Les cabinets d’avocats anglo-saxons dans le collimateur des services de renseignement français

Trois questions à Olivier de Maison Rouge.

Avocat

Récemment le Figaro révélait une note des services de renseignement français (DGSI) sur les risques encourus par les grandes entreprises françaises et européennes faisant appel aux cabinets d’avocats anglo-saxons dans le conseil, notamment lorsqu’elles rencontrent des difficultés avec le département de la justice américaine. De quoi s’agit-il exactement ?

Au-delà de la prudence qui s’impose face à ce type d’anathème opportunément sorti dans les médias après que le Président Macron ait été contrarié par Donal Trump (lors de sa venue à Paris en novembre 2018), il convient tout d’abord de se situer sur le plan déontologique, outre la confraternité que j’entends respecter, étant moi-même avocat.

Pour bien comprendre les enjeux liés à la présence des cabinets anglo-saxons sur la place de Paris, il faut revenir aux années de déploiement du plan Marshall, au sortir de la deuxième guerre mondiale, qui a contribué à financer le relèvement et la réindustrialisation de la France. Comme tout porte-avion, ce plan a été accompagné d’une « flottille » destinée à « protéger » cet investissement et développer par conséquent une influence juridique manifeste parmi les bénéficiaires. C’est ainsi que les premiers cabinets anglo-saxons bien identifiés se sont imposés en France.

Il faut rappeler qu’indépendamment de l’esprit qui les animent, ils demeurent rigoureux dans l’application des règles déontologiques. Cependant, c’est précisément dans le détail du respect de cette règlementation que se loge le diable : ainsi, en matière de conflit d’intérêts, tout avocat appartenant à un cabinet anglo-saxon s’oblige à renseigner une base de données mondiale, sur tout client. Ces informations sont substantielles car outre le nom, il s’agit de renseigner la nature du litige, la nature des prestations, les enjeux et intérêts de l’affaire … Ce faisant, de nombreuses informations circulent outre Atlantique, dans le strict respect des principes déontologiques qui en réalité constituent une source de renseignement indirecte.


En France, les avocats sont liés au secret professionnel, aux Etats-Unis, c’est le legal privilege. Est-ce la même protection pour leurs clients qui font appel à des avocats inscrits aux barreaux de New York ou Washington ?

Dans le prolongement de mon précédent propos, l’accès aux informations sensibles, notamment couvertes par le secret professionnel de l’avocat et leur éventuelle communication aux autorités américaines, n’est pas sans interpeler.

D’une part, les données transmises par le canal évoqué auparavant, peuvent être interceptées, mais aussi, pour des raisons de sécurité nationale, être transmises aux autorités. De fait, le legal privilege n’est nullement un secret absolu – comme en France d’ailleurs, bien qu’étant davantage sanctuarisé.

D’autre part, pour certains dossiers sensibles, comme ceux qui ont vu des fleurons bancaires ou industriels français être lourdement sanctionnés, des avocats étrangers viennent directement à Paris et procèdent, sans contrôle ni respect des règles professionnelles, à la collecte d’informations figurant au dossier, et parfois au-delà en matière numérique. De fait, ces derniers, qui sont parfois à Paris pour 48 heures seulement, s’affranchissent délibérément des limites géographiques et obligations déontologiques instituées par les barreaux français ou européens.

Enfin, il faut rappeler que les avocats anglo-saxons sont des « partenaires » de la Justice ; ce faisant, ils doivent coopérer avec les autorités, quand ils n’en sont pas le bras armé. Il leur appartient de communiquer à la justice les éléments à charge et à décharge de leur client. Ils peuvent donc l’incriminer, indépendamment du legal privilege. Cela se rencontre notamment dans le cadre du monitoring (audit règlementaire contractuel) que l’on a découvert avec les deals of justice conclus avec Total, Technip, Alstom, BNP Paribas, … On rencontre le même mécanisme avec les procédures dites de discovery qui permettent de prélever une large masse d’informations.

Il faut encore préciser que la notion de secret professionnel de l’avocat varie d’un état à l’autre, ce qui lui confère une valeur somme toute relative.

Il est encore assez significatif de relever que dans certains états, les procureurs sont élus, après avoir été avocats (en Angleterre, les juges sont des anciens avocats). Il existe donc une forte porosité. De même, on l’a encore vu dans l’enquête russe visant Donal Trump, des avocats peuvent être amenés à témoigner sous serment et, de fait, révéler des informations qu’ils possèdent.


Dans leur réflexion, les juristes européens ont-ils anticipé ces questions d’extraterritorialité des législations américaines ?

Outre les révélations d’Edward Snowden en matière de d’interception et de renseignement électronique à grande échelle, et l’adoption en mars 2018 du Cloud Act américain qui impose désormais à tout opérateur numérique américain de fournir, sur demande des autorités américaines, toute information concernant une US person, où qu’elle se trouve dans le monde – cela en contravention avec les dispositions du RGPD notamment – on assiste à une mainmise assez brutale sur la captation de données de toute nature, et notamment économique.

L’extraterritorialité du droit américain s’appuie sur un autre fondement, qui permet de sanctionner des acteurs économiques non américains, sur la base d’un « lien de rattachement » parfois ténu, à défaut d’être strictement territorial. Cela traduit une forme d’impérialisme juridique, à tout le moins d’hégémonie non consentie (et bien évidemment non démocratique), fort bien étudiée dans le rapport parlementaire Berger-Lellouche.

En la matière, il y a eu un éveil des consciences avec l’affaire ALSTOM dont on mesure encore les derniers rebondissements avec l’ouvrage de Frédéric Pierucci (Le piège américain, JC Lattès). Cette affaire avait précédemment donné lieu à un documentaire édifiant diffusé sur LCP[1] ; il s’en est suivi une commission d’enquête parlementaire et depuis peu une saisine du Parquet national financier.

La France a partiellement riposté avec la loi sur le secret des affaires destiné à protéger les informations stratégiques des entreprises. De même, elle a renforcé le dispositif de contrôle des investissements étrangers (IEF, dit « décret Montebourg »). Elle a créé une délégation parlementaire à la sécurité économique.

Désormais, elle s’atèle à l’élaboration d’une loi visant à contrarier (et sanctionner) les demandes de communication formelles ou informelles, directes ou indirectes, sans coopération, relevant notamment du Cloud act, et plus largement de toute autorité ou juridiction non européenne. Ce serait une nouvelle mouture de la loi de blocage, à laquelle j’ai actuellement l’honneur de contribuer.



[1] « La guerre fantôme » de David Gendreau et Alexandre Leraître