Aux origines de la guerre de l’information contre Naval Group en Australie

par Guillaume Anjou

Consultant en stratégie #IntelligenceEconomique

Bateau, Marine, Océan, Mer, Sous Marin, Submersible

“La première et la plus vaste question stratégique est de juger correctement du genre de guerre dans laquelle on s’engage.” Carl Von Clausewitz, De la guerre, 1832.

La guerre de l’information par le contenu est un genre de guerre aussi vieux que la guerre elle-même. Cependant la croissance exponentielle et la dimension mondiale de la diffusion de l’information ces dernières années ont constitué un environnement favorable au développement de la guerre informationnelle dans le monde économique, politique ou sociétal. Depuis 2016, l’industriel français Naval Group est sous le feu de cette guerre informationnelle en Australie.

25 avril 2016 : le français Naval Group remporte en Australie le “contrat du siècle”

L’Australie a choisi le Anzac Day, jour qui commémore l’entrée en guerre des troupes australiennes lors de la première guerre mondiale, pour informer l’industriel français Naval Group (ex DCNS), spécialiste dans la défense navale depuis 400 ans qu’il remporte l’appel d’offres pour le plus gros contrat naval de l’histoire australienne. Naval Group avait remis au Ministère de la défense du Commonwealth australien le 27 novembre 2015 sa proposition de conception, un document déclassifié le 10 mai 2018.

Ce contrat de 50 milliards de dollars canadiens, soit environ 35 milliards d’euros, prévoit la construction de 12 sous-marins Shortfin Barracuda, ainsi que le transfert à l’Australie de technologies (ToT Program AICP 2017 p.60) et la mise en place de capacités industrielles . Décrit dans le Defence White Paper 2009, le programme SEA1000 Future Submarine Project doit permettre à l’Australie d’acquérir une capacité sous-marine accrue et améliorée. Prévu dans le cadre d’un partenariat de 50 ans, il doit permettre à l’Australie de développer une filière navale militaire de défense souveraine. 

Trois industriels étaient en concurrence, le français Naval Group, l’allemand TKMS (ThyssenKrupp Marine Systems) et le japonais Mitsubishi Heavy Industries (Mitsubishi/Kawasaki). Le sudédois Saab Kockums, qui avait souhaité participer à cet appel d’offres dès septembre 2014, n’a pas été retenu, bien qu’il fut le constructeur des six sous-marins australiens de la classe Collins (1996-2003).

Pour Christophe Lecourtier, ambassadeur de France en Australie de 2014 à 2017, la France a été choisie pour la qualité technologique de ses sous-marins, ses capacités d’innovation ainsi que pour son concept de “souveraineté” garantie pour l’Australie. Une des particularités du contrat est que l’américain Lockheed-Martin a été choisi par l’Australie pour armer les sous-marins français. Une première pour les deux concurrents, par ailleurs en pleine guerre commerciale en Grèce.

Au lendemain du choix du français Naval Group par le gouvernement de Malcolm Turnbull, plusieurs acteurs économiques et politiques ne l’entendent pas de cette oreille. Ils vont s’engager dans une guerre de l’information pour faire échouer ce partenariat qui doit se concrétiser par la signature de trois contrats d’ici à 2023

François Hollande, alors Président de la République, avait déclaré suite au choix de la France par l’Australie : “Il y a un siècle, ce sont des Australiens qui sont venus pour nous défendre, pour donner parfois leur vie afin que nous puissions être libres. Aujourd’hui, c’est encore l’Australie qui nous fait confiance et nous donne finalement cette coopération, ce partenariat pour cinquante ans.

Nous verrons comment la guerre de l’information menée contre Naval Group va tenter de détruire cette confiance, afin de détruire le contrat dont elle est le socle.

The Scorpene Leak : Les Français savent-ils garder un secret ?

Interviewé récemment, le 25 février 2021, le sénateur australien Rex Patrick déclarait : “Le gouvernement doit avoir un plan B, nous devons avoir un retour de la concurrence dans ce programme. Un appel on ne peut plus clair pour que l’Australie sorte du contrat avec Naval Group. 

Dix ans plus tôt, entre 2011 et 2013, Rex Patrick, alors officier de la marine australienne, reçoit une clé USB contenant 22 400 documents détaillant une partie des capacités militaires des sous-marins Scorpène, fabriqués par Naval Group pour l’Inde. Rex Patrick en fait part au ministère de la défense australien en 2013, sans suites particulières. Trois ans plus tard, quelques semaines seulement après le choix de la France par l’Australie, Rex Patrick décide d’en informer la presse australienne.

Le 24 août 2016, Cameron Stewart, journaliste à The Australian, publie un article sous le titre : “Fuite de documents sur les sous-marins : 50 milliards de perdus si les français ne peuvent pas garder un secret.” Une attaque terriblement efficace pour dégrader la confiance envers Naval Group, et remettre immédiatement en question le bien fondé de ce choix. Une manœuvre qui pourrait aussi déstabiliser l’américain Lockheed-Martin, chargé de l’armement.

Devant l’ampleur de la crise, le premier ministre australien Malcom Turnbull doit intervenir personnellement pour sauver le contrat avec Naval Group en déclarant : “Le sous-marin que nous allons construire avec les Français est totalement différent du Scorpène conçu pour la marine indienne.

Plusieurs hypothèses ont été émises concernant l’origine géographique de la fuite entre la France et l’Inde, mais également sur la nature des auteurs : concurrents, services secrets d’un Etat, fuite d’un agent interne, … ? Le saura-t-on un jour ? Ce que nous savons en revanche, parce que nous pouvons l’observer, c’est que ce type d’information sensible peut-être conserver plusieurs années pour être utilisé le moment opportun comme une véritable arme dans la guerre économique. Ici à quelques semaines de la signature du premier contrat entre Naval Group et l’Australie. 

Submarine Fiasco ? : la publicité au service de la guerre informationnelle

The Australian, 13 septembre 2016, pp. 6 et 7. 

Le 13 septembre 2016, un groupe d’hommes d’affaires australiens conduit par Gary Johnston (Jaycar Electronics) finance la publication d’une page de publicité dans le magazine The Australian. Publication qui ne manqua pas de susciter des débats le jour même dans les médias australiens. The Australian est un journal très influent, lu par l’élite politique et le monde des affaires. Cette publicité, intitulée “Submarine Fiasco ?”, n’est pas qu’un réquisitoire ou l’expression d’un point de vue argumenté contre le choix de Naval Group par le gouvernement australien. 

C’est en réalité une manœuvre de déstabilisation par l’information, une opération d’influence qui a pour objectif de créer un a priori négatif dans l’opinion publique. Sur le plan politique d’une part, en déstabilisant le gouvernement australien et sur le plan économique d’autre part, en déstabilisant l’industriel Naval Group.

Notons que le contenu de cette publicité avait déjà été publié le 11 août 2016 sur un tout nouveau site web nommé Submarines for Australia. C’est en août également que Rex Patrick informa la presse concernant le “Scorpene Leak”. Bien que le texte ait depuis été supprimé du site web, une version consultable ici subsiste sur le site web archive.org. La page d’archive n’étant pas très lisible (un peu mieux en passant par le code source), nous avons reproduit l’intégralité du texte en annexe de cet article. 

Derrière l’apparence d’une présentation factuelle et argumentée donnée par une liste à puces sous le titre “Pourquoi ?”, ce sont en réalité des informations beaucoup plus suggestives et subversives qui sont véhiculées. Cette part d’informations suggestives est dispersée au milieu d’informations factuelles pour les faire passer pour des “faits” alors qu’il s’agit “d’opinions”. Cela n’a d’autre but que d’influencer le lecteur à son insu, le cerveau pensant qu’il lit une liste de faits… Le véritable message que veulent faire passer les auteurs est éparpillé dans le texte, afin qu’il se reconstruise a posteriori dans l’esprit des lecteurs.     

Lorsque les auteurs évoquent “un geste patriotique pour justifier leur opération publicitaire, ils se positionnent comme sauveurs de la nation. Tout en établissant l’idée qu’un péril pèse sur la nation. 

Lorsqu’ils ajoutent à cette présentation “Les noms des personnes qui ont commencé cela apparaissent ci-dessous. Nous n’avons rien à cacher.” Ils invitent les lecteurs à choisir leur camp en rejoignant ceux qui n’ont rien à cacher et qui agissent dans la lumière contre ceux – le gouvernement et Naval Group – qui ont des choses à cacher et agissent dans l’ombre. 

Lorsqu’ils annoncent que le but de la publication est « d’embarrasser le Ministère de la Défense et le gouvernement pour qu’ils se montrent clair”, ils disent en réalité que le gouvernement cache la vérité aux citoyens, et on a rarement de bonnes raisons de cacher les choses.

Lorsqu’ils affirment que l’Australie a besoin d’une flotte de sous-marins mais qu’il serait “sensé de l’acheter à un fournisseur fiable, qui garantira à la fois la livraison et sera sans aucun doute au moins 30% moins cher”, cela est purement subjectif et subversif et ne sert qu’à faire passer l’idée que Naval Group n’est pas fiable, trop cher et qu’il ne tiendra pas ses engagements.  

Le clou du spectacle est sans aucun doute cette séquence : “Ask yourself: Why would the Government do this? We think that we know the answer” ; “Posez-vous la question : Pourquoi le gouvernement ferait cela ? Nous pensons que nous connaissons la réponse.” Bien entendu, sans donner cette mystérieuse réponse pour laisser le lecteur imaginer tout et n’importe quoi, et surtout le pire. 

Les informations, plus ou moins justes, qui constituent le reste du document ne sont là que pour servir de prétexte au véritable message des auteurs : Naval Group est un fournisseur trop cher et non fiable qui met en péril l’Australie. Le gouvernement l’a choisi pour de mauvaises raisons tenues secrètes mais que nous auteurs connaissons. Il est du devoir de tout citoyen de nous rejoindre dans cet engagement patriotique, afin qu’ensemble nous fassions échouer cet accord pour le salut de l’Australie.    

Submarines for Australia publiera 8 rapports contre Naval group entre septembre 2017 et octobre 2020 pour influencer les sphères politiques et économiques ainsi que l’opinion publique. Dans la version actuelle de leur site web, Submarines for Australia se présente comme un mouvement citoyen et mentionne seulement le nom de Gary Johnston. Les noms des hommes d’affaires mentionnés dans le “Submarine Fiasco ?” n’y figurent plus.   

Cette opération d’influence contre Naval Group n’a jamais été référencée ni documentée en ligne, nous avons remonté la piste jusqu’à cette publication depuis les archives internet du site Submarines for Australia. Taper “Submarine Fiasco ?” dans google ne vous donnera aucun résultat, pas plus que “Submarine Fiasco ?” AND “Naval Group”. Cette opération d’influence est pourtant majeure en ce qu’elle a établi les grands axes de la guerre de l’information menée contre Naval Group depuis les cinq dernières années.  

30 septembre 2016 : Naval Group signe son premier contrat avec l’Australie

ince) this original announcement is astonishing.

Ces attaques informationnelles ne parviennent cependant pas à empêcher la signature du premier contrat de Naval Group avec l’Australie le 30 septembre 2016. Ce “Design and Mobilisation Contract” lance la première phase de la mission de Naval Group autour du design des futurs sous-marins. Deux mois plus tard, le 20 décembre 2016, un nouvel accord est signé pour encadrer le transfert des compétences, des connaissances et des technologies de pointe françaises au gouvernement australien et à l’industrie australienne.

Rex Patrick, sur l’échiquier politique, et Gary Johnston, sur l’échiquier économique, ont posé les bases de la guerre informationnelle contre Naval group en Australie. Une guerre qui ne cessera de s’intensifier (quantité de contenus), de se complexifier (nouveaux acteurs) et de se diversifier (type de contenus) autour des trois axes majeurs contenus dans le “Submarine Fiasco ?” : le prix, les délais et la part de sous-traitance australienne.

Près de cinq ans après le début de cette guerre de l’information, le journaliste Alain Austin annonçait le 01 mars 2021 dans un article publié dans l’Independent Australia que le contrat avec Naval Group “avait sombré et ne devrait pas refaire surface.” Une fausse information relayée par plusieurs médias : Defense World, Le courrier du soir ou encore Navy recognition

Quelques jours plus tard, le 04 mars, un article annonçait quant à lui que le contrat allait subsister, mais en reprenant les éléments de base de cette guerre informationnelle, pourtant largement infondés et démentis par Naval Group : ”Le gouvernement Morrison est au bord d’une percée avec son programme de sous-marins de 90 milliards de dollars, en difficulté après des mois de négociations tendues avec la société française Naval Group sur les explosions de coûts, les retards et les exigences de sous-traitance locale.

Annexe : Texte intégral de la publicité “Submarine Fiasco ?”

Submarine fiasco ?

On April 26 this year, the Turnbull Government announced that the French shipbuilding consortium, DCNS were awarded the rights to design and build our next diesel (piston) submarine in Adelaide. It appears that they have not actually drawn up a design or signed a contract yet, just made an announcement. 

Even though the April 26 announcement was fairly vague (and it appears there have been no further press releases or updates since) this original announcement is astonishing.

Why?

  • Right now, there is not one operational French Barracuda submarine in service. The first version is still in a shipyard, yet to be launched. Sea trials and operational work up will take years.
  • That submarine is nuclear powered, not diesel
  • The boat that the Australian Government has chosen is a version of above retrofitted and re-designed with a diesel piston engine. As far as we can tell no–one ever in the history of submarine construction has tried to convert a nuclear submarine to a diesel one.
  • As you can imagine, the lead time to make this version is open-ended. There has been no estimate in the April 26 press release to give a timeline. It is therefore quite likely that under this scenario, Australia will not have an operational submarine fleet in this hiatus.
  • They could have chosen a workable state-of-the art existing diesel submarine from either the Germans or the Japanese but chose a very complicated option.
  • This is horrifyingly reminiscent of the “Seasprite” helicopter fiasco when we tried to make an ASW (Antisubmarine Warfare) helicopter from airframes that had been in the Arizona desert since the ‘60’s. The exercise was aborted after we spent $1400 million ($1.4 billion). They never entered service in Australia. This time we are looking at a $50 billion dollar experiment with frightening parallels to the Seasprite fiasco.
  • By the time all of this pans out, everyone else will undoubtedly have a nuclear attack submarine fleet. Putting a diesel piston submarine against a nuclear one is like putting a piston/propeller fighter up against a modern jet. We will be condemning our sailors to their graves.
  • Ask yourself: Why would the Government do this?
    We think that we know the answer.

What we need to do:

It is clear that if the Government goes ahead with the Diesel Barracuda idea the design phase will take so long that deciding to make the submarine in Adelaide is meaningless. The workforce will have dissipated by then.

If it turns out that we wake up to ourselves and decide to buy nuclear powered submarines for our future fleet, then building them in Adelaide will be impossible.

The Governments own estimates are that building the submarines in Adelaide will create 2800 jobs. This is a very small figure compared to what it would cost, i.e. $50 billion.

It would be far cheaper to subsidise the car industry and keep 10’s of thousands of jobs and skills in Australia – and not just Adelaide.

We definitely need a submarine fleet, but it makes real sense to buy them from a reliable supplier, who will both guarantee delivery and undoubtedly be at least 30% cheaper.

Right now, in a time of relative peace, we may naively think that military hardware is no longer a sound investment, but over the next 50 years, (and this is the time span we are talking about) the likelihood of conflict is great. We are only one catastrophe away from armed conflict. Just look at the Spratly Islands right now.

Debate over Defence matters generally does not excite the public or the media. This must change. It is far, far too serious an issue to not have full public coverage and disclosure of this.

Australia has had a policy of forward defence for well over 100 years. This policy has served us well and the forward defence that a submarine affords us is a sound continuation of that.

Who are we?

This ad has been placed by a number of concerned businessmen some of whom have paid for it as a patriotic gesture. We hope to run the ad a number of times to embarrass both the Defence Dept and the Government into “coming clean” over this matter. We are not affiliated with any political party nor do we represent any military contractor.

The names of the individuals who have started this appear below. We have nothing to hide.

– Gary Johnston (Spokesman, Sydney)

– Dick Smith (Sydney)

– John Singleton (Sydney)

– Boyd Munro (Dunblane)

– John Tait (Bendigo)

We encourage your feedback (however the website is still in an embryonic stage).

Please visit submarinesforaustralia.com.au and let us know what you think.