Carrefour, Couche-Tard : la souveraineté économique défendue par Bruno Le Maire a-t-elle des limites ?

Personnes, L'Homme, Drapeau, Nous, Chiffon, Linge

par
Nathalie Tekadiomona

Marketing Communications Lead – Business Development, Brand, PR and Marketing chez Herbert Smith Freehills

Tout a commencé dans la nuit du 12 au 13 janvier 2021 quand l’agence de presse Bloomberg a annoncé, de sources confidentielles, que le groupe canadien Couche-Tard « explorait un partenariat » avec Carrefour pour « un rapprochement ». Les deux protagonistes ont très vite confirmé l’information, en parlant de démarche « amicale », et en précisant que les discussions en étaient encore au stade « préliminaire ».

Aussitôt, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, a fait valoir dans une déclaration publique sur France 5, que Carrefour « était un chaînon essentiel dans la sécurité alimentaire des Français », et qu’il n’était « à priori pas favorable » à ce rapprochement, pour des raisons de « souveraineté alimentaire ».Prise de position qu’il confirme deux jours plus tard sur le plateau de BFM TV, en opposant un « non courtois, mais clair et définitif » à ce rapprochement[1].

Face au veto du gouvernement français, Carrefour et Couche-Tard publient un communiqué de presse commun, mettant fin aux discussions sur un éventuel rapprochement, tout en affirmant souhaiter continuer à examiner des « opportunités de partenariats opérationnels ».La décision de Bruno Le Maire a suscité un tollé auprès des acteurs économiques et l’étonnement au sein de la classe politique canadienne. Le ministre est accusé à la fois de mettre en péril l’attractivité de la France, d’entraver les principes du libre-échange et d’intervenir dans les affaires « privées » des entreprises.

Des réactions légitimes, mais qui peuvent cependant surprendre, car le renforcement du contrôle des investissements étrangers dans les secteurs stratégiques, cristallisé par la crise actuelle, n’est pas une vision franco-française mais bel et bien une réalité économique et politique dans cette illusion de libre-échange où les rapports de force sont frontaux et omniprésents.

Un cadre juridique mondial et défensif sur les investissements étrangers

L’émoi suscité par le possible rachat de Carrefour s’explique notamment par le fait que les Français sont très attachés à la marque et qu’économiquement l’entreprise pèse très lourd. Carrefour « est le premier employeur privé de France, avec près de 100.000 salariés », et le groupe « représente « 20 % de la distribution alimentaire dans notre pays », comme l’a rappelé Bruno Le Maire. Il n’est pas étonnant donc que la France ait souhaité brandir son arsenal juridique pour contrer ce rapprochement.

Déjà initiée par la loi PACTE du 22 mai 2019, la crise sanitaire que nous traversons a amplifié la nécessité de « contrôler » pour mieux protéger les entreprises dont l’activité est jugée clé pour la Nation, comme le disait, le ministère de l’Économie le 29 avril 2020. De nouveaux secteurs stratégiques ont donc été ajoutés à la liste des entreprises « protégées », notamment la sécurité alimentaire, depuis le 1er avril 2020, date d’entrée en vigueur d’un décret du 31 décembre 2019.

Ce cadre juridique s’inscrit aussi dans une démarche européenne et fait suite à l’appel en mars 2020 de la présidente de la Commission européenne demandant « aux États membres de protéger leur sécurité et leur souveraineté économique et de préserver les entreprises et les actifs critiques de l’UE, en particulier dans des domaines tels que la santé, la recherche médicale, les biotechnologies et les infrastructures essentielles à notre sécurité et à notre ordre public, sans compromettre l’ouverture générale de l’UE aux investissements étrangers ».

Dans ce contexte, l’Allemagne a récemment renforcé son contrôle des investissements non européens et a, par ailleurs, bloqué un investissement chinois dans le secteur des télécommunications, invoquant un risque pour « la sécurité nationale ».

L’Europe et la France ne sont pas des cas isolés. Le Royaume-Uni comme le Japon ont aussi renforcé leur contrôle des investissements étrangers, le dernier prévoyait en 2020 notamment « d’abaisser de 10 % à 1 % le seuil de participation dans une société cotée opérant dans un secteur sensible ».

Il en est de même aux États-Unis, chantres du libéralisme, où le CFIUS, (The Committee in Foreign Investment in the United States) examine les projets d’acquisition d’entreprises américaines par des sociétés étrangères. Le comité est présidé par le secrétaire au Trésor, Steven Mnuchin, « réputé en faveur du libre-échange » et ancien cadre de Goldman Sachs.

Le CFIUS a un pouvoir stratégique, politique et économique considérable. Il a la possibilité de bloquer des investissements, au simple motif flou de vouloir « préserver la sécurité nationale ».

Le Canada n’est pas en reste puisqu’en avril 2020 le Gouvernement a publié « un énoncé annonçant que certains investissements étrangers seront soumis à un examen approfondi en vertu de la Loi sur Investissement Canada (la « LIC ») pendant la pandémie de la COVID-19 », et  le secteur de l’alimentation fait aussi partie des 10 secteurs « de biens et de services essentiels ».

Nous pouvons aussi noter que dans le cadre du CETA, accord de libre-échange entre l’Union Européenne et le Canada, qui n’a toujours pas été ratifié par le parlement français, le principe de souveraineté pourra toujours permettre à un État de refuser un investissement étranger. Une fois que l’accord sera promulgué, des discussions « diplomatiques » seront engagées pour comprendre les motivations du refus. (chapitre 8, article 8.9).

Les problématiques du marché confrontées aux impératifs politiques

Pour la classe politique canadienne, le refus du rachat de Carrefour n’est pas compris : cette dernière s’est empressée de réagir en rappelant que le rachat de Bombardier par Alstom « avait été très bien accueilli par le Canada ». Elle estime que Couche-Tard, exploitant d’épiceries et de station-service, très dépendant du marché américain (près de 70% de son chiffre d’affaires en 2020), serait un « très bon repreneur » pour Carrefour.

Mais en 2016, le Gouvernement québécois s’était pourtant ému d’une possible vente de la société Couche-Tard si « les actionnaires ne revoyaient pas leur position et que la société perdait en 2021 ses actions à droit de vote multiple » qui la rendrait opéable, et avait offert son aide pour éviter la vente du « fleuron québécois ».

Pour l’exécutif français, l’enjeu est très important : hors de question de voir s’échapper une entreprise française à quinze mois des élections présidentielles et de revivre l’émoi provoqué par la vente d’Alstom, ainsi que les conséquences sociales qui peuvent en découler, surtout en cas de duel Emmanuel Macron-Marine Le Pen à l’élection présidentielle.

Pour la ministre du Travail, Elisabeth Borne, qui est aussi opposée à ce rachat, le sujet de l’emploi est hautement sensible dans le contexte actuel, puisque Carrefour s’est engagé « à embaucher 15.000 jeunes » en 2021.

Les jeux d’influence autour de la question de la souveraineté

Même si nous pouvons penser que le Gouvernement est dans son bon droit, il est rare d’entendre des voix qui le soutiennent dans le cercle économique.

Pour ce qui est des réactions des principaux acteurs français de cette affaire : Carrefour, par la voix de son PDG, Alexandre Bompard,  qui était resté très discret sur ce mariage avorté, a indiqué le 22 février sur BFM TV que l’argument de la « souveraineté » mis en avant par le gouvernement pour empêcher la vente de Carrefour, « n’était pas le bon ». Il ajoute « la pharmacie, la défense… ces industries-là sont des industries de souveraineté. Ce n’est pas le cas de la distribution ». Quant aux grands actionnaires, qui n’ont pas fait de commentaires, le groupe Arnault et la famille Moulin, ils voyaient dans cette OPA une opportunité de « se délester de leurs participations » coûteuses, mais des porte-paroles influents ont pris le relais.

Pour de nombreux acteurs économiques trouvant leur voix dans la presse économique ou libérale française, Bruno Le Maire a une approche « colbertiste » qui ruine les efforts déployés par Emmanuel Macron mis en avant avec le projet « Choose France », qui avait pour but d’attirer les capitaux étrangers et qui envoie finalement un signal négatif aux investisseurs étrangers.

Pour l’économiste Emmanuel Combe « une politique de souveraineté doit être limitée dans son périmètre et son ambition : quand tout devient stratégique, plus rien ne l’est vraiment », et selon lui le bien « stratégique par essence est le bien militaire ». Ainsi, le veto du gouvernement est « une expression trop expansive de la souveraineté » et il ne manque pas de rappeler que le Canada est un pays « allié » de la France.

L‘organisation patronale, le MEDEF, a trouvé la prise de position du ministre « maladroite », tout en regrettant qu’il ne soit pas laissé une chance au projet. Ces déclarations sont tout à fait audibles dans une économie de marché « réelle » mais qui se heurtent à la réalité géoéconomique des puissances, faite de dominations.

Pourtant l’interventionnisme politique des États est une réalité, qui peut aussi se manifester de manière surprenante.En 2019, l’ambassadeur des États-Unis à Lisbonne, George Glass, s’est opposé à l’OPA du groupe étatique chinois CTG sur Energia De Portugal (EDP), un « producteur d’électricité et la plus importante entreprise du pays ».

Selon Le Figaro, cette intervention extraterritoriale des États-Unis s’explique par le fait que ces derniers « veulent contrer l’influence grandissante de la Chine au Portugal », alors que le fonds activiste américain Elliott s’était aussi positionné pour l’acquisition d’EDP.Cette affaire, pour son cadre extraordinaire, n’est que le reflet de la guerre économique que se livrent la Chine et les États-Unis depuis plusieurs années.

Et pourtant, ce cas n’a pas reçu d’écho en France, où l’on ne semble pas s’interroger sur le rôle des États-Unis dans une opération privée remettant pourtant en cause le sacro-saint libéralisme défendu par nos élites.

Les limites actuelles de l’exercice

Même si nous pouvons nous interroger sur les réelles motivations du Gouvernement quant à ce veto, il est important d’applaudir la prise de position de la France, ne serait-ce que pour son courage. Mais avons-nous vraiment les moyens de cette ambition « souverainiste » ?

Le Gouvernement ne s’est pas opposé à la vente de la prometteuse start-up de cybersécurité Alsid auprès de l’américain Tenable, secteur pourtant hautement « stratégique ». Que devons-nous aussi penser du partenariat de la DGSI avec la société américaine Palantir, qu’on dit « proche de la CIA », et du choix de l’État de favoriser, dans un premier temps Microsoft, au lieu d’une société française ou européenne pour héberger les informations, parfois sensibles, relatives à la santé des français ?

La promiscuité liée à la dépendance que la France a vis-à-vis des Etats-Unis fausse régulièrement notre prpre grille de lecture de puissance. Ainsi, dans le domaine de la lutte antiterroriste, cette dépendance fait passer en priorité le besoin du renseignement accordé par les agences de renseignement américaines aux dépens de la nécessité de contrer les Etats-Unis sur un certain nombre de dossiers économiques vitaux pour le développement de notre pays.


[1] Couche-Tard a indiqué ne pas vouloir renoncer à un « rapprochement » avec Carrefour. Couche-Tard mène déjà une campagne de séduction médiatique pour rassurer les parties prenantes sur ses bonnes intentions.