Le difficile processus des projets industriels de défense européenne

par Guillaume Germain, MSIE 37 de l’EGE.

Le SCAF (Système de Combat Aérien du Futur) doit être prêt pour l’horizon 2035-2040 et devra disposer d’un budget compris entre 80 et 100 milliards d’euros pour qu’il devienne opérationnel. Il devra être furtif, répondre aux missions air-air et air-sol (dont Nucléaire), avoir une interopérabilité avec les systèmes de défenses de l’UE et de l’OTAN, se poser sur un porte-avion, bénéficier du soutien de l’Intelligence Artificielle, et travailler en réseau avec un ensemble de supports (drones accompagnateurs, satellites, avions, navires).

Le cahier des charges est ambitieux et les technologies prévues doivent encore être développées pour répondre aux niveaux attendus des avions de 6ème génération. Les avions de 5ème génération Américain (F35), Russe (Su-57) et Chinois (J-20) sont opérationnels et déployés. Les avions européens actuels Rafale, Eurofighter Gmbh et Grippen sont des avions de 4ème génération. Les Allemands disposent d’un savoir-faire moindre dans ces domaines et les Français ont besoin de relais de croissance pour leur industrie de la Défense, Dassault Aviation et Safran. L’écart se creuse et il est urgent pour l’Europe de réagir.

Les enjeux et les attentes du programme SCAF

Un tel défi technologique et financier ne peut pas être développé par un seul pays européen, la coopération européenne est impérative pour garantir le succès de ce projet qui s’inscrit dans un ensemble plus vaste de programmes. Le développement du Rafale aurait coûté 45,9 milliards d’euros, nous sommes ici à budget estimé deux fois supérieur.

Ensuite la France dispose d’un savoir-faire reconnu mondialement dans le domaine de la défense mais l’ensemble des maîtrises à développer est si important que la participation de l’ensemble des ressources européennes est logique, souhaitable, impérative pour la réussite de ce projet. Il est reproché à l’Allemagne de vouloir piller l’industrie de la Défense de la France mais celle-ci dispose de ressources technologiques très importantes et très en avance. Ce procès est réel à court terme, mais nous parlons ici de l’avenir de l’Europe à 40 ans. L’ambition dépasse cet horizon, l’avenir de l’Europe en dépend.

La France et l’Allemagne se sont donc entendues pour élaborer plusieurs programmes de Défense : SCAF (Avion : Système de Combat Aérien du Futur), le MGCS (Char : Main Ground Combat System) et le MAWS (Avion de patrouille maritime : Maritime Airborne Warfare System). A ces trois programmes viennent s’ajouter le projet Eurodrone initié en 2016 et la rénovation à mi-vie de l’hélicoptère d’attaque Tigre (Tigre Mark 3) évoqué en 2018. Nous avons donc cinq projets militaires majeurs qui lient ces deux pays par des Traités et des accords de coopérations signés.

Les limites d’un projet politique 

Le 13 Juillet 2017, la France et l’Allemagne lancent officiellement le programme du SCAF et décident de renforcer plusieurs programmes de coopération dont un volet « Défense et Sécurité » qui comporte une partie politique importante par la mise en place d’initiatives fortes comme le Fonds Européen de Défense, la Coopération Structurée Permanente et le renforcement conjoint des capacités militaires.

Le 26 septembre 2017, Emmanuel Macron présente à la Sorbonne son projet pour refonder l’Europe. La souveraineté européenne doit passer par la maîtrise des domaines de la Défense, de l’Economie, du Numérique et de l’Industrie.

La chancelière allemande et le président français affichent une vision commune de l’Europe, conscients des enjeux et des défis qu’elle doit relever. La France, puissance nucléaire et militaire européenne, doit élever son niveau opérationnel militaire et son industrie de la défense en se dotant des outils de demain. L’Allemagne doit, elle, rester la quatrième économie mondiale. Les intérêts sont communs mais les objectifs différents.

Les autres puissances n’ont aucun intérêt  voir l’émergence d’un tel projet.

Les difficultés opérationnelles 

Si les Etats sont les donneurs d’ordre, ce sont les entreprises qui devront s’entendre et dans ces négociations les intérêts économiques et la maîtrise technologique sont essentiels. Les premières difficultés des discussions des industriels franco-allemands ont été relevées avec succès. Le principe du « best-athlete » ayant été retenu, l’industriel leader dans son domaine de compétence doit être le maître d’oeuvre de son module accompagné d’un partenaire principal.

Airbus ne s’oppose pas à ce que Dassault Aviation soit le maître d’œuvre de l’avion en lui-même, le NGF (Next Generation Fighter), des difficultés plus importantes sont rencontrées sur le développement du futur moteur où Safran est contesté par MTU (à reconnaître que Safran n’est pas expert dans toutes les composantes d’un moteur et notamment les « parties chaudes »). Airbus se verra confié les Drone-missiles (Unnamed System Remote Carrier) avec MBDA comme partenaire principal et les Combat Cloud (avec Thales comme partenaire principal).

L’entrée de l’Espagne dans le programme SCAF va profondément modifier les négociations entre industriels. L’intérêt est de partager le poids financier de ce programme mais les discussions industrielles se font désormais à six et non plus à quatre (3 pays et 3 entreprises). De nombreux points de blocage apparaissent, l’Allemagne exige que son industrie puisse utiliser les IPR (Intellectual Property Rights) amenés par l’industrie de la défense française qui seront utilisées dans ce programme.

Si tout ne fut pas simple les accords entre industriels furent trouvés mais ils ont été fortement perturbés par des campagnes de presse des deux côtés du Rhin. En étudiant les médias Français et Allemands il est difficile d’avoir une opinion impartiale. Ce qui est certain c’est que le Bundestag Allemand s’est emparé du dossier de ces programmes de Défense une fois le Traité d’Aix-la-Chapelle signé en janvier 2019 qui intensifie les relations privilégiées entre la France et l’Allemagne et qu’à partir de cette date pose des exigences, appuie les industriels Allemands qui revendiquent une meilleure prise en compte de leurs intérêts notamment dans les domaines de la technologie de pointe. Les projets SCAF et MGCS doivent également être développés de concert.

Ces changements alimentent ainsi les articles dans la presse et cristallisent les positions.

Les difficultés de la prise de décision en Allemagne 

Rien ne se décide en Allemagne sans l’approbation des représentants du peuple allemand. Toutes les lois, décisions du gouvernement sont votées et adoptées par le Bundestag qui a également le pouvoir de le renverser et la faculté de l’interroger. Le Chancelier Allemand n’est que le troisième personnage le plus important. Le gouvernement Allemand actuel est construit sur l’alliance du parti Conservateurs CDU/CSU et de Centre Gauche le SPD. Le concept d’Alliance et de compromis sont fortement installés dans la société civile et politique, créant le principe « d’Alliances de circonstances ».

Les Lander jouent également un rôle extrêmement important en Allemagne et la pression des industriels sur les parlementaires est systématiquement intégrée dans les décisions que le Bundestag peut prendre.

Nous sommes en France dans un mode de fonctionnement plus centralisé et il est évidemment difficile de comprendre des changements de positions alors qu’un contrat avait été signé avec les Allemands.

Le second point est l’importance de la Loi Fondamentale allemande, fortement influencée par les Alliés mais aussi très « directive » en raison de l’importance de l’article 24. Avec ce texte l’Allemagne ne veut plus être assimilée à un pays belliqueux, veut éradiquer dans sa gestion quotidienne de l’Etat toutes initiatives aboutissant à des velléités guerrières, toutes actions militaires ne sauraient être envisagées que sous l’égide d’instances internationales (ONU, UE) et qu’elle ne participera uniquement qu’à un système de sécurité mutuelle (essentiellement OTAN). Même si le texte a évolué, notamment en 2018 pour l’article 24, la politique européenne et internationale allemande de 1949 à nos jours s’appuie encore sur ces principes.

La pression historique de l’OTAN 

Depuis 1945, tout ce qui a trait de près ou de loin au domaine militaire allemand est soit sous contrôle de la Loi Fondamentale ou de l’OTAN. En pays occupé, l’influence des Alliés sur la conduite des politiques intérieures et extérieures de la République Fédérale Allemande a été prégnante et importante.

Malgré une population hostile à 42% à toute forme de militarisation et sous l’impulsion du chancelier Adenauer la nouvelle République Fédérale Allemande adhère à l’OTAN en 1955. La Bundeswher réorganisée possède les effectifs les plus importants mais cette adhésion est subordonnée à l’interdiction de développer une industrie de la défense traditionnelle mais surtout sur les armements NBC.

Lors de la réunification de l’Allemagne en 1990, les anciens Alliés exigent de Bonn la réduction des effectifs militaires de 50 %– ce qui se comprend puisque la RDA était massivement armée – mais aussi, une fois encore, à ne pas fabriquer ni détenir d’armes de destruction massive.

Les soucis récurrents de l’Allemagne et les vœux stratégiques de la France

L’Allemagne est un pays traumatisé par son histoire du XXème siècle. Directement impliquée dans les conflits des deux guerres mondiales, elle cherche aujourd’hui à ne plus être identifiée à ces tragédies.

Pays vaincu, la RFA doit se reconstruire et participer à sa protection militaire en adhérant à l’OTAN. Elle s’est donc exclusivement concentrée sur sa croissance et a reconverti le puissant appareil militaro-industriel de guerre au service de son développement économique. L’Allemagne a très vite compris et assimilé tout le sens et l’intérêt de la géoéconomie, du multilatéralisme, du marché unique Européen et des bénéfices qu’elle peut tirer d’un budget de la Défense « faible » au regard de sa puissance économique.

Confrontée à un passé qui a marqué le monde et à un développement économique très articulé autour d’une volonté non affichée de recomposition de sa puissance, s’est développé le concept de « géopacifisme » où il faut concilier puissance et bienveillance, défendre ses intérêts économiques tout en préservant ce qui a construit les principes fondateurs de l’Europe d’aujourd’hui, la paix.

Toutes actions militaires ne sauraient être envisagées que sous l’égide d’instances internationales (ONU, UE) et l’Allemagne ne participera uniquement qu’à un système de sécurité mutuelle (OTAN).

La France initiatrice du concept de souveraineté européenne affiche dans les mots (et pas forcément dans les actes) une vision géostratégique plus offensive vis-à-vis des Etats-Unis, de la Chine et de la Russie. Sa vision de l’Europe du XXIème siècle ne correspond pas aux appétits grandissants de ces trois puissances qui visent toutes une vassalisation de l’Europe pour des raisons différentes.

La posture impériale américaine

En mai 2019 les Etats-Unis (« Amis, Alliés mais pas alignés » suggèreHubert Védrine) menacent l’Europe de sanctions concernant l’initiative de l’Europe de la Défense marquant ainsi leur désapprobation de voir l’Europe tentée de moins dépendre d’eux en intégrant le concept de Souveraineté Européenne. Le SCAF représente un danger pour les Etats-Unis en raison de toutes les technologies qui y sont associées et aussi la vente de leur avion de 5ème génération le F35. A noter que le F35 a été vendu à de nombreux pays de l’OTAN et que l’Allemagne résiste encore à cette tentation ou ces pressions. Si l’Europe atteint le niveau technologique requis elle ne sera plus contrainte de respecter la règlementation ITAR qui contraint les exportations d’armement utilisant des technologies US.

Le paradoxe pour les Etats-Unis est qu’ils ont besoin d’une Europe économiquement forte mais également dépendante d’eux. Il n’est pas question de laisser l’Union Européenne s’éloigner de leur zone d’influence historique et de laisser la Russie reprendre position en Europe. Pour les Etats-Unis l’OTAN est la meilleure organisation leur permettant de mettre les pays européens sous leur protection, ce qui revient à les mettre sous leur dépendance. En achetant des F-35 ou du matériel US, les Européens s’achètent la sécurité.

Les jeux d’influence tous azimuts

En juillet 2020, la pression s’accentue sur l’Allemagne où malgré l’intervention de quatre députés allemands, les Etats-Unis confirment le retrait de 11 500 soldats de bases allemandes, soit 30 % des effectifs de l’armée américaine. Suivent à partir de cette date des attaques en règles pour influencer le vote de la Commission du Budget du Bundestag. Des rapports confidentiels fuitent dans la presse allemande, la Cour des Comptes allemande critique le système de combat aérien, le SCAF est présenté comme étant déjà obsolète.

Finalement, le 23 juin le Bundestag vote le financement pour la définition d’un démonstrateur du SCAF (phase 1B). Les budgets pour le démonstrateur du SCAF, les programmes du MCGS, du MAWS et de la remise à niveau du Tigre ne sont pas votés. Ces projets devront attendre la décision du nouveau gouvernement après les élections législatives de septembre 2021.

Biden se concilie la bonne volonté l’Allemagne qui sait qu’elle ne peut pas s’engager dans une politique officielle de remilitarisation. Le gouvernement allemand préfère payer le prix du parapluie sécuritaire américain, en privilégiant l’acquisition de matériel made in USA sur certains types de contrats. L’abandon par les Etats-Unis de sanctionner l’Allemagne si le gazoduc Nord Stram2 était raccordé au gaz Russe, le maintien et le renfort de troupes américaines en Allemagne, tous ces impacts sur la société civile et les campagnes de presses orchestrées ont très certainement influencé le vote au Bundestag du SCAF.

L’achat de 5 avions de patrouille maritime à Boeing le 23 juin est une autre conséquence directe de cette campagne d’influence mettant probablement fin au programme d’avion de patrouille maritime MAWS Franco-Allemand.

Les stratégies d’influence supposées :

La Chine ne peut pas être désintéressée à ne pas voir le développement de ces politiques de souveraineté et l’arrêt du développement du SCAF. La Chine mise beaucoup sur le développement de son aviation civile par son entreprise d‘état COMAC (Commercial Aircraft Corporation of China) et est consciente de son retard technologique ou du moins sur la certification des avions vis-à-vis de Boeing et Airbus. Un retard ou un arrêt de ses programmes européens ne lui seraient que bénéfiques.

La Russie souhaite sans aucun doute avoir une Europe faible et toutes les actions permettant de briser l’Union Européenne est à soutenir. Les parties politiques Allemands Die-Linke (Extrême Gauche dont l’origine est de l’ex-RDA) et Les Verts/Alliance 90 (Ecologistes) ont un ADN qui n’écarte pas les relances de les mettre sous influence.

Les risques identifiés d’arrêt du programme :

L’Allemagne est une très grande nation respectueuse sous beaucoup de points mais, lorsque ses intérêts priment, a une perception particulière de remettre en cause des accords internationaux conclus. Dans certains cas c’est une vision du multilatéralisme au service d’une forme d’unilatéralisme.

L’Allemagne poursuivra le programme si elle y gagne économiquement. La France n’a pas le choix. Certains blogs français proches des milieux de la Défense ne manquent pas de remarquer que Berlin se garde de bien d’acheter du matériel militaire français en dehors des contrats de coopération.

Le second point concerne les élections législatives allemandes le 26 septembre 2021 qui sont sans aucun doute déterminantes. Si, comme le prédisent certains sondages, les écologistes accèdent au gouvernement, de lourds nuages assombriront l’avenir du SCAF. Nous pourrions voir les accords signés révisés.  Il ne fait aucun doute que des campagnes d’influence sur l’opinion sont mis en œuvre pour orienter et favoriser des résultats qui amèneraient le « couple » franco-allemand dans des dispositions difficiles.

« Qui ignore les objectifs stratégiques des autres princes ne peut conclure d’alliance. » (Sun Tsu – L’Art de la guerre)

L’avenir, l’existence et l’indépendance stratégique de l’Europe sont intimement liés au projet SCAF. Tous les interlocuteurs interrogés sur le sujet ont conscience que si ce programme est arrêté, l’industrie de pointe européenne sera inexistante et totalement obsolète dans 40 ans. Notons cependant que Dassault n’a pas écarté sa capacité à développer de manière autonome un tel type de programme…

Le contexte géopolitique mondial actuel accentue les peurs et l’Europe veut bénéficier de la protection militaire américaine. Cette position ne sert pas la relance politique d’une Europe en manque d’attractivité.

Dernier point, les approches culturelles et sociologiques sont essentielles à la compréhension de son partenaire dans la négociation. Une majorité de la population allemande reste attachée à l’esprit européen de paix de Konrad Adenauer et Robert Schuman. Le cœur stratégique allemand a pour priorité le maintien de la position économique de l’Allemagne au niveau mondial. Les enjeux militaires ne doivent pas affaiblir l’axe central de la reconstruction de la puissance allemande. Or Berlin compte plus sur Washington que sur Paris pour assurer sa défense.

La France joue son avenir et son rang géopolitique sur ce projet en s’appuyant sur la nécessaire puissance économique allemande qui recherche une posture internationale plus forte. L’énoncé de cette phrase montre à quel point la France est dans une position paradoxale qui peut devenir une importante faiblesse géostratégique à terme. La volonté de Paris de se rapprocher de Washington n’ouvre pas de voie de salut de substitution. N’oublions pas que les Etats-Unis ne sont pas favorables à une autonomie stratégique de l’Europe hors de la dépendance sécuritaire de l’OTAN.

Sources :

Alfred Wahl, « L’Allemagne de 1945 à nos jours », Paris, Armand Colin, septembre 2015.

Sun Tsu, « L’Art de la Guerre », Paris, Flammarion, avril 2017.

Thomas Gomart, « L’affolement du monde », Paris, Texto essais, janvier 2020.

Sites web :

https://www.businessfrance.fr/Contents/Item/Display/99845

https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2020/02/10/publication-de-l-edition-2020-du-rapport-annuel-sur-le-commerce-exterieur-de-la-france

https://www.nato.int/nato_static_fl2014/assets/pdf/2020/10/pdf/pr-2020-104-fr.pdf

Les Alliés étalent leurs divergences au sommet de l’Otan | Les Echos

La ministre allemande de la Défense parle d’en finir avec « l’illusion de l’autonomie stratégique européenne » | Zone Militaire (opex360.com)

Entretiens :

Responsables de Dassault Aviation, Airbus, OCCAr.