Existe-t-il une culture russe de la guerre économique ?


Il est toujours utile de se rappeler ses classiques surtout lorsqu’on étudie l’histoire d’un pays aussi combatif que la Russie.

La révolution de 1917 reste la clé pour comprendre la matrice de combat russe en matière de guerre économique. L’émergence d’un pouvoir anticapitaliste dans un pays tel que la Russie qui est à l’échelle d’un continent a modifié la perception des affrontements économiques. Avant 1917, les affrontements économiques étaient associés soit à des problématiques de rivalités de puissance (conquête de territoires, accès à des ressources, contrôle des routes marchandes sur mer ou sur terre), soit à des problématiques de conquête de marché (lutte contre les monopoles, dénonciation des pratiques de dumping), soit à des méthodes illégales d’acquisition d’information (espionnage industriel, vol et détournement de brevets, contrefaçon).

Après 1917, apparait un nouveau clivage. La jeune République soviétique veut renverser le système capitaliste qui domine le monde. Cette stratégie implique dès le départ une dimension de guerre économique dans la mesure où la Russie révolutionnaire n’a pas les moyens matériels de son ambition, ni sur le plan financier, ni sur le plan militaire et encore moins sur le plan économique. Ces faiblesses structurelles ont amené le parti communiste soviétique à bâtir une approche très offensive dans le pillage technique du monde occidental. Contrairement aux affrontements économiques entre États ou Empires, la stratégie de l’URSS était de se donner les moyens de résister aux « assauts du monde capitaliste ». L’urgence consistait à acquérir par tous les moyens la connaissance nécessaire pour combler son retard dans le domaine industriel. La dynamique militante impulsée par les relais de la Troisième Internationale dans les pays occidentaux fut un précieux relai pour faire remonter l’information utile. Cette forme de complicité n’était pas habituelle dans la mesure où des citoyens servaient la cause d’un autre pays pour des motifs d’ordre idéologique.

Cette forme de pratique offensive ouvrit de nouvelles perspectives dans la manière de mener des opérations de guerre économique.

Durant des décennies, le Kremlin a élaboré un modus operandi très diversifié. Les services de renseignement du Bloc de l’Est se livrèrent à un pillage méthodique de nombreuses technologies à usage militaire et civil du monde occidental, comme le révéla par la suite l’affaire Farewell[1].

La dimension prise par cette forme d’agression économique n’est qu’un aspect de la guerre économique que se livrèrent les deux Blocs. Le monde occidental ne se limita pas à une posture défensive. Comme le rappelle l’Historien Georges Henri Soutou[2], les Etats-Unis menèrent aussi une guerre économique offensive contre l’URSS, en particulier au cours de la présidence de Ronald Reagan. A titre d’exemple, la Russie était dépendante des importations de blé et les Etats-Unis commencèrent à en restreindre le volume pour susciter une pénurie à l’intérieur de l’URSS. Ces initiatives indirectes incitèrent les autorités soviétiques à apprendre aussi à se défendre.

La chute du Mur ne mit pas fin à cette prise de conscience. La période de transition sous la présidence de Boris Eltsine fragilisa momentanément la culture russe de guerre économique étant donné l’emprise que les conseillers américains exerçaient sur le nouveau maitre du Kremlin. Mais l’arrivée de Vladimir Poutine a changé la donne. La relance de la politique de puissance russe a réamorcé la dynamique combative du système post-soviétique. La relance du complexe militaro-industriel a incité Moscou à relancer le système de captation de connaissances, mis en place durant la guerre froide. De leur côté, les organes de sécurité russes se sont intéressés dès le début des années 2000 aux différentes expériences menées dans le domaine de l’intelligence économique, en particulier en France. C’est sous la première présidence Poutine que furent posés les premiers jalons d’une politique de sécurité économique au niveau des gouverneurs de région.


[1] Raymond Nart, Jacky Debain, Yvonnick Denoël, L’affaire Farewell, Paris, Nouveau monde, 2013.

[2] Georges-Henri Soutou, La guerre froide de la France, 1941–1990, Paris, Tallandier, avril 2018.


Lire à ce propos l’étude menée par Manar BELFIQH, Roch BURGARD, Jean-Etienne DUBIN-MOUCHOTTE, Marc-Antoine MAES, Thomas LANCRENON, Alban LEGER et Florian PUTAUD, élèves de la SIE 22 de L’Ecole de Guerre Economique.