurs. En 2023-2024, une offre s’est concrétisée de la part de Baykar, une importante société turque de technologies aéronautiques et de drones (connue pour les drones Bayraktar TB2). En décembre 2024, le gouvernement italien a approuvé la vente de Piaggio Aerospace à Baykar, estimant que cette opération était la meilleure voie pour relancer l’entreprise et sauvegarder les emplois en Italie. Cette décision, cependant, a suscité des préoccupations géopolitiques : Piaggio produit des technologies sensibles (moteurs aéronautiques, drones à longue portée), et son passage sous contrôle turc signifie qu’Ankara – pays membre de l’OTAN mais avec des ambitions régionales souvent divergentes de celles de l’UE – acquerra du savoir-faire italien et une présence industrielle en Europe. La Grèce a même annoncé une protestation diplomatique envers l’Italie pour cette vente, craignant le renforcement de l’industrie militaire turque avec la technologie italienne. Nous sommes face à un exemple concret de la manière dont la guerre économique se joue également sur des acquisitions dans le domaine de la haute technologie : la Turquie, avec une manœuvre offensive (Baykar a surpassé d’autres offreurs et proposé des garanties d’investissement), obtient un joyau technologique étranger ; l’Italie, en position défensive et dépourvue d’un acquéreur national fort, a choisi de céder l’actif pour éviter la faillite de l’entreprise. Cela reflète une faiblesse de souveraineté économique : ne pas disposer d’instruments domestiques pour sauver Piaggio a contraint le gouvernement à compromettre la souveraineté industrielle en échange de capitaux étrangers. On peut se demander si une évaluation adéquate de l’intelligence économique a été réalisée sur l’impact stratégique : quelles informations ont conduit à considérer Baykar comme la meilleure option ? Des contraintes ont-elles été imposées (par exemple, sur le maintien en Italie des activités de recherche et de production, ou sur l’interdiction de transférer certaines technologies sensibles à l’étranger) ? L’affaire Piaggio met en évidence que l’information et le contrôle des ressources vont de pair : celui qui connaît l’état de nécessité d’autrui peut en profiter (la Turquie savait que l’Italie devait vendre), celui qui contrôle une ressource clé peut dicter les conditions (Baykar aura désormais accès aux drones Piaggio, renforçant sa position sur le marché mondial des systèmes UAV). Pour l’Italie, la leçon est que sans un solide dispositif de guerre économique (intelligence + politiques industrielles), on risque de perdre des pans précieux de son appareil productif au profit de puissances étrangères.
US Steel et le vol de technologies par la Chine : Un exemple frappant de l’utilisation de l’information comme arme dans la guerre économique est le cas du géant sidérurgique américain U.S. Steel. En mai 2016, U.S. Steel a officiellement dénoncé avoir été victime d’une attaque de piratage industriel par des hackers chinois liés au gouvernement de Pékin. Lors de l’attaque (survenue dès 2011), l’entreprise a perdu des gigaoctets de données de recherche hautement précieuses sur le processus de production d’aciers spéciaux à haute résistance, destinés à l’industrie automobile. En peu de temps, des producteurs chinois ont réussi à répliquer ces aciers avancés et à les commercialiser, ce qu’ils n’étaient pas capables de faire auparavant. U.S. Steel a estimé que les concurrents asiatiques avaient obtenu un avantage illégitime énorme, commençant à exporter ce type d’acier et érodant les parts de marché de l’entreprise américaine. Il s’agit d’un cas d’espionnage économique d’État : l’intelligence chinoise aurait volé des secrets industriels pour les transférer à ses entreprises nationales, qui en ont tiré un bénéfice compétitif direct. Cet épisode s’inscrit dans un schéma plus large : il est notoire que le vol de propriété intellectuelle et de technologies occidentales par des acteurs chinois (que ce soit par le cyberespionnage ou en imposant aux entreprises étrangères en Chine des transferts de savoir-faire) a produit au cours des dernières décennies le plus grand transfert illégitime de richesse de l’histoire, avec des coûts estimés jusqu’à 600 milliards de dollars par an pour l’économie américaine. En réponse, U.S. Steel a entrepris des actions judiciaires (demandant aux autorités de bloquer l’importation d’acier chinois obtenu avec ces secrets volés) et des pressions politiques pour dénoncer les pratiques déloyales de Pékin. Ce cas illustre bien l’interaction entre intelligence et guerre économique : d’un côté, la Chine a conduit une opération d’intelligence offensive (vol informatique) comme arme de guerre économique pour attaquer la position de marché d’une société étrangère ; de l’autre, les États-Unis ont dû activer leurs propres instruments (contre-enquêtes du FBI, procédures auprès de l’International Trade Commission, puis des droits de douane et sanctions commerciales dans les années suivantes) pour atténuer le dommage et dissuader d’autres attaques. On voit clairement que l’asymétrie informationnelle a été décisive : obtenir l’information technique secrète a permis aux Chinois de sauter des années de recherche et d’investissements, comblant l’écart technologique d’un bond et mettant en difficulté l’adversaire sur le marché. En termes de « coût belliqueux », voler des informations peut être énormément plus efficace qu’investir de manière autonome : avec un seul piratage réussi, la Chine a économisé des centaines de millions en R&D et a affaibli un rival industriel.
Du point de vue des théories de Harbulot, cet exemple confirme deux choses : (1) que l’information de valeur (ici les secrets métallurgiques) est elle-même un « champ de bataille » économique, disputé entre les puissances ; (2) que sans une intelligence défensive robuste (cybersécurité, contre-espionnage industriel), même les géants industriels peuvent être victimes d’attaques invisibles. U.S. Steel, en effet, ne s’était pas immédiatement rendu compte du vol de 2011 ; ce n’est qu’en recoupant des données des années plus tard qu’il est apparu que des produits chinois imitaient ses technologies propriétaires. Cela suggère qu’une action préventive et coordonnée au niveau étatique serait nécessaire : les entreprises individuelles n’ont souvent ni la vision d’ensemble ni tous les outils pour faire face à des menaces aussi sophistiquées. C’est pourquoi l’intelligence économique nationale – entendue également comme le partage d’informations sur les menaces entre public et privé – est cruciale : si le gouvernement américain avait eu vent de l’opération chinoise, il aurait pu alerter U.S. Steel à temps, évitant peut-être la perte ou en limitant l’impact. Ce cas sert donc d’avertissement universel : dans la guerre économique moderne, les batailles se livrent dans les laboratoires et les serveurs, et seul celui qui saura protéger (ou capter) les informations sensibles l’emportera.
Conclusion
L’analyse menée met en lumière comment les concepts d’intelligence économique et de guerre économique, élaborés par l’École de Guerre Économique de Paris, offrent une clé interprétative puissante pour comprendre les dynamiques actuelles de la compétition internationale. Christian Harbulot et ses collègues nous avertissent qu’ignorer la dimension conflictuelle de l’économie équivaut à combattre avec un angle mort : on risque de subir passivement les coups d’autrui, de prendre pour des forces libres du marché ce qui sont en réalité des stratégies hostiles, et de sacrifier des pans de son appareil économique sur l’autel d’un libéralisme naïf. À l’inverse, se doter d’un solide système d’intelligence économique et d’une culture de la guerre économique permet à un État de protéger sa souveraineté, de préserver l’emploi et le savoir-faire national, et de passer à l’offensive si nécessaire pour défendre ses intérêts.
En définitive, intelligence économique et guerre économique sont distincts mais inséparables : la première est l’arme (informationnelle) et la seconde est le conflit dans lequel cette arme doit être employée. Comme dans une partie d’échecs mondiale, chaque mouvement économique – un investissement, un partenariat technologique, une normative commerciale – peut dissimuler une action d’attaque ou de défense. Les cas examinés (de la banque « défendue » par Berlin à l’entreprise cédée à la Turquie, en passant par les secrets volés à Pittsburgh) confirment que ces théories ne sont pas des abstractions, mais une réalité quotidienne. La leçon qui en découle est que les nations et les entreprises doivent « penser en termes de guerre économique » pour ne pas être submergées. Cela ne signifie pas adhérer à des visions paranoïaques ou autarciques, mais adopter un réalisme stratégique sain : développer des capacités d’intelligence, préserver des marges d’autonomie économique, connaître ses propres vulnérabilités et celles d’autrui.
Christian Harbulot conclut de manière provocante que soit on entreprend cette lutte, soit on est destiné à vendre des gaufres sur la plage, c’est-à-dire à un avenir d’ « irrélevance » économique. Sans verser dans des images extrêmes, nous pouvons convenir que, dans le monde actuel, celui qui dort en termes de stratégie économique est voué à la perte. La paix économique, en fin de compte, n’est qu’un équilibre instable de forces : pour le maintenir à son avantage, il faut veiller comme une espionne et planifier comme un général. C’est là l’enseignement durable de l’École de Guerre Économique de Paris.