La plateforme Yuka, menace disruptive ou opportunité pour l’industrie agro-alimentaire ?

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par Sylvia Grollier

Co-fondatrice & associée d’entreprises ? Experte en didactique & en Intelligence Stratégique.

« Avec Yuka, j’ai le sentiment d’avoir un rôle à jouer et de moins subir le pouvoir des industriels », « App d’utilité publique et capable de faire plier certains industriels, Yuka est indispensable ! ». Ce ne sont pas les paroles d’une ONG mais de Julie Chapon, co-fondatrice de Yuka, qui tient ses propos sur France 24 en octobre 2018.

Yuka, une SAS française qui a lancé une application de scan Food, dont la première version date de 2017, compte aujourd’hui plus de 5 millions d’utilisateurs mensuels en France et s’est déployée à ce jour dans 12 pays. Acteur d’influence dans la société civile, cette start-up, est-elle pour autant une menace disruptive pour les industriels ? Yuka peut-elle mener la guerre économique et stratégique ?

Le petit poucet s’invite sur l’échiquier concurrentiel et fait influence.

En faisant son entrée sur l’échiquier concurrentiel du marché de l’agro-alimentaire et de la grande distribution, le petit poucet a pris une place jusque-là inoccupée, agrégeant de multiples atouts stratégiques : réponse aux besoins de sécurité des consommateurs (1), puissance et fonctionnalité de l’outil numérique (dans un monde toujours plus connecté), image de confiance issue de la société civile à la recherche de fiabilité et d’indépendance.

À cela vient s’ajouter un axe stratégique déterminant, sa prise de pouvoir sur la donnée, dans un monde où la data est un levier de puissance, à l’ère du capitalisme cognitif (2). Tous ces ingrédients ont permis à Yuka d’asseoir une réelle position stratégique, d’autant qu’elle se pose en gendarme des industriels en élaborant son propre système d’évaluation des produits et son référentiel sanitaire. Ce faisant, elle devient dès ses débuts, un levier de gouvernance autonome qui se passe de l’État et de la sphère économique, dans un espace juridique ouvert et non contraignant.

YUKA une menace réelle ou une opportunité ?

Si les acteurs de la sphère agro-industrielle sont au départ en mauvaise position face à la jeune pousse, ils parviennent peu à peu à inverser le rapport de force, en occupant l’espace informationnel tout en entravant le rythme du petit poucet.

Il est pour ce faire intéressant de décrypter les techniques d’encerclement cognitif utilisées par ces acteurs face à la menace YUKA, pour maintenir, regagner, accroître leurs positions stratégiques.

Stratégie d’encerclement face à la menace Yuka

  • Se montrer coopératif et occuper l’espace informationnel

A partir de 2016, les lobbyistes se font remarquer en tentant d’influencer la nature et le format d’affichage du Nutri-Score, et de retarder sa mise en place, ainsi que celles des directives européennes en la matière. Une initiative pourtant impulsée par le gouvernement français, à partir de 2017 dans le cadre de la loi de modernisation du système de santé. Gommant peu à peu cette posture défensive, ces représentants d’intérêts parviennent à construire une image plus coopérative, en relayant ses messages par sa base médiatique. Un tissage de toile médiatique, qui devient de plus en plus occupationnel, porté par les représentants des grandes enseignes ou de leurs responsables marketing et innovation s’exprimant dans les médias qui recourent à des discours positifs à l’égard de Yuka, comme l’ancien président-directeur général du groupement coopératif Système U, Serge Papin qui se félicite que ce type d’initiative favorise la reprise en main du consommateur sur le choix de ses produits.

Au niveau de la sphère politique, la même dynamique est initiée par l’association nationale des industries alimentaires (ANIA), avec Num-Alim une plateforme numérique de données sur les produits alimentaires. « Un projet collectif et global pour répondre aux enjeux de transparence et de valorisation des démarches de qualité dans l’ensemble de la filière ».

Cette coopération affichée des industriels et des distributeurs, concourt à reconstruire une image ternie par de nombreux scandales ayant touché la sphère agro-alimentaire (crises sanitaires, marges importantes au détriment des producteurs, produits phytosanitaires…). L’objectif est d’enrayer la crise de confiance des consommateurs. Pour ce faire, ils utilisent dans leurs discours les mêmes leviers que Yuka : redonner le pouvoir au consommateur, jouer la carte de la transparence, se préoccuper de la santé et de l’environnement. En faisant gouvernance avec la sphère politique dans ce projet, ils tentent d’installer leur place stratégique dans le processus décisionnel et informationnel.

Ainsi, tout en occupant l’espace médiatique destiné à redorer leur image, les acteurs de la sphère économique vont chercher à renverser le rapport de confiance des consommateurs envers Yuka.

  • Renverser les rapports d’image en déplaçant l’incertitude

Deux axes peuvent être identifiés : attaquer la fiabilité et attaquer l’indépendance de Yuka.

Les acteurs de la sphère économique dans les médias pointent le caractère perfectible du système Yuka (rapport poids/calorie, consommateur modificateur de la base…).

L’entrée en 2018 des industriels dans l’implémentation de la base de données de YUKA semble aussi de nature à déstabiliser le rapport de confiance instauré avec le consommateur en créant de la dissonance cognitive (indépendance versus entrée des industriels). Pourtant, Yuka s’attache de plus en plus à défendre son image d’indépendance et de contrôle, et l’affiche clairement sur son site : « nous collaborons aujourd’hui avec de nombreuses marques et groupes industriels sur la transmission de données produits. Ces informations correspondent à celles obligatoirement inscrites sur les étiquettes des produits : il n’y a donc aucun conflit d’intérêt ».

Parmi les articles « offensifs », un article dans Libération dans la rubrique CkeckNews.fr « Yuka est-elle une application publicitaire déguisée ? » pointe la prévalence des produits carrefour lors du processus de suggestions, permettant d’accéder à des références de la même gamme mieux notées par Yuka. Toutes ses actions, directes ou indirectes, ont pour effet de décrédibiliser l’application, et contraignent Yuka, lors de ses interventions de communication, à se justifier plutôt qu’à porter son produit. Ceci renverse le rapport de force. Yuka passant d’offensif envers les industriels, et portant les attaques, à défensif afin de préserver son image.

  • Utiliser le droit comme arme de guerre économique

Créer l’incertitude, amener le consommateur à la défiance… les condamnations ont en général un effet négatif sur l’opinion. Le 5 Mars 2020, le tribunal de Versailles ordonne dans une décision en référé, la condamnation de Yuka pour dénigrement et pratiques commerciales déloyales et trompeuses, ainsi qu’à une amende de 3000 euros à verser à la FIAC, fédération des industries des aliments conservés, pour avoir rédigé sur son blog un article incriminant les boîtes de conserve en aluminium et leurs conséquences sur la santé. Cette condamnation, largement relayée dans les médias vient fissurer l’image loyale du « gendarme » qui a fondé le succès de la marque, d’autant que la perte d’informations issue du processus médiatique peut aisément amener le consommateur à penser qu’il s’agit de la fiabilité de l’application qui est en question.

Si l’encerclement cognitif permet à la sphère économique de regagner sa position sur l’échiquier il n’en reste pas moins qu’il faut regagner l’axe stratégique perdu : la donnée.

  • Contrôler la donnée

En intégrant les bases de données de l’application, même dans un champ restrictif (report des étiquetages sur les emballages), les industriels intègrent la base de données de YUKA.

  • Constituer sa propre base de données

L’enjeu est plus grand, les industriels prennent la main avec l’ANIA au travers de Num-Alim à partir de 2018 qui se veut « la 1ère plateforme numérique de données ouvertes, fiables et exhaustives sur les produits alimentaires ».

Si cette initiative permet la constitution d’une base de données, faut-il encore qu’elle soit plébiscitée par le consommateur pour sa consultation, en outre, la question de l’indépendance semble faire obstacle pour convaincre la sphère civile. Une création de base de données ne peut être impactante stratégiquement que si elle est couplée à une force de diffusion, et à ce jeu-là, c’est encore Yuka le meilleur !

Et le 5 septembre 2018, l’enseigne U lance sa propre appli, Y a quoi dedans, une application notée 3,8 dans l’Apple Store quand Yuka obtient une note de 4,7 sur 5.

Pour autant YUKA est-il un disrupteur économique ?

Michel-Édouard Leclerc, président-directeur général de l’Association des Centres Distributeurs, estime que même si ce type d’application oriente la demande des consommateurs, l’effet sur la consommation reste minime.

Du coté des chiffres et des profits, les géants de l’agroalimentaire continuent leurs bénéfices impressionnants.Leur structuration en agglomérat de marques leur permet d’amortir des baisses de ventes sur un produit ou sur une de leurs marques. Ils s’adaptent également aux déplacements du marché vers des produits plus sains et bio, en rachetant les marques répondant à ces enjeux, ce qui leur permet de garder leur position stratégique. « Manger » la menace pour en faire un avantage concurrentiel fait partie de leur stratégie de guerre économique.  Nous pouvons citer en exemple le rachat de la marque Michel et Augustin par Danone en 2019 ou encore des yaourts biologiques, initialement « les deux vaches » par le groupe Lactalis lequel conclut en juillet 2017 un accord avec Danone, pour la vente de sa filiale américaine Stonyfield Farm.

Faire de la menace une opportunité pour innover et veiller.

Il n’est pas rare que les acteurs du domaine agroalimentaire demande à Yuka son avis pour la mise en place de certaines recettes sur le marché. Coller au plus près des attentes, mieux comprendre le fonctionnant de Yuka est un bon moyen pour s’adapter à la menace, à ses évolutions, recueillir des informations pour un jour déployer ses propres outils… Prendre appui sur Yuka peut donc être, pour qui comprend les règles du jeu, un levier de croissance et d’innovation comme le souligne l’étude d’impact menée par le cabinet KIMSO.

Pour conclure, si Yuka ne semble pas une menace disruptive économiquement, il n’en demeure pas vrai moins que cette start-up qui a le vent en poupe, très médiatisée, peut être disruptive cognitivement, en portant dans la sphère civile la puissance et les intentions d’une ONG. Face à ce nouvel entrant, les acteurs de la sphère économique se sont progressivement adaptés à la menace en jouant sur la coopération, l’affrontement et les espaces d’opportunités. La force de Yuka résidera sans doute dans sa capacité à conjuguer la croissance de son modèle économique exigeant en apport et en renouvellement de sa base de données, tout en en maîtrisant le contrôle.

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Notes

1- 72% des Français n’ont plus confiance dans leur alimentation. Ils n’étaient que 60% en 2000 et 25% à 1995.

2- Yann Moulier-Boutang, L’Abeille et l’Économiste, Paris, éd. Carnets Nord, 2010.