3 questions à Christian Harbulot

Par Nicolas Moinet

L’Ambassadeur des Etats-Unis vient d’expliquer au Portugal que leur principale compagnie d’électricité (EDP) ne pouvait pas tomber dans les mains d’une entité étrangère (China Three Gorges). Et le fait que cette compagnie portugaise ait des activités aux Etats-Unis (champs d’éoliennes) permet aux Etats-Unis de s’opposer à son rachat, c’est-à-dire de faire la sécurité économique d’un pays européen à sa place ou à la place de l’Union Européenne. Comment analysez-vous cette situation ?

Les Etats-Unis ont à l’égard du Portugal une position particulière. Les impératifs militaires liés à la guerre froide ont conduit les autorités américaines à intégrer de facto les îles des Açores dans leur périmètre stratégique de la défense avancée de leur propre territoire. En agissant ainsi, le Pentagone niait implicitement la souveraineté du Portugal et ne considéraient pas ce pays comme un pays membre à part entière de l’Union Européenne. Il n’est pas si étonnant de voir Washington intervenir sur le terrain économique dans ce pays. Depuis plusieurs années, les alertes se succédaient sur la façon dont les entreprises chinoises prenaient le Portugal comme cible. La tentative de rachat de la principale compagnie d’électricité par la China Three Gorges est sans doute la tentative d’acquisition « de trop » en termes de valeur symbolique. L’électricité demeure un enjeu stratégique dans le fonctionnement d’un pays. Le prétexte choisi par les Etats-Unis ne trompe personne. Le fait que cette compagnie portugaise ait des activités aux Etats-Unis dans le domaine de l’éolien n’est pas un motif crédible pour inciter la puissance américaine à commettre un tel acte d’ingérence dans les activités intérieures d’un pays européen. Dans le passé, les intérêts occidentaux, américains comme européens, avaient déjà été affectés par l’offensive chinoise dans le domaine de l’énergie solaire. L’intégration de l’éolien dans le périmètre stratégique de l’énergie est un point à surveiller dans la grille de lecture de la thématique de puissance américaine.

La réprimande diplomatique du Département d’Etat à l’égard de la politique gouvernementale portugaise souligne la liberté de ton que s’accorde désormais les Etats-Unis pour s’immiscer dans la politique européenne. Mais il est important de noter que la notion d’une trop dépendance à l’égard de la Chine a été évoquée par les Etats-Unis. Cette expression est d’autant plus importante qu’elle peut correspond à d’autres contextes géoéconomiques. Autrement dit, son application est réversible et peut s’appliquer aussi aux Etats-Unis. La question de la dépendance est aujourd’hui un des thèmes dominants de la guerre économique. La France doit faire un gros effort pour mieux appréhender ses différents aspects et sortir du cadre doctrinaire ancien issu de la doctrine de la guerre froide tel qu’il est appliqué au SGDSN dans une approche trop restrictive du pré carré.


Face aux empires américain et chinois, l’Europe puissance est-elle possible ? Reste-t-elle de l’ordre de l’utopie ou, ce qui serait plus cynique, du leurre ?

RL’Europe est un point de passage obligé pour continuer à exister. Mais les autres puissances n’ont aucun intérêt à la voir se renforcer. Cette contradiction est en apparence insurmontable. Depuis 1945, les élites européennes ont accepté de vivre en paix sous la dépendance des Etats-Unis. Tant que le monde était divisé en deux Bloc, cette situation était assumable. Elle ne l’est plus aujourd’hui. La multipolarité qui se substitue lentement mais surement au multilatéralisme, fragilise les relations internationales. La rivalité en termes de suprématie, entre les Etats-Unis et la Chine ne fait qu’amplifier un peu plus l’importance des contradictions en matière de recherche de régulation des échanges. La logique des empires marchands reprend ses droits. A titre d’exemple, Washington ne peut admettre que la technologie chinoise se substitue à la sienne dans les domaines vitaux du monde immatériel. C’est l’explication de fond de l’affaire Huawei. La visite du Président chinois en Europe ne dégage pas de marge de manœuvre particulière contrairement aux annonces qui sont faîtes à Paris ou à Berlin. Il est illusoire d’imaginer que les Etats-Unis laissent la Chine se créer des alliances de nature géoéconomique avec les pays-clés de l’Union Européenne. L’Union Européenne n’est pas en posture de faire face à un entrisme chinois durable. L’offre d’achat de 300 Airbus peut faire illusion en termes de chiffres, elle ne compense pas les logiques de pénétration de marché induites par les routes de la soie. Le processus de désindustrialisation et la vente du patrimoine industriel sont les deux matrices d’affaiblissement de notre potentiel de puissance. Il faut rajouter à ce constat l’incapacité à élaborer des doctrines de conquête dans une logique puissance. L’abandon après 1969 de la démarche entamée sous la conduite du général De Gaulle a abouti à un désintéressement progressif des représentants les plus motivés du secteur public et privé. Sous la Présidence Pompidou, des hommes tels que Bernard Esambert, ont tenté de formaliser une pensée sur la guerre économique mais ils étaient trop isolés dans le système pour aboutir à l’émergence d’une réflexion pérenne. Les Présidences Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande et maintenant Macron, ont un point commun : la nonc réactivation d’une pensée sur l’accroissement de puissance par l’économie.

Pendant que l’Allemagne a appliqué silencieusement ce principe dans l’UE et hors de l’UE par les accords bilatéraux qu’elle passe notamment avec la Russie, la France se défausse de cette problématique en faisant de la communication positive sur la reconstruction de l’Europe.


QLes exemples néerlandais ou danois ne montrent-ils pas que la puissance des pays européens est avant tout une question nationale ? Que manque-t-il à la France dans ce domaine ?

Il est clair que des pays petits pays d’Europe, plus petits que la France et réputés plus libéraux que nous, ont eu cette capacité de concevoir une stratégie alliant des forces publiques et privées dans le but d’assurer un élan dynamique à leur économie. Il s’agit à la fois de survie et de résilience. La vision des Pays-Bas sur l’élaboration d’une plateforme multidimensionnelle dans l’aérien, le portuaire, le ferroviaire et le routier) est une dimension concrète de l’expression d’une stratégie de puissance. Il en est de même pour le Danemark à propos de son positionnement dans le transport maritime. Le fait de concentrer ses forces sur des objectifs majeurs et consensuels est un point fort que la France est pour l’instant incapable de formaliser à son échelle. Les raisons de cette paralysie sont multiples. La disparition de nos points de repère cognitifs date de la seconde moitié du XIXe siècle. La Grande Bretagne a imposé aux élites françaises sa vision économique du monde. L’abandon de la doctrine napoléonienne sur la nécessité de préserver notre patrimoine économique se fait au nom de la modernisation de notre potentiel industriel. Les milieux d’affaire qui soutiennent la politique de Napoléon III et son accord de libre-échange avec l’empire britannique contribuent à diluer une réflexion sur la puissance dans une approche du progrès industriel, décorrélée de la réalité des rapports de force géoéconomiques. Depuis cette période charnière, la justification idéologique du discours libéral opère ainsi comme un « cache » qui masque le besoin d’une réflexion stratégique sur le développement du pays.


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